Le son du maintien - L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006

 

Société

Questions à

Depuis trente ans, Bernard Ennuyer lutte pour donner aux aînés la possibilité de rester chez eux, malgré les difficultés. Campé sur cette véritable « position éthique », le sociologue déplore l'absence d'une politique de maintien à domicile digne de ce nom...

Comment a évolué le soutien à domicile des personnes âgées dans votre secteur d'intervention depuis trente ans ?

Deux mouvements contradictoires coexistent. Tout d'abord, je préfère le terme de « maintien à domicile ». Certains y voient une notion de contrainte, moi je le comprends comme « tenir par la main ». Il s'agit de permettre à tous ceux qui le souhaitent de garder leur place chez eux et dans la société. Il s'agit de conserver, de maintenir les choses en l'état, pour autant que les gens le désirent. Le maintien à domicile, c'est une position éthique : il faut permettre aux gens de garder la place qu'ils souhaitent, où ils veulent, même s'ils sont vieux et connaissent des difficultés de vie quotidienne. Et la plupart des personnes âgées ont envie de rester chez elles. En tout cas en France, puisque les positions sont un peu différentes dans d'autres pays européens. En fait, l'idée du maintien à domicile fait son chemin et a fait son chemin depuis le rapport Laroque en 1962. L'idée que les personnes vieillissantes ont le droit de rester chez elles, de garder leur place. L'idée qu'il faut écouter les gens dans ce qu'ils veulent, qu'ils ont le droit de faire des choix, même s'ils vieillissent, même s'ils ont des difficultés. Ces idées se sont pas mal diffusées !

Cependant, dans la réalité, il n'existe pas vraiment de politique du maintien à domicile digne de ce nom, avec des moyens appropriés, tant sur le plan humain que financier. C'est ce que révèle le rapport de la Cour des comptes de novembre 2005. On ne peut pas dire que les moyens soient moindres, mais le développement de l'aide et des soins à domicile n'est pas à la mesure des besoins. Et, sur ce point, tous les professionnels qui travaillent dans ce champ sont d'accord.

Et d'une façon plus générale en France ?

C'est la même chose en France d'une façon plus générale. L'idée du maintien à domicile est acceptée mais les moyens ne sont pas à la hauteur de la réalité des besoins. C'est ce que montre bien le rapport de la Cour des comptes, qui est un rapport national. Par exemple, l'allocation personnalisée d'autonomie (Apa) ne solvabilise, d'après nos calculs, qu'environ 30 % du besoin d'aide à domicile !

Que désirent, selon vous, les personnes âgées aujourd'hui ?

En trente ans, le désir des personnes âgées s'est relativement affirmé. Cette idée du maintien à domicile est passée aussi dans le grand public. Les gens sont davantage capables de dire qu'ils veulent rester chez eux. Et, globalement, ils le disent. Ils se sentent le droit de le dire. Et, notamment, les femmes qui sont et seront de plus en plus nombreuses dans ces classes d'âge. Ce phénomène n'est pas dissociable d'ailleurs de l'évolution des femmes en général, de leur prise de parole. Et comme on le sait, le vieillissement, surtout seul (à cause du différentiel d'espérance de vie entre les femmes et les hommes), est avant tout une affaire de femmes. Les hommes, qui meurent souvent les premiers, ont généralement des conjointes et ce sont les femmes qui sont seules par la suite. D'ailleurs, notre service d'aide à domicile du XVIIe arrondissement à Paris compte 90 % de femmes sur les 1 200 personnes suivies, dont 200 bénéficient aussi des soins à domicile.

Quelles difficultés rencontrent actuellement les professionnels qui interviennent au domicile ?

En premier lieu, c'est la non-reconnaissance sociale. Elle est évoquée avant la revendication sur la rémunération. Et c'est surtout valable pour les aides à domicile, qui sont mal considérées. Les infirmières le sont un peu mieux. C'est la commisération des autres quand on dit qu'on s'occupe des vieux.

Mais nous sommes confrontés également à un problème de formation. Cette dernière est avant tout technique à l'heure actuelle, alors que le relationnel occupe une place prépondérante dans les métiers de l'aide et du soin. Il ne suffit pas de bien faire la cuisine ou la toilette, il faut aussi savoir entrer en relation avec des personnes fragiles. Les personnels ne sont pas suffisamment sélectionnés en fonction de cette aide relationnelle. La technique est beaucoup trop valorisée.

Les professionnels sont donc mal payés, mal formés. La formation actuelle est trop technique et pas assez relationnelle alors qu'il faudrait vraiment une double compétence. On sacrifie le relationnel au technique, on valorise trop le technique si bien que la personne aidée devient trop souvent un objet de soin, alors qu'elle doit rester, avant tout, un sujet !

Le maintien à domicile dans de bonnes conditions coûte cher et toutes les familles ne sont pas toujours en mesure de faire face à ces dépenses...

Oui, l'une des limites du maintien à domicile, c'est l'argent ! L'état de santé n'est pas une limite. En effet, un état pathologique aigu relève bien entendu de l'hôpital, premier maillon du maintien à domicile. Et les personnes âgées doivent aller à l'hôpital quand elles en ont besoin. L'hébergement temporaire et les séjours de vacances constituent aussi des maillons du maintien à domicile.

En revanche, une personne souffrant d'un état pathologique chronique invalidant peut rester à domicile avec une présence plus ou moins importante. Une vieille dame atteinte d'une détérioration des fonctions intellectuelles peut parfaitement rester chez elle dans ces conditions, c'est-à-dire avec une garde de jour et une garde de nuit. Cette garde permanente 24 heures sur 24 coûte 5 200 euros par mois et une partie de ces dépenses bénéficie d'une exonération d'impôts. Mais, il s'agit ici d'un cas extrême.

Une personne seule avec une incapacité physique permanente très importante demande environ quatre heures d'aide par jour si on veut assurer le petit-déjeuner, le déjeuner, le dîner, ainsi que la toilette et l'habillage. Or l'allocation personnalisée d'autonomie (Apa) couvre aujourd'hui dans le meilleur des cas deux heures.

En conséquence, soit la personne ou sa famille peuvent payer les deux heures qui restent (correspondant à une dépense d'environ 1 000 euros par mois), soit elles ne le peuvent pas. S'il n'y a pas assez d'argent, ces personnes restent à leur domicile, mais dans des conditions inacceptables. La première limite est donc financière.

Voyez-vous d'autres limites au maintien à domicile ?

Une autre limite provient d'une certaine intolérance ou souffrance des familles. Certains enfants ne supportent pas la maladie et notamment la détérioration mentale de leur parent. Ils déclarent être obligés de s'occuper de leur parent mais avouent la difficulté de cette tâche. Dans ces conditions, l'entrée en institution représente une sorte de mise à distance. Le maintien à domicile implique aujourd'hui un transfert de charge très important à la famille et notamment aux femmes, « pivots de l'aide ». Et la charge matérielle, physique, peut être très, voire trop lourde. Sans parler de la charge psychique, celle que les enfants vivent encore plus mal, celle dont ils parlent le plus car il n'est jamais facile de voir ses parents mal vieillir. Dans certaines situations, l'hébergement représente donc la meilleure solution pour tout le monde, ou la moins mauvaise. Et là, ce sont certainement les petites unités de vie, comme les maisons d'accueil en milieu rural, les domiciles collectifs, qui constituent une solution sans doute plus acceptable que les grands établissements d'hébergement.

profil

Bernard Ennuyer

Sociologue, Bernard Ennuyer dirige depuis une trentaine d'années une association de soutien à domicile dans le XVIIe arrondissement de Paris, baptisée « Les Amis service à domicile ». Cette double identité lui permet d'analyser et de poursuivre, sans relâche, son action de terrain pour permettre aux personnes âgées de vivre à leur domicile le plus tard possible.