Le Subutex® mis à l'index - L'Infirmière Magazine n° 217 du 01/06/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 217 du 01/06/2006

 

toxicomanie

Enquête

Dix ans après la mise en place des produits de substitution, leur efficacité dans la prise en charge des toxicomanes n'est plus à prouver. Certaines dérives conduisent toutefois aujourd'hui le gouvernement à vouloir limiter l'accès au Subutex®.

Le 10 janvier dernier, la Commission nationale des stupéfiants émet un avis favorable au classement du Subutex® comme stupéfiant. Proposé par le président de la Mildt (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), ce classement suscite remous et polémiques auprès des associations, acteurs et intervenants en toxicomanie. Alors que dix ans ont passé depuis la mise en place des deux produits de substitution, méthadone et buprénorphine (Subutex®), leur efficacité n'est plus à prouver. Ces traitements ont réduit sensiblement le risque d'overdose et le nombre de contaminations par le virus du sida. Selon l'Anaes (Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé), les décès par overdose ont été divisés par 5 entre 1994 et 2002 et près de 3 500 vies ont été sauvées entre 1996 et 2003. 50 % des patients ont une meilleure situation sociale et 3 patients sur 4 estiment « s'en être sortis » ; enfin, plus de 2 sur 3 déclarent une meilleure qualité de vie.

Pourtant, le succès n'est pas total. La buprénorphine et ses multiples dérives sont au coeur de la polémique : commerce illégal vers les pays qui n'ont pas accès aux produits de substitution, trafic de rue et détournement de l'usage du produit avec des injections aux conséquences dramatiques.

Retour en arrière ?

Autant d'éléments qui conduisent la Mildt et l'Académie de pharmacie à vouloir limiter l'accès au Subutex® en le classant comme stupéfiant. Mais, cette proposition effraie les associations d'usagers et les professionnels de santé. « Si le Subutex® devient un stupéfiant, les conditions de stockage et de délivrance seront plus complexes. Certains pharmaciens et médecins arrêteront de le délivrer et de le prescrire. Cela serait un véritable retour en arrière : l'accès à la substitution serait réduit », estime Éric Labbé, responsable de la commission drogues et usages au sein d'Act-Up Paris, tout en étant conscient des réelles dérives du Subutex®.

Élisabeth Rossé, psychologue au centre de prise en charge de toxicomanes de Marmottan, n'ignore rien du marché parallèle : « Le cachet est vendu entre 2 et 5 Euro(s) sur le marché noir, la plaquette entre 10 et 20 Euro(s). Les bénéficiaires de la CMU ont la gratuité totale sur ces produits. Ils s'arrangent pour avoir plusieurs ordonnances et revendent les cachets sur le marché noir. » Quand l'héroïne se vend jusqu'à 100 Euro(s) le gramme, le Subutex® devient une drogue à la portée de toutes les bourses et le trafic se généralise. Certains quartiers (Goutte d'Or à Paris, Cours Julien à Marseille...), sont connus pour leurs dealers de Subutex®. Il n'est pas rare d'y voir traîner des boîtes vides sur le trottoir. Et c'est bien là le danger. « Quelqu'un qui n'a jamais pris d'héroïne et qui prend un cachet de 0,4 mg va planer de suite, explique la psychologue. Cela reste un opiacé, avec tous ses dangers. » Mais, si certains détournent ce produit pour retrouver les plaisirs de la drogue, le trafic de rue permet aussi à certains toxicomanes d'avoir accès à la substitution : les plus précaires, sans couverture sociale, et ceux qui n'ont pas encore décidé de décrocher. « Certains héroïnomanes arrivent à gérer leur consommation en s'approvisionnant dans le marché de rue en Subutex® : quinze jours d'héroïne, quinze jours de Subutex®. Cela évite qu'ils tombent dans une toxicomanie aiguë », observe Éric Labbé.

Trop cher pour la Sécu !

Autre dérive : le détournement de l'usage du produit. Selon les études, 10 à 40 % des toxicomanes consommateurs de Subutex® se l'injecteraient. « Le Subutex® contient de l'amidon de maïs afin qu'il fonde sous la langue. S'il est pris en sniff, l'amidon se dépose sur les bronches. En shoot, il bouche les veines et crée des abcès importants pouvant entraîner une amputation des doigts ou de la main », explique Élisabeth Rossé. On arrive à des situations aberrantes, comme le souligne le Dr Cagnet, psychiatre au Lac d'Argent, un centre de soins pour toxicomanes à Annecy : « Les toxicomanes prenant du Subutex® détourné demandent de la méthadone comme produit de substitution au Subutex® ! ».

Si ces dérives ont incité la Mildt à demander le classement en stupéfiant, le coût du remboursement du Subutex® par l'Assurance maladie a aussi pesé dans la balance. Dans le contexte du déficit abyssal de la Sécu, le Subutex® fait tâche. Jusqu'à présent, c'était le onzième médicament le plus prescrit en France, presque autant que le Doliprane®. Son remboursement coûtait 78,5 millions d'euros à la Sécurité sociale.

Ces arguments conduisent le gouvernement à modifier les conditions de délivrance du Subutex®. Pourtant, au moment de la mise en place de la substitution, ce produit semblait peu coûteux, moins dangereux et moins contraignant que la méthadone.

Réticences historiques

Pour comprendre, il faut revenir sur l'histoire de la substitution en France. Les réticences à cette politique ont longtemps été tenaces. Même si deux expériences de distribution de méthadone sont réalisées à Paris dans les années 70, elles n'auront que très peu d'échos. « Les professionnels du secteur avaient une position très tranchée contre les produits de substitution, rappelle Sylvie Justin, actuellement à la tête de deux associations membres de SOS drogue international. Il ne faut pas oublier que tout ce secteur était influencé par la loi de 1970 dont le but n'était pas de gérer le problème de la toxicomanie, mais de l'éradiquer. » À l'époque, la substitution fait peur : les médecins craignent de devenir « des dealers en blouse blanche ». Dans un article paru dans Le Monde du 8 novembre 1989, le Dr Francis Curtet, spécialiste de la toxicomanie, estime que « ce type de produits ne peut résoudre le problème de fond du toxicomane. Il ligote le prescripteur dans une position de complice. »

Malgré ce contexte idéologique, la substitution n'était pourtant pas inexistante en France dans les années 80-90 : la codéine est détournée comme substitut. « À l'époque, la seule perspective de soins était le sevrage. Les toxicomanes ont inventé leur propre méthode de substitution en consommant du Néocodion® (codéine). Le recours à l'automédication, à l'alcool, au cannabis, aux anxiolytiques et aux antalgiques était fréquent pour amoindrir la sensation de dépendance », raconte Jean-Paul Cagnet. « Certains médecins se sont aussi aperçus que le Temgésic® (buprénorphine à bas dosage) calmait le manque et l'ont prescrit à certains de mes copains qui se shootaient », se souvient Stéphane, 33 ans, ancien toxicomane (cf. encadré ci-dessous).

À l'opposé des autres pays européens, la France attendra longtemps avant de reconnaître ces pratiques. L'épidémie de sida et ses ravages parmi les usagers de drogues feront voler en éclat le consensus anti-substitution. Avec les rebonds de « l'affaire du sang contaminé », réduire l'épidémie de sida devient un impératif de santé publique.

En mars 1995, la DGS (Direction générale de la santé) fonde enfin l'actuelle politique de substitution : « Deux médicaments, méthadone et buprénorphine haut dosage (Subutex®), ont ou auront respectivement une indication validée de traitement des pharmacodépendances majeures aux opiacés. » Mais, le cadre de délivrance de ces deux médicaments est totalement différent : la méthadone est réservée aux centres spécialisés alors que tout médecin peut prescrire du Subutex® sans aucune contrainte et aucun contrôle. « Pressés par l'urgence du sida, les pouvoirs publics ont fait un calcul simple : une consultation chez un médecin généraliste revient bien moins cher qu'une prise en charge globale avec le soutien psychosocial nécessaire, estime Jean-Pierre Lhomme, responsable du programme de réduction des risques en milieu urbain de l'association Médecins du monde. Comme cela faisait des années qu'on diabolisait la méthadone en France, cela a permis un matraquage publicitaire autour du Subutex®, perçu comme plus sûr parce qu'il ne comporte aucun risque d'overdose, contrairement à la méthadone. »

Manne financière

En 1995, la DGS demande au labora- toire Schering-Plough qui fabrique le Temgésic® de préparer le dossier pour obtenir l'AMM(1). En février 1996, le Subutex® arrive sur le marché avec une grosse campagne publicitaire. « Ils ont organisé réunions de travail, rencontres, colloques pour les médecins. Un vrai plan marketing en vue d'un véritable matraquage publicitaire ! », se souvient le Dr Jean-François Bloch-Laîné, membre du Réseau des professionnels d'Île-de- France pour les soins aux usagers de drogues (Repsud). Et depuis sa mise sur le marché, les ventes de Subutex® ont explosé avec un chiffre d'affaires généré de 76 millions d'euros par an : d'une moyenne de 20 000 usagers par mois en 1996, on est passé à 52 000 en 1998 et 80 000 en 2004. La croissance nationale de la consommation de métha-done n'a pas été aussi fulgurante. Aujourd'hui, entre 11 000 et 17 000 personnes sont sous méthadone(2). Une disproportion dénoncée par les professionnels de santé et les usagers. « La prescription d'une substitution doit être individualisée ! Pour certains, la méthadone est le bon choix, pour d'autres, c'est le Subutex® », soutient Jean-Pierre Lhomme.

Distribution d'héroïne

En juin 2004, la Conférence de consensus médical sur les traitements de substitution insistait sur ce point et recommandait notamment l'harmonisation des statuts de la méthadone et du Subutex® (l'autorisation de la primo-prescription de méthadone en ville et sa délivrance sur 28 jours), le développement de formes injectables (qui seraient délivrées en centres), la réduction des disparités géographiques (la dotation de tous les départements en centres prescripteurs) et le renforcement de dispositifs spécifiques en direction des personnes les plus précaires. Autant de propositions restées lettre morte jusqu'à présent.

Lors du dernier Medec(3), ces préconisations ont été rappelées. Le Pr Jean-Louis San Marco, président de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé et président du jury de la conférence suggérait « la possibilité d'organiser des centres de distribution d'héroïne comme dans certains pays voisins. Nous prendrions la responsabilité de réduire les risques et de toucher la très faible proportion de patients exclus du parcours de soin. » En Suisse, l'expérience de distribution de l'héroïne est un succès. Mais la France ne semble pas encore prête.

Pour l'instant, la décision de classer le Subutex® comme stupéfiant n'a toujours pas été prise mais le lancement en avril dernier d'un générique du Subutex® par la firme Arrow génériques pourrait atténuer les dérives. Si la forme est identique, les concepteurs du produit allèguent une réduction des risques liés à l'injection. « Le comprimé du générique est plus petit, avec moins d'additifs néfastes en cas d'injection », estime Florence Perri, chef de projet buprénorphine chez Arrow génériques France. L'argument économique ne pèsera plus autant dans la balance puisque le générique coûtera 20 % moins cher que le Subutex®.

1- Autorisation de mise sur le marché.

2- En 2003, d'après les données des ventes et d'après les différentes hypothèses envisagées pour les doses moyennes, selon le ministère de la Santé.

3- Salon de la médecine générale.

témoignage

« POUVOIR CHOISIR ! »

Stéphane a 33 ans. D'une main nerveuse, il sort son flacon de méthadone avant de le boire. « J'ai goûté pour la première fois à l'héroïne à l'âge de 18 ans », confie-t-il. Sa consommation reste occasionnelle, jusqu'au jour où, il y a quatre ans, il tombe véritablement dans l'enfer de la drogue : 1 gr d'héroïne par jour, en sniff, pour un budget mensuel de 1 500 Euro(s). Il ne se piquera jamais, « ce qui me sauvera probablement la vie ». Quand il tombe amoureux d'une ex-toxicomane, substituée à la buprénorphine, elle l'envoie chez son médecin. Sans discussion, il lui prescrit 8 mg de Subutex®. « J'ai mis le cachet sous la langue. C'était tellement dégueulasse que j'ai écrasé le cachet et l'ai sniffé : je suis retombé dans ma pratique de consommation de l'héroïne avec les cachets. » Le Subutex® n'aura été qu'une alternative de quelques jours. S'ensuit un véritable parcours du combattant pour obtenir de la méthadone. Grâce à ce traitement, Stéphane travaille et a arrêté toute consommation d'héroïne. Son amie est sous Subutex® depuis sept ans. « Nous nous en sommes sortis, mais chacun avec des produits différents, raconte-t-il. Il faudrait que les toxicomanes puissent choisir ce qui leur convient le mieux. »