Silence, hôpital, on tourne ! - L'Infirmière Magazine n° 217 du 01/06/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 217 du 01/06/2006

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

M. Marraud, le directeur de l'hôpital, vêtu d'un costume démodé, pénétra dans la grande salle. Le suivait de très près un monsieur à la silhouette allongée. Ses cheveux étaient plaqués en arrière. Il avait des airs d'acteur américain et un charisme rayonnant.

- Permettez-moi de vous présenter, mesdames et messieurs les administrés, M. Singers.

Des petits chuchotements partirent de part et d'autre de la salle. Audrey savait pertinemment qui était cet individu : il avait été mis en poste dans les plus grands centres hospitaliers pour les « moderniser », autrement dit pour les rentabiliser. Les instituts publics privatisés devaient désormais faire du bénéfice. Il avait une image très médiatique. Tous ses projets paraissaient impossibles, révolutionnaires, dépourvus de toute éthique. Mais finalement, ils aboutissaient toujours. [...]

finies les bonnes soeurs !

Audrey, en réajustant ses lunettes, se disait qu'il avait bien un projet à leur soumettre, mais quel était-il ?

- À l'heure où le système de soins fait l'objet d'une profonde réorganisation, comment faire pour soigner tout le monde de la manière la plus économique ? Redorer l'image de l'hôpital ? Y faire entrer de l'argent ? Du personnel qualifié ? Rouvrir des lits ? Et pour vous, il s'agit au total de 178 lits qui ont déjà été fermés ! Comment faire pour ne pas en fermer plus ?

« Ça y est !, pensa Audrey, en fixant l'intervenant, le numéro de charme commence ! »

Il déambulait tranquillement :

- L'hôpital ne peut plus avancer dans un tel état de précarité financière. Il faut trouver de nouvelles ressources et parler de l'hôpital au futur ! Pour cela, vivons avec notre temps et dépassons-le...

Singers semblait être dans un meeting politique, décidé à faire changer les choses et à se faire élire. Il parlait en pointant son index et reprit :

- Mes projets, toujours dénoncés à leur présentation, ont toujours été une immense victoire. C'est à chaque fois une chance inopinée que j'offre. Je veux sauver l'hôpital et les populations.

De tels propos semblaient un peu mégalo et presque prétentieux, mais qu'importe, Singers continuait sa plaidoirie :

- Avant, l'hôpital pouvait se permettre d'être un lieu de soins gratuits pour tous. Égalité, éthique, législation, valeur de références, sont des mots anciens. Les bonnes soeurs, c'est terminé ! Elles n'ont jamais agrandi leurs structures car elles n'ont jamais fait d'argent !

Singers lâcha cette phrase presque avec dégoût, comme si c'était péché de perdre de l'argent facile !

budget illimité

- Il faut s'adapter, reprit-il en hachant ses mots, pour se donner de l'importance. Les mots d'aujourd'hui, ne nous leurrons pas, sont : rentabilité, personnel, soins modernes. L'hôpital est devenu une grande entreprise et il faut l'exploiter ! Je vous en conjure, pour donner une possibilité à tous d'être soignés, pour continuer à guérir et faire de la recherche, écoutez ce que j'ai à vous dire.

Il fit une pause et chuchota :

- De l'or en bloc. [...] Que se passe-t-il lorsqu'il y a un accident sur une route ?

Singers fit à nouveau une pause, en regardant furtivement le plus de personnes possible.

- Tout le monde ralentit, espérant voir du sang, des pompiers et des médecins oeuvrer sur des corps, apercevoir un cadavre. Vrai ?

Quelques personnes hochèrent la tête.

l'émission la plus regardée

- Quelle est devenue l'une des préoccupations de chaque individu de ce pays ? Faute de Sécurité sociale, payer ses cotisations de TSA(1), afin de pouvoir bénéficier des meilleurs soins possibles et se faire opérer sans soucis. Vrai ?

Cette question agita un peu plus l'assemblée. Tout le monde un jour ou l'autre tombait malade et espérait se faire soigner et être guéri...

- Quelle est l'émission de télévision la plus regardée depuis des décennies quelle que soit la tranche d'âge ?

C'était le silence le plus total. Chacun réfléchissait à son programme préféré : les émissions de variété, les bons films, surtout américains, avec de l'action et de l'amour, ou encore les matchs de foot...

- Allez-y, encouragea Singers, réfléchissez...

Chacun y allait de son commentaire vers son voisin.

- Moi, je vous propose que le monde entier nous regarde, que le monde entier nous imite. Je vous propose de l'argent, des réductions de TSA. Je vous propose la célébrité. Je vous propose de posséder un budget illimité pour redonner une nouvelle définition au mot hôpital : la téléréalité.

vivre avec son temps

Il était à présent urgent que Singers développe, car personne ne comprenait ses propos, ne partageait son engouement. Tout paraissait si incohérent. Il semblait cependant soulagé d'avoir lâché l'idée maîtresse de son projet et en avait d'un coup les traits moins tendus. Audrey s'enfonça dans son fauteuil et dévisagea chacun. Dehors, il n'y avait plus aucun bruit de manifestation. Le ciel se couvrait et l'on apercevait quelques parapluies s'ouvrir.

Singers tomba la veste. Il dégrafa les deux premiers boutons de sa chemise. Son allure devenait d'un coup beaucoup plus décontractée.

- Des gens malades, reprit-il calmement, il y en aura toujours. Des soignants... moins sûr, dit-il en haussant les sourcils. De l'argent, il en faudra toujours plus. Des maladies nouvelles seront toujours découvertes. Des médecins et des infirmières manqueront toujours. Donnons enfin à ces métiers leur moment de gloire et montrons aux autres ce que c'est de travailler dans ce milieu. Vivons avec notre temps...

records d'audimat

La petite lumière rouge du micro d'Audrey s'alluma, ce qui voulait dire qu'elle pouvait prendre la parole.

- Excusez-moi de vous interrompre, mais ne pouvez-vous pas être un peu plus précis dans vos propos et en venir droit au but. Je pense que nos esprits sont tous un peu embrouillés et je doute que nous soyons tous sur la même longueur d'onde.

Le grand homme sourit. Il se leva et commença à déambuler autour des personnes les plus proches. Il plissa les yeux pour donner l'air de se concentrer sur de grands faits historiques.

- Rappelez-vous. Tout a commencé, du moins dans notre pays, avec la fameuse émission Loft story. Tant critiquée ! Personne ne la regardait soi-disant, mais tout le monde savait ce qui s'y passait ! Quel envol médiatique ! Des records d'audimat. Enfin, cela ne nous rajeunit pas, finit-il par lâcher, désespéré de prendre inévitablement de l'âge. Le bloc opératoire de ce centre hospitalier doit être rénové et remis aux différentes normes.

Il fit une courte pause et reprit en agitant ses mains comme s'il déroulait des plans :

- Profitons-en... Imaginez un bloc hypertechnique, aux murs recouverts de slogans publicitaires et des caméras insérées dans chaque recoin de la salle d'opération.

Ses yeux pétillaient, il était tout excité de pouvoir partager enfin ses idées.

opérations en direct !

- Imaginez un peu : suivre des interventions en direct, dans une émission à une heure de grande écoute. Voter par téléphone, par Internet pour l'opération préférée, suivre des relations d'équipe en direct, parer à l'imprévu quand une vie humaine est en jeu, donner des mini-cours d'anatomie et expliquer le geste chirurgical... C'est le coup du siècle. Personne n'aurait pu imaginer un tel spectacle. De vrais corps avec de vrais docteurs !

L'assemblée entière s'agitait et toutes les lumières rouges étaient allumées. Sans même attendre qu'on lui donne la parole :

- Mais c'est une plaisanterie ! Comment imaginer cela ! La maladie n'est pas un sujet à traiter avec humour et ridicule. Tous les jours, meurent des personnes jeunes et moins jeunes. Mais comment oser faire, comment oser penser pouvoir se faire de l'argent avec le malheur des autres ?

C'était le professeur Vegas qui bafouillait tant son énervement grandissait.

Singers enchaîna par principe :

- Je comprends votre indignation...

Il marqua une brève pause, pour se donner un air de compassion crédible.

- Mais réfléchissez, c'est là, la dernière chance de pouvoir offrir des soins et renflouer les caisses de l'hôpital ! Imaginez toutes les vocations qui vont naître à chaque émission. Les facultés de médecine seront pleines à déborder et les écoles d'infirmières auront des listes d'attente interminables. Tout le monde voudra être un héros de la vraie télé ! C'est l'économie d'un pays entier que vous allez relancer ! Le monde aura les yeux fixés sur nous.

1- Taxe sur la santé ajoutée.

en savoir plus

- Ce texte est extrait de L'Or en bloc(1), écrit par Sandra Faraut-Bienfait, infirmière hospitalière à Nice. Elle y décrit les ravages de la téléréalité, introduite au bloc opératoire par un financier peu scrupuleux. Corrosif !

1- L'Or en bloc, Sandra Faraut-Bienfait, éditions du Losange, disponible en librairie ou auprès de l'éditeur (04 93 97 21 08).