Ils ont passé un deal avec le Peps - L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006

 

le programme expérimental de prescription de stupéfiants

24 heures avec

À Genève, depuis dix ans, les toxicomanes bénéficient d'une prise en charge dans un centre de soins qui leur fournit trois fois par jour leur dose d'héroïne. Le but affiché du Peps : sortir de la rue les héroïnomanes et les suivre médicalement.

Il est six heures trente du matin. Antoine, Luis et Frédéric(1), tous « accro à l'héro » depuis plusieurs années, patientent déjà devant les portes du Peps (Programme expérimental de prescription de stupéfiants). À l'intérieur, deux infirmiers s'affairent. Pascal Ménier, un des infirmiers transfrontaliers de l'équipe, prépare avec soin les plateaux pour les usagers : seringues, médicaments, compresses... Pendant ce temps, Hélène Fénol, sa collègue, est allée chercher l'héroïne dans un coffre-fort.

Injection

« L'héroïne est stockée dans ce coffre en petite quantité », explique cette infirmière en sortant un flacon rempli de la fameuse poudre. Après l'avoir diluée dans l'eau, les deux infirmiers commencent à remplir les seringues d'héroïne que les usagers s'administreront plus tard. Il est 7 heures. Les usagers se pressent à l'intérieur, tout en respectant l'ordre d'arrivée de chacun. Antoine, crâne rasé et sweat-shirt à capuche, est le premier. Avec trois autres usagers, il entre dans la salle d'injection, attrape sur une étagère un gobelet qui contient son garrot, récupère son plateau et s'assoit. D'un geste rapide, il s'injecte sa dose d'héroïne et emballe tout le matériel usagé dans une serviette bleue qu'il jette immédiatement à la poubelle. Les autres sont un peu moins pressés.

Avoir tenté

« Avez-vous bien dormi la nuit dernière ? » demande Hélène, prête à intervenir si l'un d'eux a besoin d'aide pour trouver une veine. Elle explique : « Nous discutons de tout et de rien, mais aussi de leur rapport à l'injection ou de leur rapport au corps. Le moment de l'injection est un moment privilégié pour échanger et pour commencer un travail thérapeutique. Nous sommes perçus comme bienveillants car nous ne sommes pas là pour faire un soin douloureux, nous leur apportons ce qu'ils recherchent. » Quelques minutes plus tard, Antoine, apaisé, sort de la salle et prend le temps de lire un journal tout en discutant avec les autres.

Héroïnomane depuis une dizaine d'années, Antoine a déjà tenté de décrocher avec des cures de méthadone. Chaque tentative s'est soldée par un échec. Il est entré dans ce programme depuis deux ans. « Avec la méthadone, il n'y a pas la notion de plaisir, ni le rituel de l'injection. Beaucoup n'arrivent pas à s'en sortir avec les produits de substitution », explique Pascal, infirmier qui a auparavant travaillé dans un centre de sevrage. Les tentatives de sevrage font d'ailleurs partie des critères pour être admis dans ce programme de 50 places, ouvert en 1995.

Programme strict

« Les conditions d'entrée dans ce programme sont assez strictes. Il faut d'abord être consommateur d'héroïne par voie intraveineuse et avoir effectué deux tentatives de sevrage. Il faut aussi habiter le Canton de Genève depuis douze mois et renoncer à son permis de conduire. Ce sont souvent des patients qui ont au moins quinze ans de toxicodépendance », précise Bart Kaye, infirmier responsable de l'unité de soins. En leur fournissant de l'héroïne une à trois fois par jour, ce programme permet surtout de leur faire bénéficier d'un suivi médical et psychologique et de les sortir de la rue et des « galères ».

« Nous ne sommes pas des distributeurs d'héroïne, ironise immédiatement Bart. Ce programme vise avant tout à améliorer la qualité de vie des toxicomanes. Ils n'ont plus besoin d'avoir recours à la délinquance ou à la prostitution pour se payer leur drogue. Ils ne consacrent plus toutes leurs journées à la recherche du produit. Ils peuvent penser à autre chose : chercher un logement et pourquoi pas un travail », poursuit le cadre infirmier. Les résultats sont d'ailleurs probants. Alors que la majorité n'avait ni emploi, ni logement avant d'entrer dans ce programme, tous ont pu trouver un logement et plusieurs usagers travaillent. « L'un est vendeur, l'autre est musicien, d'autres font des petits boulots. Du coup, la situation familiale de certains usagers s'est aussi améliorée », confirme Pascal.

« Le programme leur permet aussi de commencer à renouer avec leur entourage. Dans le milieu du deal, il y a beaucoup de manipulations, d'escroqueries. Ce n'est pas un milieu de confiance où l'on peut se faire des amis », ajoute Bart. Enfin, les usagers peuvent également prendre soin d'eux et suivre un traitement pour stabiliser leur maladie : un cinquième d'entre eux sont séropositifs et plus des trois quarts atteints d'hépatite C.

La blanche à 13 ans !

Il est déjà midi, l'équipe de l'après-midi est arrivée, prête à prendre le relais. Derrière le guichet vitré, rebaptisé « la bulle » par l'équipe, Ludovic Lacroix se charge de remplir une à une les seringues alors que Catherine Jillet inscrit avec précision les doses de médicaments délivrés.

Solidarité

Parmi les usagers, certains ont aussi réussi à « décrocher » du rituel de l'injection et se contentent de cachets. C'est le cas d'Arthur, 43 ans. Comme beaucoup, il a goûté au produit très jeune. « Quand j'étais ado, mon prof de musique, qui était également dealer, nous a fait goûter à la "blanche". J'avais 13 ans. » Après quelques années sombres, Arthur trouve sa voie et devient artiste de cirque. Pendant plus de vingt ans, ce jongleur va vivre de son art. Jusqu'au jour où souffrant d'une maladie qui l'empêche de jongler, il replonge. « J'ai fait une très grosse dépression, puis j'ai revu mes anciens copains qui avaient continué à consommer et je les ai imités. Si je ne l'avais pas fait, je pense que je me serais flingué. »

Depuis deux ans et grâce au Peps, Arthur n'a plus touché à une seringue. Aujourd'hui, il a entamé une psychothérapie et occupe ses journées à écrire des poèmes affichés sur les murs du centre. « J'ai aussi fait des petits jobs et je revois des amis que j'avais perdus de vue », raconte-t-il.

Pendant ce temps, l'un des usagers, assis dans la salle d'attente, pique du nez. Hélène, sur ses gardes, vient vérifier qu'il ne fait pas une overdose. Fausse alerte, tout va bien. « Il faut toujours être vigilant : si l'un d'eux a les lèvres qui deviennent bleues ou s'il pâlit, nous tentons immédiatement de le stimuler. Il y a une grande solidarité entre eux : ils nous préviennent immédiatement s'ils constatent le moindre signe suspect chez un autre usager », constate Hélène. Elle sait que certains consomment parallèlement des benzodiazépines, de l'alcool et de la cocaïne.

Après le départ des usagers vers 14 heures, l'équipe du matin et celle de l'après-midi échangent leurs impressions dans la salle du personnel. De son côté, Yvette, la secrétaire, tape un rapport sur l'ordinateur. Mais, son travail ne se limite pas à cela. « L'équipe me donne un rôle assez important : je participe aux réunions et je peux aussi donner mon avis sur les patients, explique celle qui a vu les débuts du programme et est considérée comme la mémoire de l'établissement. Je me suis beaucoup attachée à ce lieu et surtout à certains patients. Nous les voyons trois fois par jour et vivons avec eux les aléas de la vie. Une des patientes a réussi à se sevrer et à quitter le programme. Nous avons vu naître deux de ses enfants. C'est un peu la fierté du centre. » Mais, il y aussi les moments tristes. « Deux patients sont morts d'une maladie et un autre s'est suicidé. Pour l'un d'eux, nous avions organisé une petite cérémonie avec les patients. C'était très difficile, mais aussi très émouvant. Certains ont lu des petits poèmes et ont évoqué leur souffrance », se souvient-elle avec émotion.

Thérapies comportementales

Il est déjà 15 heures. L'après-midi est aussi le moment où les patients viennent consulter le psychiatre. « Les patients souffrent souvent de troubles de la personnalité antérieurs ou bien liés à la consommation de stupéfiants, explique Stéphane Saillant, interne en psychiatrie. Il est souvent difficile pour eux d'entamer une psychothérapie. Nous utilisons surtout les entretiens motivationnels, dérivés des thérapies comportementales pour les accompagner dans leur volonté de changer », commente-t-il avant d'accueillir un usager dans son bureau.

L'heure tourne et pour la troisième fois de la journée, les soignants s'apprêtent à accueillir les usagers qui viennent à nouveau s'injecter leur dose d'héroïne pour pouvoir passer une nuit à peu près calme.

Luis, qui est déjà passé ce matin et à midi, s'installe sur les canapés situés dans le hall d'accueil. Pour ce jeune homme qui porte les stigmates de ce lourd passé sur les avant-bras, le Peps a fait des miracles. À la fois cocaïnomane et héroïnomane, Luis, la trentaine, a testé presque tous les programmes de substitution et de sevrage de Genève. Mais, à chaque fois, il continuait à se droguer parallèlement. Depuis son entrée au Peps il y a un an, il ne consomme plus à l'extérieur, il s'est stabilisé, et a renoué avec sa famille. « Mes parents, qui avaient coupé les ponts avec moi, car je devenais trop agressif à cause de la cocaïne, n'en reviennent pas... », raconte-t-il.

« Je me suis stabilisée »

Près de lui, Isabelle, l'une des rares femmes du programme, raconte aussi comment le Peps lui a permis de trouver un certain équilibre. « Il y a sept ans, je suis venue ici à reculons, car pour moi, venir au Peps était synonyme d'échec. Depuis que je suis ici, tout a changé. Avant, je n'arrêtais pas de déménager de ville en ville, de pays en pays tous les six mois pour fuir mes problèmes. Aujourd'hui, je me suis stabilisée et j'essaie de tout recommencer à zéro », relate cette jolie jeune femme d'origine anglo-japonaise qui suit une psychothérapie depuis cinq ans.

Catherine, infirmière intérimaire, vient s'enquérir de l'état de ces deux patients. Après avoir travaillé deux ans et demi au contact des toxicodépendants au centre Marmottan à Paris, elle vit sa dernière journée au Peps.

Crêpes et statuettes

« L'approche est très différente. Dans le cadre du programme de sevrage, nous échangions beaucoup sur le produit. Ici, on parle aussi de leurs difficultés au quotidien. Je me souviens de l'un d'eux qui était complètement dérouté car il ne savait pas ce qu'il pouvait préparer à manger à son neveu dont il avait la garde pour le week-end. Je lui ai donné deux ou trois idées de recettes, cela l'a soulagé et permis d'établir une réelle complicité », s'émeut-elle. Pour fêter son départ, Catherine a préparé des crêpes pour le goûter. Les patients, eux aussi, ont prévu une petite surprise. « Des liens se sont créés, c'est difficile de les quitter », confie-t-elle, très touchée, émue devant son cadeau de départ, une jolie statuette africaine. Après les derniers adieux, le centre se vide peu à peu, il est 20 heures et chacun rentre chez soi.

Ouvert sept jours sur sept, le Peps va bientôt déménager et être rattaché à un autre centre de délivrance de méthadone genevois. Un moyen de démarginaliser sa population et d'institutionnaliser le programme, qui, au vu de ses résultats probants, n'a aujourd'hui d'expérimental que le nom. Le succès de ce programme, confirmé par ses dix années d'existence, pourrait finir par convaincre d'autres pays, notamment la France jusqu'à présent encore réticente, de se lancer dans cette expérience.

1- Les prénoms des usagers ont été modifiés.