Infirmiers en exil - L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006

 

international

Enquête

Avec l'explosion des besoins en personnel dans le Nord, le Sud se vide de ses soignants. L'Afrique est le continent le plus touché par ces départs massifs qui pénalisent d'autant plus des systèmes de santé déjà fragiles. Au Malawi, la majorité des soignants ne rêve que d'un Eden impossible...

Le service de pédiatrie de Salima croule sous les petits malades en cette saison des pluies au Malawi. Les nourrissons s'alignent à trois par lit, certains reposent dans les bras de leur mère, d'autres sont même allongés par terre. La malaria, la diarrhée ou l'anémie. Quand l'infirmier en chef entre dans la salle et s'avance vers l'un des petits patients, une cohorte de mères s'approche sans mot dire et se presse derrière lui, occupant toute l'allée avec bébés et dossiers dans les mains. Le soignant n'a aucune issue. Même en arrivant à jouer des coudes, James Njobvuyalema n'échappe pas à un père furieux. « Ça fait des heures qu'on attend. Et toujours rien. Je dois partir. Vous ne vous occupez pas de nous ! ». Le doux infirmier tente de le calmer : « Je n'ai pas les résultats de la prise de sang, il faut attendre encore... ». Le nourrisson ne bouge même plus sur sa portion de lit, affaibli par la malaria. James doit réaliser une transfusion mais le sang du père doit être analysé et le technicien n'est pas disponible. L'infirmier n'y est pour rien. Mais il est en première ligne. En sortant du service, James esquisse un sourire amer : « C'est comme ça tous les jours ! ».

Cent départs annuels

L'ancien étudiant passionné, infirmier dans le service public par vocation, va tout quitter. Il veut s'exiler. Comme James, une centaine d'infirmières qualifiées quittent chaque année le Malawi pour les États-Unis, le Canada et surtout le Royaume-Uni, destination de plus de 80 % des départs annuels. Alors que le pays n'en forme qu'une centaine par an. Et la profession n'est pas la seule touchée. Chez les médecins, aucun chiffre officiel. Mais la faculté observe que la moitié seulement de ceux qui partent se spécialiser en Angleterre reviennent. Et il faut encore ajouter les personnels des sous-catégories dont les diplômes ne sont pas reconnus dans le Nord et qui ne laissent aucune trace de leur exil.

Dans les pays voisins, la situation est à peine plus enviable. L'Afrique du Sud perd 300 infirmières par mois, 29 % des médecins gabonais sont exilés. Selon l'OMS, il manque 800 000 personnels de santé en Afrique subsaharienne pour assurer les soins de base, alors que leur nombre est aujourd'hui estimé à 600 000.

Et l'hémorragie ne cesse de s'amplifier. Surtout au Malawi. « Le phénomène est devenu vraiment critique depuis cinq ans », témoigne Dorothy Ngoma, présidente du syndicat des infirmiers malawites, la Nurse and midwives association of Malawi. Selon ce professeur à l'école d'infirmières du pays, les raisons s'entrecroisent entre le Nord et le Sud. « Il y a une dizaine d'années, les frontières du pays étaient fermées au Malawi. Et, de l'autre côté, le Royaume-Uni a ouvert grand ses portes. Facteur aggravant, les infirmières qui partent sont bien souvent les plus qualifiées, dotées souvent de 5, 10, 20 ans d'expérience... On ne peut pas empêcher les gens de partir. »

En effet, la liste des récriminations est longue. À l'hôpital de Salima, le manque de personnel oblige James et ses collègues à s'occuper de 70 à 120 patients chacun.

Crainte de l'erreur

Et les gardes de l'infirmier en instance d'exil s'étirent parfois aux week-ends en plus de sa semaine. Son cas est loin d'être isolé dans le petit pays d'Afrique australe : 64 % des postes d'infirmières sont vacants. James sature. « Il y a beaucoup trop de travail. J'ai peur de faire une erreur et que les autorités me prennent ma licence d'infirmier. Mais on continue, les gens ont besoin de soins. »

Et l'infirmier malawite doit en plus affronter le manque cruel de matériel. « On n'a parfois ni gants ni seringue ! ». Numa Mizati, « pharmacy officer » (sous-catégorie de pharmacien ne requérant que trois ans d'études), abonde : « Il nous manque souvent les produits de base : la pénicilline, le paracétamol, les analgésiques... Je reçois le tiers de ce que je commande... nous sommes en rupture deux mois sur trois ! » Au guichet de distribution des médicaments, Numa doit essuyer les colères des malades lésés. Mais l'exaspération est compréhensible : les villageois doivent souvent marcher des heures, en portant leurs malades sur des brancards improvisés si nécessaire, puis attendre inlassablement... avant de repartir sans traitement.

Attentes interminables

Sur les collines de Golongoliwa, à trois heures de marche de l'hôpital du district, tout le monde a connu les problèmes du système de santé malawite. Parmi les villageois assis sous l'arbre à palabres, Mike June est le plus véhément. « Ma nièce de 7 ans est morte le mois dernier à l'hôpital. Elle a attendu et n'a jamais reçu de soin ! » Le trentenaire pourrait raconter des histoires similaires pendant des heures. Jane Phiri, sa voisine, renchérit : « Les ambulances sont très difficiles à avoir. Toujours occupées. Et quand on arrive à l'hôpital, on ne nous écoute pas. Ils nous prescrivent des médicaments qu'ils n'ont pas... On doit les acheter nous-mêmes mais c'est trop cher. On peut aller dans la rue mais c'est illégal alors parfois les vendeurs se font prendre et les médicaments ne sont plus disponibles. On ne sait même pas s'ils sont bons. » Dans les maisons de boue ou de briques de terre, tout le monde est malade. Les pathologies s'attardent, les cas légers s'aggravent inexorablement devant le manque de personnel et de matériel.

Le pays compte actuellement un taux de couverture de santé parmi les plus bas du monde : 1,6 médecin et 28,8 infirmières pour 100 000 habitants.

Conditions précaires

James sait qu'en partant, il contribuera à aggraver la situation. Mais, il dit n'avoir plus le choix. Entre les conditions de travail, le salaire qui lui permet tout juste de survivre avec cinq personnes à charge et les conditions très précaires fournies par l'État, l'exil semble évident. Comme la grande majorité de ses compatriotes, il partira au Royaume-Uni, l'ancien colonisateur qui a répliqué son système administratif et scolaire au Malawi. Il sait déjà qu'une fois les procédures administratives malawites bouclées, il lui sera très facile de trouver du travail de l'autre côté de l'Équateur.

Le Royaume-Uni connaît un grand déficit en personnel de santé et particulièrement en infirmières. « C'est un problème commun à tout le monde occidental, assure James Buchan, économiste de l'université d'Édimbourg. Il y a deux facteurs : le vieillissement de la population et celui des personnels. En plus, l'Angleterre a opéré une immense réduction du nombre d'infirmières formées au début des années 1990. De l'ordre de 40 %. Les dernières cinq à six années, ce nombre a augmenté pour revenir à peu près au niveau initial. » L'universitaire a observé une diminution des recrutements internationaux depuis deux ans. « Plusieurs établissements de la NHS (le système de santé anglais) ont des difficultés financières. Mais les questions de fond persistent. Les recrutements internationaux vont augmenter à nouveau. » Et les recommandations éthiques de la NHS n'ont pas changé grand-chose. Elles ont simplement été contournées. Les recrutements actifs ont bien diminué dans les pays touchés, mais les personnels partent tout autant.

Exil écossais

James ne compte pas attendre passivement son embauche anglaise depuis le Malawi. Il suivra probablement le même chemin que son collègue Isaac Ziba, parti de l'hôpital central de Lilongwe et aujourd'hui infirmier au Western general hospital d'Édimbourg. En 2004, le Malawite a rejoint les collines verdoyantes de l'Écosse sans aucun contact professionnel. Il trouva facilement une place en maison de repos et, quelques mois après, dans la NHS. Au sein de l'immense hôpital bleu, dans son service de chirurgie, Isaac assure avoir enfin le sentiment de faire son travail. L'infirmier doit soigner quinze patients... avec un collègue. Chacun a au moins une séparation dans des chambres de six lits au maximum. Perfusions, lits médicalisés, chariots de médicaments, le matériel de base est là et bien visible, au premier coup d'oeil !

Du point de vue financier, Isaac est comblé. Son salaire lui permet de subvenir aux besoins de sa famille, restée au Malawi. « J'envoie 300 livres par trimestre à mes parents. Ils peuvent ainsi s'offrir trois repas par jour, alors qu'avant c'était deux maximum. Et j'ai pu payer les frais d'hôpital à mon père quand il a eu une attaque. Il y serait resté sinon. » Dans son trois pièces de l'un de ses immeubles symétriques en briques orangées, l'infirmier n'oublie pas ses frères, soeurs et cousins. Il paie les frais scolaires de six personnes, soit 800 livres par an.

Conditions de travail, salaire, le Malawite a enfin trouvé son bonheur professionnel, même si le Royaume-Uni est loin d'être l'Eden tant vanté de l'autre côté de l'Équateur. Le premier choc a eu lieu dès l'arrivée à Édimbourg, sur Princes Street. « J'ai vu des gens qui mendiaient, sans abri. Je ne pensais pas que la pauvreté existait ici ! »

Difficultés

Puis, Isaac découvre les difficultés de louer un appartement, d'obtenir des prêts, de remplir toutes les exigences administratives, les technologies d'un hôpital occidental qui lui étaient complètement inconnues... et le climat parfois rude. « C'est terrible. Le froid ! Et la neige ! » répète-t-il.

Comme il s'y attendait, le Malawite est aussi victime du racisme latent, même s'il assure que ce n'est pas si commun. La plupart du temps, ce n'est qu'un regard ou un refus de service. Mais il a bien failli se faire agresser par une bande de jeunes, dans un train. « Ils ont commencé à se montrer menaçants. Sans la présence du contrôleur, je crois bien que ce serait devenu physique. »

Isaac n'imagine pas finir sa vie au Royaume-Uni, il se donne dix ans avant de repartir. Peut-être plus. Quoi qu'il en soit, il ne travaillera plus dans le système de santé malawite, à moins d'un changement radical. Son idéal : pouvoir rentrer quelques mois par an pour former les soignants locaux, ou contribuer à toute autre initiative. Pour apporter sa pierre à l'édifice sans perdre ses nouveaux acquis.

Transferts ?

D'autres solutions émergent. Le ministère de la Santé malawite a lancé un ambitieux plan en six ans pour redresser le système de santé, avec une augmentation de 52 % des salaires. Très insuffisante. Micheal O'Carrol, conseiller du ministère de la Santé malawite voudrait impliquer les pays qui importent. « On pourrait établir des transferts comme au football, avance-t-il. Les pays occidentaux pourraient aussi nous donner de l'argent pour qu'on leur forme des infirmières. Ou alors, qu'ils rapatrient les impôts sur le revenu dans le pays d'origine ! »

Son espoir : que l'OMC s'empare de la question et régule ce nouveau marché, inégalitaire aujourd'hui.

ressources humaines

UN PLAN D'URGENCE

Pour répondre à la crise dans ses ressources humaines hospitalières, le ministère de la Santé malawite a lancé, début 2005, un ambitieux programme d'urgence de 272 millions de dollars. Il a convaincu le DFID (Department for international development, ministère de la coopération internationale) anglais et le Fonds global contre le sida et la tuberculose, de verser la majorité des sommes nécessaires. L'un des responsables du DFID explique : « Nous avons voulu lancer un plan de distribution des ARV (antirétroviraux) en février 2004. Mais nous nous sommes aperçus que, dans beaucoup de pays, cette distribution est rendue très difficile à cause du problème de personnel. C'est pourquoi nous avons travaillé sur le plan de six ans en avril 2005. » Micheal O'Carrol, grand artisan du plan, estime que la médiatisation de la pandémie permet d'imposer des changements radicaux dans les systèmes de santé en Afrique. Et dans la politique de donation des pays industrialisés. « C'est la première fois qu'on convainc les donateurs qu'il faut payer les soignants pour les inciter à rester... » Le programme comprend le problème dans une approche globale : majoration de 52 % des salaires dans la santé publique, effective en avril 2005 ; augmentation des capacités de formation ; amélioration des conditions de travail et de vie des personnels. Mais, avec le manque de conséquence de l'augmentation des salaires, peu de soignants croient vraiment en ce plan.