Les couleurs du délire - L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006

 

art brut

Dossier

L'art brut est l'expression artistique de personnes en rupture avec la société et avec elles-mêmes. Quand le délire pictural du schizophrène devient une nécessité vitale...

L'art brut, c'est l'art anti-bourgeois anti-normé. C'est ainsi que Jean Dubuffet, peintre français à l'origine de la dénomination « art brut » et grand collectionneur, a défini cette forme d'art qui l'a fasciné toute sa vie. Les ouvrages d'art brut se distinguent en cela qu'ils sont exécutés « par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, a peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en oeuvre, moyens de transposition, rythme, façons d'écritures, etc.) de leur propre fonds et non des poncifs de l'art classique ou de l'art à la mode », expliquait-il.

« Par "personnes indemnes de culture", fait remarquer Bruno Decharme, documentariste sur l'art brut et fondateur de l'association abcd art brut et collectionneur, il faut entendre "de culture artistique". Prétendre à une quelconque virginité n'aurait bien entendu pas de sens. Comme nous tous, l'auteur d'art brut est influencé par son environnement, par sa culture. Cependant, il entretient avec elle un rapport très particulier.

L'art brut explore un terrain privé, individualisé comme celui du rêve et affranchi des représentations convenues. Si ces productions nous interpellent c'est qu'elles apportent une sorte de réponse à nos préoccupations les plus profondes - D'où venons-nous ? Que fait-on là ? L'art brut nous renvoie à la question de la création, la création du monde et de la pensée. »

L'art brut n'est donc pas caractéristique d'un style, comme le cubisme ou l'impressionnisme. L'art brut est l'expression artistique de personnes en rupture profonde avec la société et avec elles-mêmes. Une grande majorité de ces oeuvres sont faites par des personnes psychotiques. Cela n'implique évidemment pas que toute personne psychotique soit un artiste d'art brut ! Mais plutôt que le potentiel artistique présent chez certaines personnes puisse se révéler à la suite de la violence d'une rupture qui a entraîné le développement d'une psychose.

Inclassable

Michel Thévoz, philosophe et historien de l'art, conservateur de la collection de l'art brut jusqu'en 2001 et auteur de nombreux ouvrages sur la question, pense que l'homme se distingue de l'animal par l'accès à un champ d'irréalité imaginaire, symbolique, voire par des potentialités psychotiques qui interviennent dans son inventivité autant que la raison raisonnante. Il faut admettre l'instance proprement humaine d'une folie en principe non pathologique. Les artistes comme les savants et les créateurs en général exploitent ces ressources psychotiques. Cela dit, il apparaît que la précession de Homo demens sur Homo sapiens chez certains individus peut provoquer des déséquilibres considérés comme pathologiques dans une culture comme la nôtre, déséquilibres qui peuvent par ailleurs, et très exceptionnellement, féconder des créations imaginaires d'un haut niveau. Et comme dit Dubuffet : « Il n'y a pas plus d'art des fous que d'art des dyspeptiques ou des malades du genou. »

Définir et catégoriser l'art brut a peut-être contribué à le faire connaître, cependant, l'exercice n'est pas simple. L'art brut se définit par ce qu'il n'est pas, par ce à quoi il n'appartient pas, mais il reste insaisissable, inclassable. Hors norme, atypique, délirant, anti-consensuel, asocial, irréductible mais aussi créatif, précis, minutieux, infaillible, nécessairement logique, vital, original... La définition pose problème.

Un art spontané

« L'art brut est une expression hyperindividualiste qui se définit justement comme échappant à toute influence, poursuit Michel Thévoz. Cela signifie aussi que l'art brut n'est devenu concevable que dans une culture qui admet l'individualisme, qui tolère une certaine marge de dissidence individuelle, qui la cultive même, c'est-à-dire la culture occidentale à partir, disons, de la Renaissance. L'art brut ne peut exister dans une société fortement communautaire comme les sociétés traditionnelles non occidentales. » Certains associent art brut et art naïf. Pourtant, « si l'art naïf s'est développé parallèlement à l'art des fous, il en diverge, ne serait-ce que par la relation qu'il a avec le monde social », observe Madeleine Lommel, responsable de la collection l'Aracine devenue musée d'art brut aujourd'hui et conservée au musée d'art contemporain de Villeneuve d'Ascq. D'autres ont comparé l'art brut et l'expressionnisme. C'est pourtant l'exact opposé puisque l'expressionnisme fait la démarche de représenter les images de l'inconscient...

Cet art est « brut » car spontané. C'est d'ailleurs ce qui le distingue de l'art-thérapie : l'un est spontané, l'autre est guidé. « On sent l'empreinte de l'art-thérapie dans ces oeuvres venues du Brésil et rassemblées par le Dr da Silveira : un style s'impose, remarque Bruno Decharme. On a l'impression que beaucoup de ces dessins répondent en quelque sorte à une demande. En cela, elles ne me touchent pas complètement. »

Quelques personnes s'y sont intéressées bien avant Jean Dubuffet. Citons notamment le Dr Paul Meunier (collaborateur du Dr Auguste Marie à l'asile de Villejuif) plus connu sous le pseudonyme de Marcel Réja (L'art chez les fous, au Mercure de France). Hans Prinzhorn collectionne des oeuvres de patients psychotiques dans les années 20 en Allemagne. Il révolutionne l'appréhension de l'art brut en démontrant que chaque individu détient en lui un puissant désir de production d'images, plus ou moins réprimé chez la plupart des adultes. Il parle d'une « volonté de forme » instinctive, mise en péril par la raison et l'apprentissage du principe de causalité. Cet élan est, selon lui, intriqué à l'expression et à la créativité, opposées aux considérations pratiques de survie et socialisation. Au Brésil, en 1929, un jeune psychiatre, Osorio Cesar, va oeuvrer pour la reconnaissance de l'art des aliénés. Il lie cette expression artistique à l'inconscient et jette ainsi un pont entre l'art et la psychanalyse : « Les représentations artistiques de ces malades sont toutes de nature émotionnelle, elles ont en effet un caractère spontané et un but unique : la satisfaction d'un besoin instinctif. Elles représentent des décharges d'émotions accumulées depuis longtemps dans le subconscient, refoulées par la censure en raison de certaines injonctions d'ordre moral (A expressao artistica dos alienados) ».

En 1921, le Dr Walter Morgenthaler, médecin chef à l'hôpital psychiatrique de la Waldau à Berne, démontre que la perturbation psychotique des mécanismes conscients favorise l'émergence de ressources créatrices d'une richesse rare. Il considère ainsi le cas de Wölfli (cf. illustration p. 13) comme exemplaire et le perçoit plus comme un artiste que comme un malade : « Chez Wölfli, le processus de la maladie a entraîné la désintégration et la destruction partielle du Moi. Mais c'est justement grâce à cela, grâce à cette fragilité et à cet éclatement des couches supérieures qu'une structure interne extraordinairement riche s'est manifestée avec évidence, attestant de dispositions artistiques tout à fait exceptionnelles. »

Mythologie individuelle

« Si Adolf Wölfli est classé parmi les auteurs d'art brut les plus importants, c'est d'abord pour une raison esthétique mais aussi parce que sa narration témoigne d'une pensée extrêmement riche. Faisant table rase, Wölfli a tout réinventé : la géographie, l'histoire, les systèmes métriques, la musique, etc. Son oeuvre est exemplaire en ce que chez lui cette complexité s'exprime avec force, son oeuvre est la quintessence de l'art brut », explique Bruno Decharme. « Beaucoup plus qu'une oeuvre artistique, ce que Wölfli a édifié est un véritable univers mental, une auto-culture complexe, une mythologie individuelle », résume Michel Thévoz.

Comment ne pas être fasciné par l'immensité de son oeuvre ? Sa biographie imaginaire (« Du berceau au tombeau ou prière à la malédiction par le labeur et la sueur, la souffrance et le tourment ») occupe vingt-cinq mille pages... Le monde tel qu'il est paraît trop petit à ce génie qui contourne les systèmes, les croisent ou les complémentent. Les portées musicales sont des routes sonores. Son oeuvre est un jeu de pistes à plusieurs entrées avec différents niveaux de lecture. « Le dessin de Wölfli est une sorte de miracle à l'état pur, ajoute Béatrice Steiner, psychanalyste et psychiatre. On a l'impression qu'il a tout exploré. Il est à la recherche d'une organisation qui rendrait compte de sa présence au monde. Il s'est créé un monde à l'intérieur duquel il fonctionne. »

L'art comme expression du délire, une inspiration mystique ? Les normes, les conventions, les barrières n'existent plus. Le « filtre » n'opère plus : les artistes sont agressés par l'extérieur et agissent - ou réagissent - de manière décalée. « Il me semble que l'approche de l'art brut, (c'est le travail que nous avons engagé avec abcd art brut connaissance & diffusion) nous conduit à privilégier le psychologique qui étudie l'unique, le particulier, les secrets du sujet, plutôt que le sociologique ou l'ethnologique, analyse Bruno Decharme. Chaque auteur est un et unique, dans son monde bien à lui. Le dessin n'est pas une simple représentation esthétique du monde mais une projection sur le papier de son inconscient détenteur d'un savoir mystérieux. »

Image du corps

« Martin Ramirez, poursuit-il, est fascinant - sans doute le créateur qui me bouleverse le plus par ses formes cinétiques et graphiques. Par ses symétries, ses chemins cachés aux issues incertaines. Ces tunnels, ces orifices qui cachent LE mystère. Mystère de la création ? De la mort ? Appel au néant ou au plaisir ultime ? Le corps - comme témoin du vivant - semble être l'unique sujet de représentation. Et si la sexualité se lit à l'évidence ce n'est pas sur le mode de la représentation de l'organe mais sur sa capacité vibratoire, sa force vitale. L'art de Martin Ramirez est celui de l'expression de la jouissance pure. »

Jean-Louis Lanoux, écrivain et libraire français passionné par l'art brut, y perçoit la fulgurance d'une intrusion inéluctable et de l'effort de la pensée qui s'impose pour vaincre la perplexité pétrifiante qui en découle. Il nous parle de la circulation d'un délire à très grande vitesse entre les oreilles symbolisées par les orifices des tunnels. L'image du train va au-delà de la référence culturelle, elle représente l'image du corps. Son art, mutique lui aussi, parle autant à notre ouïe qu'à notre regard.

Dieu obscur

« L'acte créateur issu d'une source infiniment mystérieuse n'en finit pas de nous interroger », commente Madeleine Lommel. Les oeuvres de ces artistes transcrivent une mise en forme liée à la vie et aux blessures de l'âme, nées dans des circonstances imprévisibles, souvent après un choc émotionnel trop important et insurmontable. Leurs oeuvres leur sont souvent dictées par des voies supérieures, par des forces extérieures supérieures. Cet aspect explique le rapprochement entre l'art brut et les médiumniques. Ayant affaire à l'absolu, ils revendiquent volontiers la fonction de messager ou le statut d'homme doté d'un pouvoir magique ou spirituel, car c'est par un processus lent et souterrain que se met en place un vocabulaire personnel, assimilable à aucun autre et à partir duquel l'oeuvre va s'établir.

« Dans le délire, la dimension d'autrui comme étant son semblable disparaît : on y est en relation avec un Autre et non plus avec les autres, explique Béatrice Steiner. Et cet Autre prend volontiers la figure de Dieu. C'est à ce Dieu obscur que s'adresse l'art brut - d'où le désintérêt de leurs auteurs pour un éventuel public. »

« Ainsi, comment rester froid devant un dessin de Janko Domsic ?, s'interroge Bruno Decharme (cf. illustration, p. 11). Son oeuvre est une icône ; en quelque sorte une image exemplaire de la victoire de l'homme sur le néant. L'homme transmué en dieu, l'homme ange, l'homme sauvé. C'est l'homme d'après la mort, l'homme de la résurrection, l'homme métaphysique. » Les personnages de Janko Domsic seraient-ils l'incarnation d'anges, de cavaliers de l'apocalypse, de chevaliers de l'ordre du Temple ? Traits d'union entre le ciel et la terre, ils pourraient être les envoyés de Dieu venus sauver les hommes sur terre.

« Ce dessin de Domsic me fait penser à une représentation de pantins articulés manipulés par le Grand Marionnettiste, reprend Béatrice Steiner. Tous les symboles des différentes idéologies existantes y cohabitent dans une grande cacophonie (faucille et marteau ; étoiles du drapeau américain, croix gammée, croix maçonnique), comme s'il était question de dominer le monde et de s'emparer du ciel. C'est un concentré de mythologies et d'idéologies. On est clairement dans la visée de la grandeur, dans la divinisation. C'est la toute-puissance, la surpuissance. La symétrie du dessin indique l'ordonnancement du monde : dans un monde qui a perdu toute logique de signification, il reste une logique de structure. » Cela explique peut-être la rapidité avec laquelle les auteurs exécutent leurs oeuvres.

Communion avec l'univers

À la suite d'un choc émotionnel important, le monde de Zdenek Kosek s'est écroulé. « Ce fut le temps du chaos. L'entonnoir de sa perception aspira alors tout ce qui passait, sans espoir de maîtrise. Son cerveau ne faisant plus le tri, tout s'effondra. Le trou noir », écrit Barbara Safarova, dans le Journal abcd, n°2 (novembre 2005). « Ma tête était comme une ruche, un radar, un tourbillon. Perception, ouïe, odorat, vue, goût étaient tellement développés, que je me sentais littéralement prêt à éclater », raconte Zdenek Kosek. Il note aussi vite que possible toutes les informations qui le traversent, elles sont toutes liées, il le sait. Il comprend tout, la complexité du ciel et son interdépendance avec la terre, le battement de l'aile du papillon, la pluie sur les feuilles, la vitesse du vent et sa répercussion sur le temps qu'il fait. Il fait le temps, il voit tout. Pour exprimer cette complexité fidèlement, il invente un langage où chiffres, dessins, graphiques, couleurs, sciences et musique sont inextricablement liés en une seule signification. Dans ces moments de communion avec l'univers, il est comme survolté, surpuissant.

« L'affirmation de puissance sexuelle est présente dans toute son oeuvre, poursuit Barbara Safarova. Elle en est l'essence. Sa propre sexualité s'est transformée dans sa création : il a littéralement procréé ses diagrammes météorologiques. Tentatives d'auto-engendrement ? Réponse à l'énigme de son origine ? Dans ce sens, la série des femmes tatouées est exemplaire (cf. illustration ci-dessus). Kosek couvre la photographie pornographique de diagrammes, travail d'élaboration d'une précipitation. Le rythme du dessin témoigne de la vitesse croissante du geste, accélération qui aboutit à la formation d'une pluie qui tombe quelque part dans le monde mais qui macule aussi le corps. "L'érotation", comme il l'appelle, est la force qui s'étend à l'univers entier et l'anime, tout comme le corps de son auteur se répand et recouvre les paysages qu'il "dessine" ».

Cette sensibilité extra-ordinaire (en deux mots) semble dépasser les cinq sens. Les sens débordés, saturés, doivent se surpasser pour rendre compte fidèlement des impressions de l'instant. Au-delà des rêves, l'artiste plonge si profondément dans son inconscient que les images qui reviennent à la surface sont en relation avec l'inconscient collectif. Est-ce la raison pour laquelle l'oeuvre de chacun de ces artistes, bien qu'unique (elle ne ressemble qu'à elle même), raisonne en chacun de nous ?

En sortant d'eux-mêmes, les artistes acquièrent une vision globale, panoramique, aérienne. Cette vision, sorte de troisième oeil ou de sixième sens, explique peut-être comment un patient schizophrène parvient à avoir une connaissance stupéfiante de son corps. Cette vision endoscopique du corps est propre à la psychose. Un autre jeune patient, myopathe, a montré un don pour la cartographie en reproduisant sur un grand nombre de feuilles A4 une carte extrêmement précise. Les jonctions entre les feuilles sont parfaites. Le grand puzzle de ces morceaux de cartes reconstitué nous interroge : comment - au-delà de ce don pour la cartographie - parvient-il à mémoriser l'espace graphique et avoir une vision aérienne si précise ? L'histoire de ce patient pourrait se résumer dans ce mot d'ordre : « dessiner ou mourir », remarque Barbara Letellier(1).

Images de l'inconscient

Cette descente dans les profondeurs de la psyché explique peut-être certaines figures et images mythiques communes aux oeuvres d'art brut. Dans La Schizophrénie, Jung explique que le recours fréquent à des formes et à des reproductions archaïques lui a donné l'idée d'un inconscient fait non seulement de contenus de conscience originels perdus, mais aussi d'une strate plus profonde, avec un caractère tout aussi universel que les motifs mythiques qui caractérisent l'imagination humaine en général. Il existerait dans les fondements du psychisme humain une structure commune à tous les hommes ainsi qu'une nature collective de certains contenus de l'inconscient. L'artiste replonge dans son inconscient, il accède aux couches les plus profondes de sa psyché. Ses oeuvres sont l'empreinte de son cheminement psychotique. Une étude récente réalisée en Angleterre a montré que le substrat universel le plus profond de l'homme, se manifeste à travers le langage des images de l'inconscient. « Au cours des vécus psychotiques, ces images envahissent la sphère de la conscience avec une force irrésistible et abordent de façon désordonnée les sources du processus créatif. »(2)

« Des figures qui incarnent le mal, le mal absolu, surgissent et se concrétisent le plus souvent dans la figure du démon. Les limites de l'ombre du moi ont été dépassées. Et ce sont des images archétypiques de l'ombre collective, sous la forme la plus aisément reconnaissable dans notre culture, c'est-à-dire le diable, qui émergent. Ces représentations sont très fréquentes dans les délires et dans les peintures des schizophrènes ».(3) Nise da Silveira considère d'ailleurs que c'est la mise à nu de la psyché, jusque dans ses profondeurs les plus impénétrables qui entraîne le dévoilement d'autres aspects de l'ombre bien plus terrifiants encore. « L'ombre », dans la terminologie jungienne, « figure l'aspect dangereux de la moitié obscure et non connue de l'homme »(4). C'est le négatif, l'envers de la face que nous représentons au monde, la persona ou masque de l'acteur.

Théâtre d'ombres

« L'auteur d'art brut échappe ainsi aux principes qui nous gouvernent, reprend Bruno Decharme. Il est sous l'emprise de ses propres fantômes et obéit sans recul à leurs lois, plus totalitaires que les règles de la société. Dès lors, on ne peut parler de liberté mais plutôt de nécessité intérieure - dramatique en un sens - mais qui garantit aussi une authenticité de la création ». Vittorino Andreoli, psychiatre et ami de Carlo, définit son monde comme dissocié et détaché de la réalité extérieure(5).

« Lorsque la relation avec la réalité extérieure se fracture, elle laisse la place à une "logique" différente, à une vision du monde qui a ses propres paradigmes et séquences cohérentes et signifiantes. Il suffit de passer de la parole ordonnée rationnellement à la parole en tant que son ; on passe alors à la musique ou à un langage graphique susceptible d'être lu et étudié puisqu'il possède une cohérence particulière, une réitération et même une insistance obsessionnelle, et dont il est possible de tirer des significations achevées et une richesse extraordinaire qui méritent d'être approfondies. Il est certain que cette structure schizophrénique a eu une incidence sur l'élaboration créatrice de Carlo, et que l'isolement qu'elle a créé en lui a une signification créatrice considérable, ne serait-ce que parce qu'elle l'a détaché de la réalité extérieure, de ses problèmes et d'une perception de la vie qui, dans le "vécu" normal, ne permet pas d'écarter les soucis quotidiens pour plonger dans la création ». L'oeuvre de Carlo Zinelli (cf. illustration, p. 7) fait penser à une sorte de théâtre d'ombres : les personnages et les animaux y sont représentés de profil. Des mots et des chiffres s'y associent parfois. Le jeu d'ombres était très populaire en Italie lorsque Carlo était petit, il a probablement assisté à des représentations. Les personnages et les animaux « troués » de Carlo pourraient aussi correspondre aux petits trous de ces marionnettes d'ombre.

Métonymie

« Si les oeuvres d'art brut nous paraissent souvent à la fois étranges et familières c'est qu'elles sont construites sur le modèle des processus primaires où les mécanismes de déplacement et de condensation organisent les représentations à la manière de nos rêves, décrit Béatrice Steiner. Comme dans les jeux de langage, du type "marabout, bout de ficelle...", les images s'enchaînent sans souci de signification : le message se perd dans un océan de significations juxtaposées impossibles à décoder. Le déplacement opère volontiers sur le modèle de la contamination : ainsi, dans les dessins d'Aloïse, le regard contamine les seins, les corps, et apparaît dans toutes les formes d'ocelles qui s'y trouvent en abondance. La condensation réunit des représentations hétérogènes comme dans les dessins de Wölfli où des animaux mal identifiés se cristallisent avec des éléments décoratifs géométriques. L'effet métaphorique vaut seulement pour le spectateur (qu'est-ce que ça « représente » ?) car les personnes psychotiques sont davantage dans la métonymie - un élément vaut pour le tout - que dans la métaphore. »

Chacun de ces artistes a créé un univers dans lequel il évolue. En rupture avec la société, ils construisent un monde qui leur ressemble, un monde sans faille à la logique implacable. Ainsi, « Aloïse crée un univers à partir d'une scène inaugurale : son regard croise le regard de l'empereur, explique Béatrice Steiner (cf. illustration, p. 8). Cette scène intervient à un moment de sa vie qui est celui d'une déchéance : elle est en exil, gouvernante à la cour de l'empereur, car elle vient de se soumettre à l'autorité de sa soeur en renonçant à une relation amoureuse que sa soeur réprouvait. Elle est sauvée par le regard de l'empereur qui transmue sa défaite en victoire narcissique, ce qui explique qu'elle dessine et répète toute sa vie les scenarii de cette rencontre des regards, dédiés à la mémoire de la rencontre amoureuse, mais toujours pleins de fleurs (sa soeur s'appelait Marguerite). Aloïse commence par inscrire les deux yeux bleus puis construit le reste du dessin autour. Tous les corps d'Aloïse sont inoculés de regards. » Le regard marque une emprise, mais un monde clos, un monde où la rencontre amoureuse est possible, loin « du monde naturel d'autrefois » selon son expression. Les yeux bleus sans pupille d'Aloïse afficheraient le regard de ses personnages tout en aveuglant leurs yeux à la réalité.

Hors d'atteinte

Pour Michel Thévoz, Aloïse a eu le génie de tirer parti de sa terrible exclusion sociale pour libérer un génie féminin non aligné sur le modèle phallocrate. « Aloïse s'est servie de la peinture pour nier le monde qui la niait. Son génie, pour le dire cyniquement, c'est d'avoir exploité le bénéfice secondaire de la négation existentielle dont elle avait été la victime. Toutes les identifications qu'elle a cru pouvoir se permettre se sont retournées contre elle. Plutôt que de régresser en deçà de l'identité spéculaire, comme les schizophrènes normaux, Aloïse a choisi de passer de l'autre côté du miroir et de conjurer la menace identitaire par la fuite en avant. Puisque la beauté n'est pas de ce monde, elle sera la preuve de l'irréalisation et l'essence du monde imaginaire alternatif. Aloïse se met hors d'atteinte par l'esthétisme absolu. »

Jacqueline Porret-Forel, psychiatre, relate dans « Aloïse et le théâtre de l'univers » (éd. Skira) qu'après avoir établi une relation de confiance avec cette patiente, sa production picturale s'étoffe alors et parallèlement à cette efflorescence créatrice, l'état clinique d'Aloïse s'améliore. En 1963, Aloïse devint victime de son succès quand un amateur décida qu'il fallait « rationaliser sa production ». Un ergothérapeute l'assista dès lors, lui imposant le choix des couleurs et des légendes. Ces nouvelles contraintes ne lui permirent plus de vivre dans ce « grand théâtre de l'univers » qu'elle s'était construit. Après que le monde réel l'a tué une première fois, elle meurt l'année suivante. Cet exemple extrême montre combien l'art brut est distinct de l'art-thérapie.

Le délire du schizophrène est vital. Pour ces artistes schizophrènes, l'expression artistique est une nécessité. « Le délire est la construction du malade lui permettant de vivre dans sa réalité puisqu'il ne peut plus vivre dans la réalité "ordinaire". Un schizophrène, quand il construit quelque chose, c'est lui-même qu'il construit. Ce n'est pas simplement une "projection", c'est une indistinction », analyse Jean Oury dans Création et schizophrénie (éd. Galilée). Le système délirant est un système de survie. C'est une reconstruction dans un monde menacé perpétuellement. Une construction sans fin puisque la réalité ordinaire est insupportable.

Systèmes sans faille

La « catastrophe existentielle », souvent vécue comme une fin du monde par le patient, est suivie d'une reconstruction de la personnalité, comme après le déluge. « C'est dans cette perspective que tout ce qu'on appelle des "créations" au niveau de la psychopathologie, ayant ou non valeur "esthétique", peut servir à voir ce dont il s'agit dans cette reconstruction », conclut-il.

Où en est l'art brut aujourd'hui ? Vers où allons-nous ? « On trouvera la vérité d'une société, et de la nôtre tout particulièrement, non pas dans les principes qu'elle affiche, mais dans son rapport avec ce qu'elle proscrit », écrit Michel Foucault dans Histoire de la folie à l'âge classique. Le langage des exclus (verbal ou figuratif), en l'occurrence, le langage de ceux que nous désignons comme malade mentaux, risque bien un jour de nous caractériser nous, de représenter notre expression la plus significative.

Bruno Decharme envisage la folie comme une philosophie. « Ces artistes nous apportent un vrai savoir. Ce que vit Kosek est unique et absolument insupportable. Il n'y a pas plus logique qu'un fou. Ils construisent des systèmes sans faille, des systèmes totalement logiques et englobants. L'art brut ne cessera jamais. Tant qu'il y aura des fous, il y aura de l'art brut. Et même s'il y a de nouveaux traitements, la folie se réadaptera, elle prendra d'autres formes. »

De son côté, Michel Thévoz assure que si l'on entend à tout prix instituer une relation thérapeutique par la médiation de l'art, on doit l'envisager dans l'autre sens : « C'est aux artistes, c'est-à-dire ceux qui ont la capacité d'exploiter leurs ressources psychotiques, à nous soigner, nous les non-créateurs, irrémédiablement sevrés de nos fonctions enfantines. C'est l'impuissance artistique qui est pathologique. La véritable question qui se pose est la suivante : la mondialisation, l'empire de la pensée unique, la standardisation humaine, l'abrutissement médiatique, etc., auront raison du génie humain, ou, comme dans La Peste de Camus, faut-il admettre la survivance dans quelque repli social de ce bacille anthropologique qu'on appelait l'individualité ? ».

1- Cf. Présentation au séminaire de travaux dirigés du Pr Murielle Gagnebin, Paris III : « Critique de l'image ».

2- Cf. Art brut, images de l'inconscient, Nise da Silveira, éditions Halle Saint-Pierre-Passage piétons.

3- Ibid., p. 138.

4- Cf. La Psychologie de l'inconscient, Jung.

5- Cf. Carlo Zinelli, Vittorino Andreoli, Somogy éditions d'art.

Références

- L'Aracine et l'art brut, Madeleine Lommel.

- Carlo Zinelli, Somogy éditions d'Art.

- Aloïse et le théâtre de l'univers, Jacqueline Porret-Forel, éd. Skira.

- Art brut, psychose et médiumnité, Michel Thevoz, La Différence.

- Création et schizophrénie, Jean Oury, éd. Galilée.

Les autres références sur http://www.espaceinfirmier.com

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