Petits arrangements avec les mots - L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006

 

Vous

Vécu

Il est probable que, pour le malade, rendu hypersensible par la situation de crise où il se trouve, les mots aient un poids terrible et soient vécus comme autant de chocs. Il est certain que ces mots qui bouleversent ne sont pas forcément ceux avec lesquels le médecin prend le plus de gants...

Commençons par le mot « cancer ». Pour moi, lors de l'annonce de la maladie, il était tout simplement synonyme de mort. Les nuances qui sont évoquées dans le chapitre sur les cancers et l'idée qu'il existe, oui, de « petits » cancers, tout ceci m'était totalement étranger.

Je n'avais connu autour de moi que des personnes qui décédaient six mois après la découverte de la maladie. D'où - nouvel exemple de la relativité des réactions - ma joie lorsque, à la question : « Me voyez-vous vivante dans une année ? », Élisabeth(1) a prudemment répondu : « Oui, bien que pour la suite, ce soit plus difficile à affirmer. »

Comme quoi, tout est question de représentation. Les représentations que se font les médecins et celles que se font les malades sont nécessairement très différentes. Sans doute les représentations de chaque patient sont-elles aussi différentes. Si votre mère, votre tante et votre soeur ont été traitées avec succès pour un cancer du sein, vous apprenez votre maladie en vous représentant un avenir non mortifère.

métastases

L'exemple du mot « métastases » est intéressant... car il me donne l'occasion d'être en contradiction avec moi-même, ce qui est assez typique chez la personne malade...

Lorsque Élisabeth s'étonne du peu de réactions des patients à l'annonce de l'existence chez eux de métastases - comme si ce mot signifiait évidemment « gravité » ou « état qui empire, qui devient inquiétant » -, j'ai une tout autre interprétation qu'elle de cette indifférence. Il me semble que, pour le commun des mortels, ou du moins pour moi, « cancer = métastases » et « métastases = cancer ». J'ai un cancer, je suis sous le choc, on me dit que j'ai des métastases... eh bien oui, évidemment (puisque j'ai un cancer) !

D'où la surprise et le soulagement que l'on peut avoir à ne pas avoir de métastases et à considérer alors, peut-être à tort, que l'affaire est très bien engagée. Le cancer de l'ovaire, m'annonça Élisabeth au tout début, est assez particulier : il métastase peu. Parfait me dis-je, rassérénée. Où est le problème, dans ce cas ?

pas de quoi se réjouir

Je voyais bien que mon optimisme était mal venu. Renseignements pris, le cancer de l'ovaire, s'il ne se diffuse pas par le sang et ne migre pas à distance pour faire de « vraies » métastases, se répand dans l'abdomen par contact, par « extension locale ». Ce processus peut tout autant aboutir à un envahissement général et mener à la mort que celui des métastases. Il n'y avait donc pas de quoi se réjouir. Pourtant, cette absence de métastases dans mon champ personnel m'est toujours restée comme une accroche d'espoir.

De même que m'était sujet d'espoir le mot « petit » dans l'expression « petites granulations ». En effet, quand bien même vous devriez en mourir, l'extension par contact du cancer de l'ovaire est faite de choses qui ressemblent à des amas de grains de riz, de « petites granulations »... Petites, ça ne pouvait pas être si méchant que ça, je devais pouvoir en venir à bout... Bêtise de l'espoir que de se sentir rassérénée par un adjectif !

D'où le choc, le jour où un médecin généraliste remplit pour moi un formulaire administratif et résume mon « histoire » médicale par la formule : « cancer primaire ovarien avec micrométastases ». Quoi ? Des métastases ?

En réalité, je savais exactement de quoi il parlait, de ces fameuses « extensions locales », de ces granulations qui se répandent dans le ventre. Je savais aussi que son vocabulaire était à ce moment-là peut-être un peu inexact. Mais le fait de voir écrit le mot « métastases » m'a ébranlée... malgré le mot « micro » qui l'accompagnait.

difficile...

Certains mots ou certaines expressions ne suscitent pas de choc mais insinuent en vous un malaise, une angoisse. Il en est ainsi des litotes. J'en ai repéré une. J'ignore si elle est propre à Élisabeth ou à la profession. Il s'agit du mot « difficile », employé par exemple ainsi : « lorsque les choses deviennent difficiles » ; ou « dans ce cas, cela sera plus difficile » ; ou encore « si cela doit devenir difficile »... Il faut le savoir, lorsque le mot « difficile » pointe son nez, il s'agit de mort, ni plus ni moins. C'est une façon assez délicate de permettre, encore une fois, au malade de comprendre ou de ne pas comprendre, de comprendre et de ne pas comprendre. Mais une fois qu'on a bien intégré le vocabulaire, « diffi- cile » devient à son tour un mot choc...

1. La cancérologue dialoguant avec Anne.

en savoir plus

- Ce texte est extrait d'Apprivoiser le crabe(1), ouvrage écrit à deux voix par une cancérologue, Élisabeth, et une femme confrontée au cancer, Anne. Enrichissant dialogue où toutes les questions méritent d'être posées...

1- Apprivoiser le crabe, Élisabeth Lucchi-Angellier et Anne Matalon, éditions Phébus.