Travailler la nuit - L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 218 du 01/07/2006

 

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Mieux vivre

Vivre le jour, dormir la nuit. Et si on inversait ? C'est ce que font de nombreuses infirmières et aides-soignantes : elles travaillent la nuit et dorment le jour. Quelles avantages y trouvent-elles et surtout quelles sont les inconvénients qu'elles rencontrent en termes de santé ?

S'il perturbe le fonctionnement personnel et familial des infirmières en équipes alternantes, le travail de nuit, pour les infirmières en nuits fixes, est souvent lié à des motivations personnelles, sociales et familiales.

autonomie et indépendance

Certes, la compensation financière compte, mais l'autonomie et l'indépendance par rapport à la hiérarchie sont des critères primordiaux dans le choix du travail de nuit et participent à la satisfaction au travail, en dépit du déficit de sommeil. « Les infirmières de nuit ont plus de responsabilités et une qualité relationnelle accrue, tant avec les patients qu'avec leurs collègues », explique le Dr Madeleine Estryn-Béhar, médecin du travail à l'Hôtel-Dieu.

Ces avantages ne doivent pas faire oublier les conséquences néfastes du travail de nuit. Depuis 20 ans, de nombreuses études menées dans différents pays mettent en évidence l'influence des horaires sur la santé de ces femmes mais aussi sur la sécurité, la productivité, la vie familiale et sociale.

Le sommeil, la température centrale, l'activité nerveuse et endocrinienne, la fréquence cardiaque, la pression artérielle, la fonction rénale... Toutes ces activités biologiques sont régulées par des horloges internes.

rythmes biologiques

Chacune de ces activités varie selon un cycle circadien spécifique, rythmé par sa propre horloge interne. « Si l'alternance des périodes de veille et de sommeil, de lumière et d'obscurité est modifiée, notre horloge biologique peut être désynchronisée, prévient le Dr Estryn-Béhar. La récupération de la fatigue physique ou mentale est alors ralentie. » Ne pas respecter les rythmes biologiques provoque aussi des troubles digestifs liés au changement constant des heures de repas, amoindrit les réactions immunitaires, accélère le vieillissement, peut perturber le déroulement et l'issue d'une grossesse.

Cette désynchronisation s'amplifie progressivement. En quelques jours, les variations de température et de la fréquence cardiaque du cycle circadien sont modifiées ; le cycle des variations de la fonction rénale ou celui de l'activité endocrinienne le sont en quelques semaines. « On ne s'adapte donc pas au travail de nuit », assure le Dr Estryn-Béhar.

Les équipes de nuit le savent : on dort moins et moins bien le jour. Seul le sommeil de nuit permet de dépasser une durée de sommeil moyenne de six heures par jour pour l'ensemble d'une population de travailleurs. Et quelle que soit la combinaison d'horaires comprenant du travail de nuit, variables ou fixes, les troubles du sommeil existent. Les causes de la réduction de la durée et de la qualité du sommeil sont liées au rythme nycthéméral (succession du jour et de la nuit en 24 heures), qui dirige en particulier l'organisation des phases de sommeil. Mais le décalage par rapport au cycle naturel et à la vie sociale qui lui est associée (lumière, bruit) et les caractéristiques du travail précédant la période de sommeil jouent aussi un rôle majeur.

état anxieux, grande irritabilité

« Toutes les études montrent que c'est au moment où la température du corps est la plus basse, autour de 4 heures du matin, que l'activité du sommeil paradoxal est la plus importante. Cette phase permet notamment la récupération de la fatigue mentale. Sa réduction provoque un état anxieux, une plus grande irritabilité, un plus

grand appétit dont la conséquence est une prise de poids. La réduction du sommeil perturbe aussi la récupération physique et donc la vigilance. L'attention, la performance et la capacité d'adaptation à une situation nouvelle diminuées pouvant entraîner des risques d'erreurs et d'accidents. Entre 3 heures et 6 heures du matin, le temps de réaction se dégrade et l'activité de surveillance est au minimum entre 1 heure et 5 heures du matin, sorte de sanctuaire du sommeil », précise le Dr Estryn-Béhar. Sans oublier que l'âge et l'ancienneté dans le travail posté augmentent les risques de développement de pathologies.

vie privée et sociale dégradée

S'il perturbe les rythmes biologiques, le travail de nuit peut également affecter la vie familiale et sociale. « Le travail en poste de nuit et l'éducation des enfants en bas âge pour les femmes, sont une source de fatigue accrue conduisant souvent à une dégradation des relations familiales », note le Dr Estryn-Béhar. Dans le couple, si le conjoint a un rythme diurne, la nécessité pour le travailleur posté de dormir pendant la journée crée un décalage. Les interférences du travail de nuit jouent aussi sur la vie sociale : les activités collectives culturelles, éducatives, politiques, syndicales ou sportives sont écartées au profit d'activités individuelles comme la lecture ou le jardinage. Conséquence : au cours des années, le nombre des amis en dehors de la sphère professionnelle diminue. Des éléments à considérer dans le choix d'un poste nocturne.

nos conseils

- Manger à heures fixes et trois repas équilibrés en période de travail comme en période de repos.

- Prendre un petit-déjeuner au retour de la nuit de travail, un repas léger après la période de sommeil diurne et dîner avant la reprise du travail de nuit.

- Éviter le grignotage au cours des nuits de travail et pendant les périodes de repos.

- Se coucher le plus tôt possible après la nuit de travail.

- Instaurer le calme et la pénombre, dormir six heures d'affilée.

- Les jours de repos, récupérer sa dette de sommeil en dormant le plus possible.

- S'imposer des horaires aussi réguliers que possible.

- Exercer une activité physique au moins une fois par semaine.

- Des troubles visuels, possiblement liés à des problèmes de convergence, peuvent survenir. Ils peuvent être soulagés par des séances d'orthoptie.

En chiffres

Durée de sommeil

> Les jours de travail, la durée du sommeil des soignantes, en horaire fixe de nuit, est en moyenne plus courte de 2 heures que chez les soignantes en horaire fixe du matin.

> En nuit fixe, 60 % des soignantes dorment 6 heures, voire moins.

(Estryn-Béhar, 1978)

> Une cohorte de 500 infirmières d'hôpitaux régionaux est suivie tous les cinq ans par France Lert avec le soutien de la Direction des hôpitaux. Ces infirmières, en travail alternant avec nuits, ne dorment en moyenne que 6 h 26. Elle indique aussi que les infirmières alternant matin et après-midi sans nuit, dorment 7 h 25 en poste du matin et 9 h 15 en poste d'après-midi.

Troubles du sommeil

> Une étude sur 1 505 soignantes de 12 services révèle que le mauvais sommeil (moins de 6 h de sommeil les jours de travail, problèmes de sommeil les jours de travail et de repos) concerne 27 % des soignantes de jour, 31 % des soignantes de l'après-midi et 51 % des soignantes de nuit.

(Estryn-Béhar, 1990)

> Les troubles du sommeil les jours de travail concernent 57,8 % des femmes en nuit fixe et 58,5 % des hommes ; 58,5 % des femmes avec des horaires alternant nuit et jour et 60,8 % des hommes ; 45,1 % des femmes en horaire fixe du matin et 47,1 % des hommes.

(Escriba et coll., 1992)

témoignage

Fatigue et humanité

« Mes troubles du sommeil m'ont conduite à choisir un secteur où l'on peut travailler de nuit, remarque Cécile Marchand, 33 ans, infirmière de l'équipe de suppléance de l'hôpital Saint-Louis (Paris). J'ai un emploi du temps (trois nuits, deux jours de repos puis quatre nuits, cinq jours de repos) moins intense que dans la plupart des établissements. Cela me permet de conserver une vie sociale et de couple stable, ce qui est rare dans ce métier. Malgré cela, au fil des années, je fatigue. La qualité de mon sommeil s'est dégradée et, en période de repos, je suis incapable de me coucher avant 2 heures du matin. Les premiers jours, c'est perturbant de se recaler sur un rythme normal. Beaucoup de mes collègues ont recours aux somnifères pour remédier à ce décalage. Difficile aussi de conserver une alimentation équilibrée et donc un poids stable. En contrepartie, le travail de nuit permet d'établir des relations privilégiées avec les patients, qui, enfin seuls et au calme, expriment leurs émotions. Cette humanité gagne les relations entre collègues, médecins ou infirmières et fait place à une réelle solidarité. De plus, nous jouissons d'une autonomie qui rend difficile le retour en équipe de jour. »