Sarajevo
Reportage
Quarante-cinq ans de gestion communiste sous Tito, près de quatre années de guerre... La Bosnie-Herzégovine panse ses plaies. Dans le service de médecine physique et de réadaptation du CHU de Sarajevo, infirmières, kinés et médecins soignent dans des conditions difficiles.
« Je suis comme mon pays, comme cet hôpital, cassé de partout mais vivant. » Goguenard, avachi dans son fauteuil roulant, Edin philosophe. Posté au soleil à l'entrée du service de rééducation du CHU de Sarajevo où il est hospitalisé depuis quinze jours, il amuse la galerie. « Saletés de blessures de guerre, à cause de vous me voici de retour dans le service. Comme si je ne le connaissais pas de fond en comble ! »
La guerre... encore et toujours. Terminée depuis plus de dix ans mais encore partout présente, à l'hôpital comme dans l'ensemble du pays. Présente dans les esprits et dans les chairs. Entre 1992 et 1995, la Bosnie-Herzégovine fut ravagée par le plus terrible des conflits qui ensanglantèrent les Balkans dans les années 1990. Musulmans, Serbes et Croates, qui cohabitaient depuis des centaines d'années, se déchirèrent. Bilan : plus de 200 000 morts et 2,2 millions de personnes déplacées... soit plus de la moitié de la population. Une véritable hémorragie humaine qui pèse fortement sur la reconstruction du pays.
Armela, pimpante petite brune, a les yeux qui se voilent lorsqu'elle évoque ces années terribles de sa vie d'infirmière. Les balles qui frappent au hasard les passants, le poêle à bois pour stériliser les seringues, les pansements bricolés avec des rideaux, les chirurgiens qui opèrent à la bougie. « Et tous ces hommes, qui arrivaient du front en mille morceaux. » Le service de rééducation du CHU a d'ailleurs été créé spécialement pour eux. Car avant la guerre, la médecine physique n'existait pas en Bosnie. On ne parlait que de thermalisme, un peu comme en France jusque dans les années 1970.
Médecins et soignants qui avaient opté pour cette spécialité travaillaient dans un centre en banlieue de Sarajevo, Hilidja, réputé pour ses sources d'eau chaude. Quand, en 1992, le bâtiment a été détruit par des obus, le personnel a été rapatrié au CHU, les uns dispersés dans les différents services, les autres regroupés dans la nouvelle unité de rééducation. Un petit bâtiment vieux de cent ans leur a été alloué, la Croix-Rouge norvégienne a fait le reste : fourni du ciment pour consolider les murs, offert fauteuils roulants, matériel de soins d'urgence et équipement pour une salle de kiné.
Dix ans plus tard, les invalides de guerre hantent toujours les couloirs du service, les équipements de soins modernes manquent encore, et médecins et soignants souffrent d'un cruel retard de formation occasionné par la guerre. Mais au moins les armes se sont tues, et le service a rouvert dès 1995 à la médecine civile. Accidents de la route, AVC et autres traumas...
Le service compte 60 lits, sans compter les consultations externes. Autour des patients, une équipe de... 88 personnes ! Vingt-et-un médecins, 37 infirmières, 18 kinés, neuf femmes de ménage, deux brancardiers et une secrétaire ! Soit un médecin pour trois lits. À l'image de l'ensemble du CHU où l'on compte en moyenne un médecin pour cinq lits. Sans compter les consultations externes, bien sûr.
Mais gare aux apparences ! « Ce système absurde instauré sous Tito multiplie le personnel sans définir clairement la tâche de chacun, et c'est finalement le soin aux malades qui en pâtit, s'emporte Slavica, médecin. Autre héritage catastrophique : la charge de travail qui incombe aux infirmières : celles-ci doivent non seulement prodiguer les soins infirmiers aux malades... mais aussi faire office d'aides-soignantes car ce poste de travail n'a jamais été développé dans notre pays ! Je ne sais pas comment elles font. »
À ses côtés, Sabina acquiesce. Doucher les patients, changer leurs pansements, leur donner à manger, puis repasser dans les chambres pour les piqûres et les médicaments... « Au final, nous avons beau être 37 infirmières, nous avons parfois du mal à bien accomplir notre travail. Surtout en ce qui concerne les soins indirects : savoir comment vont les patients, prendre le temps de discuter avec eux... cette partie essentielle de notre métier passe souvent au second plan. C'est frustrant pour nous, et dommageable pour les malades. » Occupée à préparer un énième plateau de soins, la jeune femme sourit d'un air las. « Parfois, j'ai l'impression d'être un robot du pansement et du bavoir. D'autant que l'accompagnement aux soins n'est pas encore totalement entré dans nos pratiques quotidiennes. »
Héritage du système titiste, héritage de la guerre... soignants et médecins des hôpitaux bosniaques doivent gérer une double transition bien compliquée. « Si encore nous gagnions correctement notre vie ! soupire Armela. Mais les salaires sont ridiculement bas à l'hôpital, comme dans la plupart des secteurs d'activité. » Au CHU, une infirmière gagne entre 300 et 350 Euro(s), une infirmière chef ou un kiné 500 Euro(s), un médecin la même somme. Le coût de la vie lui, est à peine moins cher qu'en France. « Comment voulez-vous vivre ? Ou vous investir dans votre travail ! » tempête Slavica.
La guerre a fait plonger l'économie du pays, la lassitude règne chez les soignants. Même la direction du CHU et des différents services font la course aux subsides. Les finances de l'hôpital sont gérées par les autorités locales. Pour obtenir des nouveaux lits, un scanner neuf, les chefs de service doivent séduire les politiciens de tous bords. Face à ces difficultés économiques, le soutien vient alors souvent des coopérations bilatérales, avec les pays d'Europe. Au CHU, les services qui en ont profité - pédiatrie, orthopédie notamment - ont passé un cap fondamental. Le service de rééducation a encore du chemin à parcourir. Et mise pour cela sur les plus jeunes de l'équipe. En espérant qu'ils restent.