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Vécu
Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !
Qu'on le veuille ou non, les infirmières sont également des femmes. Ce particularisme, charmant par ailleurs, n'est pas sans effets secondaires. Il provoque certains dégâts collatéraux, à types de congés maternité, fortement anxiogènes pour les DRH hospitaliers.
Lorsque ma collègue Stéphanie est tombée enceinte cet hiver-là, je n'ai pas vu venir le danger. Sa grossesse lui donnant quelques soucis, il était hors de question de la faire travailler en nocturne avec un tour de taille en dilatation instable...
La surveillante m'a alors proposé trois semaines de nuit supplémentaires (dont une en juillet). J'ai accueilli cette perspective favorablement, rempli de compassion envers ma camarade. En effet, je n'avais aucun projet pour le début des vacances d'été, du moins pas encore... Il faut dire que (avec une majorité de Français), mon loisir préféré est l'autoflagellation nationale ; jamais je n'aurais pu imaginer voir notre équipe de foot en finale de la coupe du monde. Et pourtant, qui l'eût cru ? !
Nous voilà donc ce 12 juillet 1998 : pendant que Stéphanie gère le déplacement problématique de son centre de gravité, j'arrive à l'hôpital en essayant d'assumer mon amour tout neuf du ballon rond... Je suis vraiment le roi des crétins ; travailler un jour pareil ! Mais je ne suis pas le seul et je retrouve les autres cocus d'astreinte scotchés devant la télé.
Le sacrifice que nous faisons pour le maintien du service public est cependant adouci par une franche convivialité. Les appareils médicaux sont remplacés par des ustensiles nettement plus ludiques : crécelles, cornes de brume, confettis... Si le téléphone du Smur vient à sonner, j'arrive à douter que nous puissions l'entendre dans ces conditions. Mais après tout, ce n'est pas comme si on était un service hospitalier...
La soirée commence donc avec une certaine décontraction ; les salles de soins sont vides, les malades potentiels ayant la délicatesse de rester chez eux afin de faire la même chose que nous. Nous ne sommes toutefois pas à l'abri d'un asocial détestant le sport. Mais cette épée de Damoclès, à laquelle personne ne veut penser, a le bon goût de nous laisser voir le début du match sans nous les briser.
21 h. Les 80 000 spectateurs du stade de France et les dix cocus se lèvent pour saluer le coup d'envoi.
21 h 05. Nous sommes encore debout, en train de crier devant la télé. Hors de contexte, on serait tous bons à enfermer.
21 h 10. L'équipe de France se surpasse grâce à nos encouragements.
21 h 15. L'épée de Damoclès nous fout toujours la paix. Elle a plutôt intérêt.
21 h 20. Les 80 010 spectateurs se rassoient. Quand même.
21 h 22. Emmanuel Petit a la bonne idée de tirer un corner ; la balle rebondit sur la tête de Zidane qui s'en débarrasse dans les buts de Taffarel. Je te raconte pas l'ambiance autour du poste...
21 h 24. Le niveau sonore repasse de 115 à 90 décibels. Un peu de calme, ça fait du bien...
21 h 28. Damoclès et son épée à la con nous dégringolent dessus ; une ambulance nous agresse en se garant devant le service !
21 h 29. J'ai autant envie d'aller à sa rencontre que de flirter avec une méduse, mais je n'ai pas le choix ; l'épée en question, de sexe masculin, est âgée de 70 ans et pèse dans les 110 kg. Ceci dit, là n'est pas la question ; sa visite est plus motivée par un grave trouble respiratoire, iden- tifié par le médecin traitant comme un oedème du poumon.
21 h 29 et 30". Aidé par Jean-Luc, ravi, j'installe le monsieur en salle 1. Celui-ci n'est pas très en forme. En fait, vu l'engorgement de son système circulatoire, il est en train de se noyer. Je vais chercher le responsable de la brigade fluviale.
21 h 31. Fabrice pose sa corne de brume...
21 h 33. Thuram, Lizarazu et Cie maintiennent la pression.
21 h 35. Ladite pression est trop élevée chez M. Damoclès ; nous la diminuons selon un protocole bien défini.
21 h 40. Ledit protocole prévoit un sondage urinaire inclus dans le forfait.
21 h 44. Le résultat du sondage est positif ; le sac commence à se remplir.
21 h 45. Le niveau sonore de la salle du Smur repasse à 115 décibels ; Zidane s'est encore débarrassé du ballon. Dans les tribunes, la bière coule à flots.
21 h 47. J'ai raté la tête de Zidane, mais pas la vessie de M. Damoclès ; l'urine coule à flots. Les cocus d'astreinte également ; c'est la mi-temps et ils sentent confusément la nécessité de venir voir ce qui se passe. M. Damoclès étant toujours en petite forme, leur présence n'est pas superflue. Pendant qu'à la télé, toutes les marques de France et de Navarre se proclament partenaires des Bleus, nous essayons de ne pas devenir le fournisseur officiel des pompes funèbres municipales.
Avec une conscience extrême du temps qui passe, la brigade fluviale se déchaîne ; tel un commando anti-OGM sur une parcelle de maïs transgénique, la manip radio et le médecin de garde fondent sur leur victime. Bientôt, le maïs est par terre et le paysan est furax. Mais notre patient va bien mieux et c'est l'essentiel.
22 h. Reprise du match ; l'équipe à José Bové arrête le fauchage, brutalement.
22 h 05. M. Damoclès n'est plus essoufflé. Par contre, les Brésiliens et la France black-blanc-beur le sont à nouveau.
22 h 08. La famille de notre invité déboule aux urgences ; son fils a l'air soucieux. Je m'apprête à le rassurer en lui confirmant les deux buts d'avance, mais quelque chose me retient ; un reste de tact, peut-être ?
22 h 11. Un extraterrestre allergique au football débarque à l'accueil ; il me dit souffrir d'une verrue plantaire depuis une semaine. Je suis fier de moi car je réussis à lui répondre sans l'insulter.
22 h 12. J'informe Fabrice de l'arrivée du roi du gag qui a mal au pied. Il laisse sa crécelle et va aux nouvelles. Je suis fier de lui car il l'examine sans lui mettre une tarte ; il y a effectivement une verrue près du gros orteil mais le diagnostic principal relève plus de la psychiatrie ou du handicap mental.
22 h 14. Notre comique retourne à l'Académie du rire avec un rendez-vous de consultation en chirurgie. Heureusement, il n'insiste pas pour être opéré le jour même ; il échappe ainsi à une lobotomie certaine.
22 h 25. Dessailly joue au maillon faible et se fait virer du terrain. Un frisson d'angoisse parcourt l'assemblée.
22 h 31. Fabrice récupère le bilan sanguin de M. Damoclès ; il enlève son nez rouge, son chapeau pointu, et va parler à sa famille postée en salle d'attente.
22 h 33. Fabrice revient en courant après avoir autorisé Damoclès junior à quitter le banc de touche. Je rejoins celui-ci auprès de son père, puis reprend mes navettes entre la salle 1 et le Stade de France. À force de cavaler, moi aussi je suis essoufflé.
22 h 45. Fin du temps réglementaire ; le frisson d'angoisse fait ses valises.
22 h 47. Cerise sur le gâteau : Emmanuel Petit crucifie Taffarel en marquant un troisième but.
22 h 48. Nous sommes champions du monde ; Fabrice et Jean-Luc montent sur la table, Chirac grimpe dans les sondages. Au passage, il embrasse Jospin et ses petits camarades de la tribune présidentielle. José Bové et le propriétaire du champ de maïs font la même chose. Le football sert au moins à ça...
Mes souvenirs d'après match sont confus ; beaucoup de bruit, une fausse alerte cardiaque, quelques pochtrons assez joyeux... J'aperçois Taffarel venu prendre rendez-vous auprès d'un chirurgien, mais pas à cause d'une verrue plantaire ; il serait demandeur d'une opération esthétique afin de ne pas être reconnu à sa descente d'avion...
À 7 h 10. Je sors de l'hôpital ; il y a du monde plein les rues.
À Rio, les psychiatres font des heures sup' ; une vague de dépression inexpliquée s'abat sur la population brésilienne.
7 h 30. Je me mets au lit, Simone me demande si je connais le résultat final.
Un peu que je suis au courant : urgences 1, pompes funèbres 0. On est les champions, on est les champions...