Henry Crotter sait qu'il crée un emploi... - L'Infirmière Magazine n° 220 du 01/10/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 220 du 01/10/2006

 

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Vécu

En faisant sa toilette à un petit vieux dans un service de rhumatologie où il est resté deux jours seulement, en mission intérimaire, Henry Crotter, en retournant sur son lit le petit vieux perclus de rhumatismes, d'arthrose, d'artérites et de troubles thromboemboliques (c'est Henry Crotter qui m'a expliqué tous ces mots), en plus il était paralysé d'un bras et de la moitié du torse le petit vieux, Henry Crotter, pendant qu'il frottait d'un côté puis de l'autre, mettait les doigts dans les oreilles, grattait fort dans les interstices digitaux des pieds et sous les bras, soulevait, frictionnait, tapotait pour faire recirculer le sang dans les jambes et les mains, retournait pour laver le dos et les fesses, Henry Crotter il pensait globalement que, si ce monsieur il avait préféré se suicider dans son lit chez lui tranquille pour finir ses vieux jours dans la dignité et la sérénité plutôt que de venir là à l'hôpital pour que lui, Henry Crotter, et les autres, même s'ils sont dévoués dans l'exercice de leurs fonctions, lui fassent faire tous les matins et tous les soirs tous ces exercices fatigants et inutiles, eh bien lui, Henry Crotter, il n'aurait pas de travail car il ne sait plus rien faire d'autre, c'est à peine s'il a son permis de conduire encore valable.

leçon de civisme

C'est des réflexions philosophiques que Henry Crotter il se fait comme ça à lui-même quand il travaille et ne pense à rien d'autre. C'est comme pour les papiers. Henry Crotter, il sait que tous les papiers qu'il jette par terre dans la rue même dans les autobus quand personne ne le voit, c'est pour que quelqu'un d'autre les ramasse tout à l'heure car c'est son emploi de ramasser les papiers et tous les détritus. Si c'était propre, il ne pourrait pas travailler et ça ferait un chômeur de plus. C'est pour ça qu'Henry Crotter ne jette jamais ses détritus dans les petites poubelles à cet effet dans la rue, car ça serait priver un chômeur de son emploi qui n'aurait plus rien à ramasser par terre si tout le monde faisait comme ça. Il faut être civique, un point c'est tout. Et la solidarité nationale, c'est ça aussi, les uns créent de l'emploi pour les autres et ainsi de suite. Si tout le monde faisait comme ça, il n'y aurait plus de seuil de pauvreté dans la France, et tout le monde aurait de quoi subsister à ses moyens. Mais les gens sont un peu égoïstes, il pensait Henry Crotter, en séchant le vieux monsieur pour qu'il n'attrape pas froid. C'est comme pour le tri sélectif dans les poubelles collectives. Ça c'est une vraie arnaque, il pensait Henry Crotter, c'est fait pour supprimer de l'emploi. Si c'est lui, Henry Crotter, qui le fait le tri sélectif dans les poubelles de son immeuble et même dans les poubelles de sa mère, les pauvres ouvriers qui le faisaient jusque-là dans le grand centre des dépôts des poubelles municipales qu'est-ce qu'ils vont faire, eux ? Il faudra les licencier sec car l'emploi aura disparu vu qu'ils n'auront plus de tri sélectif à faire, eux.

tri sélectif

Il faut être plus malin que les décideurs politiques qui nous demandent, comme ça, gentiment, de faire nous-mêmes le tri sélectif, pour l'écologie et la planète soi-disant, et après ils se débarrassent des camarades ouvriers dans la déchetterie sous prétexte qu'il n'y a plus de tri sélectif à faire car les gens ils ne voudraient plus qu'on le fasse à leur place et ils préféreraient le faire eux-mêmes maintenant. Ça fait des économies et des bénéfices pour le pouvoir en place quand il vire comme ça des pauvres ouvriers de leur emploi légitime. C'est pour ça que, quand il a fini de nettoyer le vieux sur son lit, Henry Crotter il jette par terre un peu d'eau sale, exprès, et les gants de toilette en papiers qu'il s'est servis, et même un peu des matières naturelles du vieux qu'il a récoltées dans la couche pour bébé qu'on leur met pour pas qu'ils salissent le lit quand ils ont besoin de faire leurs besoins. Comme ça, la femme de ménage, c'est impossible que l'hôpital il la vire sous le prétexte qu'il n'y a plus rien à faire, car quand elle arrive après elle trouve tout ça par terre et elle est contente car c'est son emploi qui est sauvé là.

cumulards

Mais il ne le dit à personne ça, Henry Crotter. Il déplore juste que tout le monde il veut tout faire par lui-même, même si pour ça ils font des heures supplémentaires qui ne sont pas payées car personne ne les oblige, et en plus ils veulent tout faire par eux-mêmes, même les emplois qui ne dépendent pas de leur responsabilité et de leurs compétences. Ça s'appelle des cumulards, il en connaît plein. C'est des salauds qui piquent le boulot des autres, comme ça, pour être bien vus, c'est tout, et qui détruisent des emplois et jettent dans la précarité des gens qui ne leur avaient rien fait. C'est comme si le médecin il décidait subitement, un jour, comme ça, sans raison, de faire la piqûre et la toilette aux malades, à sa place à lui, Henry, hein ! Qu'est-ce qu'il ferait alors, lui, Henry Crotter ?

en savoir plus

- Ce texte est extrait de Mon cahier d'Henry Crotter(1), ouvrage écrit par un infirmier, Aïssa Lacheb-Boukachache. Chronique savoureuse de la vie d'Henry, 40 ans, infirmier intérimaire cerné par une mère envahissante, des surveillantes emmerdantes (« tarées maquillées qui se croient à l'armée ») et des malades peu coopérants. À lire absolument...

1- Mon cahier d'Henry Crotter, Aïssa Lacheb-Boukachache, éditions Labor.