Traiter la maltraitance - L'Infirmière Magazine n° 220 du 01/10/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 220 du 01/10/2006

 

violence

Dossier

Signalement d'un voisin, traces de coups, soupçons d'abus sexuels... Quand la violence menace les enfants, les associations et les professionnels de santé sont en première ligne.

Environ 19 000 enfants ont été signa- lés comme maltraités en 2004 et 95 000 « en risque ». L'Odas (Observatoire national de l'action sociale décentralisée) qui fournit ces chiffres, distingue les deux catégories. La définition de la maltraitance s'applique aux victimes de violences physiques, de sévices sexuels, de violences psychologiques, de négligences lourdes, ayant des conséquences graves sur son développement physique et psychique.

Situations variées

Un « enfant en risque » est un enfant qui connaît des conditions d'existence risquant de compromettre sa santé, sa sécurité, sa moralité, son éducation ou son entretien, sans pour autant être maltraité. C'est l'ensemble de ces enfants que recouvre la notion d'« enfants en danger ».

De nombreuses émissions audiovisuelles témoignent de l'extrême sensibilité que la société prête aujourd'hui à ce sujet longtemps passé sous silence. Occasionnellement, lors d'un procès médiatisé ou d'un témoignage diffusé sur les ondes, le numéro d'écoute ouvert à tous de L'Enfant bleu est saturé d'appels. Cette association de défense des victimes possède son siège à Paris et plusieurs antennes régionales. Bénévoles et professionnels pluridisciplinaires assistent les jeunes et leur famille dans des démarches longues et difficiles en proposant une écoute, une aide juridique et un accompagnement thérapeutique. Les personnes qui contactent l'association sont à 75 % des parents, et dans 60 % des cas des mères (contre 13 % de pères). La majorité des enfants concernés (67 %) ont moins de 6 ans. Les parents téléphonent à tous les stades d'une procédure, souvent déjà en cours, de la simple présomption à la prochaine ouverture du procès, lorsqu'ils ont besoin d'être conseillés ou lorsqu'ils pensent avoir épuisé tous les recours.

En 2005, L'Enfant bleu a ouvert 330 dossiers de suivi pour des situations très diverses : un enseignant dérouté ne sachant pas comment agir, un prof de sport à qui une élève a confié avoir subi des attouchements d'un de ses collègues, un jeune homme qui s'engage dans une procédure pour des faits remontant à l'enfance, des cas de violence intrafamiliale lors d'une séparation conflictuelle...

Confusion

« On relève un pourcentage important de situations confuses. Il est indispensable de comprendre exactement ce qui se passe dans la famille pour aider l'enfant, observe Sandra Montels, juriste de l'association. Je ne constate pas d'augmentation des cas où l'un des parents profite de la situation, accuse l'autre à tort pour récupérer son enfant par exemple. En revanche, ce que je note, c'est le nombre plus important de mères sanctionnées parce qu'elles ont porté plainte contre le père pour maltraitance. Même lorsqu'une procédure est en cours en parallèle, la garde peut alors être confiée au parent présumé maltraitant. Assiste-t-on à un retour de balancier ? Les juges se montrent plus méfiants quant à la parole de l'enfant et aux allégations des adultes. De plus, les associations de pères sont très actives. »

Le travail de L'Enfant bleu consiste en un long et patient parcours de reconstitution des faits, de soutien, en collaboration avec le réseau qui entoure l'enfant ou la jeune victime : école, assistantes sociales, éducateurs en milieu ouvert, médecins, services du juge... Les dossiers ouverts le sont presque toujours pour des périodes longues : « Cependant, parfois, commente Camille Cayol, bénévole à L'Enfant bleu, nous contribuons rapidement à débloquer certaines situations : une voisine s'inquiète pour un enfant qu'elle sent en danger. Elle me donne l'adresse, le nom de la famille. Je contacte la Protection maternelle infantile du secteur, qui se déplace, assistée d'un traducteur parce que la mère ne parle pas français et vit très isolée. On comprend que la situation présentée au téléphone était très exagérée, mais notre intervention, et surtout celle de l'assistante sociale a permis de créer du lien. »

Tabous

Face au maillage des intervenants, l'accompagnement des personnes s'avère utile : lors d'un procès par exemple, mais aussi plus tôt, à certaines étapes du parcours de la procédure, lors des visites à la brigade des mineurs. « Certaines personnes sont très isolées et fragiles, observe Isabelle Jacquelin, psychologue. Je pense notamment aux adultes, anciennes victimes, qui, lorsqu'elles entreprennent de porter plainte, se font balader d'un commissariat à l'autre... L'accueil des victimes demeure insatisfaisant : on pense toujours que l'information et la sensibilisation sont passées dans les commissariats, mais en vérité, les consignes sont sans cesse à rappeler. Nous animons des formations pour les gardiens de la paix, mais elles sont bien trop brèves. Je pense aussi à d'autres corps de métier où le sujet reste tabou, comme celui des enseignants ou des médecins... et même celui des psychologues, finalement ! On ne reçoit pas beaucoup de formation sur ce sujet. »

À l'unité médico-judiciaire (UMJ) pédiatrique de l'hôpital pour enfants Trousseau (Paris XIIe), la qualité de l'accueil des victimes est justement l'un des objectifs premiers. Cette consultation, unique en France, reçoit des mineurs sur réquisition judiciaire (du Parquet ou d'un officier de police judiciaire), et s'est spécialisée dans la prise en charge des jeunes victimes d'agression sexuelle, même si l'unité accueille également des mineurs victimes d'autres formes de violences (violence scolaire, notamment). « Nous bénéficions du luxe de pouvoir prendre le temps. Le temps nécessaire pour examiner l'enfant ou l'adolescent, mais aussi pour s'occuper du parent angoissé. Une mère qui sait que sa petite fille va être examinée projette ce qu'elle connaît d'une visite gynécologique. Savoir que l'on n'utilisera pas le spéculum et qu'un examen externe suffit en général à visualiser l'hymen contribue en général à l'apaiser. Le parent est présent lors de l'examen si l'enfant le souhaite. » Patricia Vasseur, puéricultrice, et Michèle Myara, infirmière, travaillent et communiquent avec passion sur leur mission et leur savoir-faire. Très motivées, toutes deux ont intégré l'UMJ, à son ouverture (à l'automne 2003) et peu après, ont rejoint l'équipe de Caroline Rey, pédiatre légiste et responsable de cette unité, qui a reçu, en 2005, 185 victimes d'agressions sexuelles.

Joséphine la grenouille

Le déroulement de l'examen diffère en fonction de l'âge de l'enfant. Chaque geste est expliqué, une grenouille en peluche (baptisée Joséphine et devenue la mascotte de l'unité) sert à montrer aux petites-filles la position gynécologique. Lors de l'examen, des prélèvements sont effectués - enfermés ensuite dans un congélateur sécurisé - et des photographies prises.

L'UMJ de Trousseau bénéficie d'un confort de travail enviable. Elle accueille environ 1 000 personnes par an, quand d'autres unités, dotées d'un effectif comparable, en reçoivent jusqu'à 40 000. Inévitablement, la prise en charge s'en ressent. Dans certains services des unités les moins bien loties, les enfants doivent attendre dans une salle commune, avec des adultes victimes d'agressions, et voient passer, par la baie vitrée, les gardés à vue, menottés sortant des cars de police.

« Nous avons reçu à l'UMJ des victimes, devant subir un examen gynéco, angoissées par des heures d'attente dans une autre unité pour ne finalement pas être examinées, signale Michèle Myara. Beaucoup confient que l'examen a été difficile, comme si c'était un second viol. Venir ici, c'est vécu comme un début de réparation. On peut toucher le corps et l'examiner sans que ce soit traumatisant, en respectant la pudeur. »

Interventions en Ifsi

Les compétences de la puéricultrice et de l'infirmière se complètent, l'une travaillant davantage avec les adolescents, l'autre avec les petits. Des connaissances complémentaires utiles lors de la rédaction des fiches d'observation, mais aussi lors des travaux de recherche et des articles que le duo élabore de concert : « Les examens après un abus sexuel sont longs et délicats et nous avons ressenti le besoin d'expliquer notre travail en publiant des articles et en détaillant les étapes des examens et la méthodologie des entretiens. On peut aussi communiquer à un congrès des urgences pour présenter les étapes importantes à respecter lorsqu'on reçoit ce type de victimes. De même, nous intervenons en Ifsi et dans les écoles de puéricultrices, où le sujet est, malheureusement, seulement développé dans les modules optionnels. »

Les professionnels interrogés soulignent l'importance de travailler ensemble sur ce sujet délicat pour lequel, finalement, procédures et savoir-faire sont peu connus. « Les médecins de ville ou d'hôpital nous appellent pour des conseils pratiques : que faire en premier ? Comment signaler ? » note Patricia Vasseur. L'une des clés du travail en réseau est la compréhension de la mission de chacun et la recherche d'un langage commun : « Nous sommes amenés à travailler avec des métiers différents, remarque Isabelle Jacquelin. À nous de nous efforcer de ne pas nous montrer trop jargonneux et dire les choses simplement : nos rapports au juge, par exemple, doivent être lisibles et bien écrits. » Pour parfaire leurs connaissances, Patricia et Michèle veulent connaître toutes les étapes de la procédure, qui dure souvent deux ou trois ans. Elles connaissent déjà la brigade des mineurs, les éducateurs, et se rendront prochainement aux assises.

Prévention à l'école

Une autre clé consiste en un long travail de prévention qu'effectuent, dès les premières années, les infirmières scolaires. Employée par la ville de Vanves, Françoise Elsensohn se partage avec une collègue les écoles maternelles et primaires de la commune. Depuis des années, en concertation avec le médecin, les enseignants, et les parents, elle aborde ce thème dans les classes, par le biais d'outils pédagogiques : « mon corps, c'est mon corps », « ça dérape », «à l'écoute de Julien » (saynètes avec une marionnette)... En contact avec les parents, les enseignants et les enfants, Françoise Elsensohn mesure combien la maltraitance reste un sujet tabou : « Le sujet peut déranger. Certains enseignants ne veulent pas que l'on intervienne. Ils se montrent tantôt défensifs, assurant qu'ils gèrent très bien leur classe tout seuls ; tantôt, ils expriment leur peur de devoir affronter des révélations d'enfants, leur peur de ne pas bien réagir. On les rassure en leur disant qu'ils ne sont pas seuls face à ces situations délicates... Les parents, pour certains, sont si inquiets que cela peut alimenter encore leur angoisse, et ils nous font part de leurs réticences : "à cause de vous, mon enfant a peur de tout, dès qu'il voit un monsieur..." D'autres, au contraire, sont soulagés que l'on aborde un sujet qu'ils ne savent pas comment traiter avec leurs enfants. »

Sonnette d'alarme

Depuis dix ans, Françoise Elsensohn a recueilli plusieurs fois les révélations d'enfants souffrant de mauvais traitements. En pleine classe, un petit garçon de 6 ans, enfant du milieu d'une fratrie de trois, a raconté combien il se sentait mal dans sa famille, le fort sentiment d'injustice qu'il ressentait : « Nous avons reçu le papa et parlé longuement avec lui. Il a reconnu être débordé et "déraper" régulièrement. Il a fait la démarche d'aller consulter au centre médico-psychologique. L'enfant a tiré la sonnette d'alarme sur une situation de négligence, qui risquait de se transformer en autre chose... » Il peut aussi s'agir de témoignages d'enfants subissant des punitions à l'ancienne, agenouillés sur une règle carrée, les bras en croix pendant une demi-heure... Les parents sont alors convoqués, et l'infirmière les reçoit avec le psychologue du réseau d'aide : « Il s'agit alors de ne pas céder à la panique mais de se concerter avec l'équipe, entre le réseau, la directrice, le médecin... Les parents reçoivent un courrier les convoquant "suite au travail sur la maltraitance". Lorsque je vois arriver un papa grand et costaud, ce n'est pas facile de lui parler ! On peut aussi essuyer des réactions virulentes de parents délégués qui téléphonent à l'inspecteur d'académie ! »

Le droit de dire non

Et les enfants ? « Ils se montrent très spontanés, commente Françoise Elsensohn. Lors de ces séances, nous reprenons leurs réponses, parfois fantaisistes, mais toujours évocatrices : "mon corps est à nous, mon corps est à maman, mon corps est aux étoiles..." Le message que l'on transmet se structure autour des trois questions principales et boucliers : "est-ce que ça me fait plaisir ? Est-ce que mes parents sont au courant ? Est-ce que quelqu'un peut me venir en aide en cas de souci ?" De la même façon que les enfants comprennent très tôt quelles sont leurs parties intimes, ils enregistrent ce message. Une année, je suis intervenue en grande section de maternelle. Deux ans plus tard, ce groupe est parti en CE1, en classe nature. Il s'est produit un problème entre un animateur et un enfant, et la classe est revenue en catastrophe. L'un des petits avait conseillé son camarade : tu as le droit de dire non, et tu dois en parler à un adulte de confiance. »

film

« PARCE QUE DES SOLUTIONS EXISTENT »

Ce film présente, sous la forme d'un reportage de onze minutes, le parcours d'un appel au 119. Il permet de mieux comprendre le dispositif de protection de l'enfance maltraitée en France. Il met aussi en avant les relations fortes qui existent entre le 119 et les Conseils généraux. Il est diffusé gratuitement, aux professionnels de l'enfance et de l'éducation ayant la possibilité de le faire visionner à un grand nombre de jeunes et de familles. Il est également disponible en prêt dans les centres départementaux de documents pédagogiques (CNDP) et dans les centres départementaux et régionaux d'éducation à la santé (Inpes). Le DVD n'est pas verrouillé et les professionnels qui le souhaitent peuvent le graver. Pour obtenir des renseignements ou un exemplaire du DVD, contacter Nora Darani au 01 53 06 68 68.

zoom

CHÂTIMENTS CULTURELS

Travailler sur la maltraitance demande une approche fine, une attitude tolérante aussi, tant ce sujet touche nos limites personnelles, « et nos barrières culturelles... ajoute Françoise Elsensohn. Car on est confronté à des cultures différentes et à des principes éducatifs qui peuvent choquer. Dans les années 50, on trouvait des martinets dans toutes les familles. Ils ont disparu, sauf dans les familles maghrébines ou antillaises, par exemple, qui manient le ceinturon facilement et culturellement. Lorsque je faisais les bilans de PMI avec le pédiatre, je me souviens avoir reçu une maman coréenne ne parlant pas français. La visite s'est faite en anglais. Lorsque nous lui avons demandé de déshabiller son enfant de quatre ans, nous avons découvert son thorax complètement zébré. La mère n'était absolument pas gênée. "C'est mon mari, il punit l'enfant quand il fait des bêtises, en Corée c'est ainsi." Le pédiatre lui a expliqué qu'en France, les règles étaient différentes et a convoqué le père, devant la mère médusée. La famille est repartie dans son pays quelque temps plus tard. »

Recherche

> La Fondation pour l'enfance récompense les meilleurs travaux de recherche traitant de la protection de l'enfant en danger ou maltraité, sous l'angle médical et psycho-social. 3 000 euros seront répartis entre les meilleurs candidats, qui doivent envoyer leur dossier avant le 5 janvier. Tél. : 01 53 68 16 56. http://www.fondation-enfance.fr.

témoignage

DÉRIVES

« On a tellement dit que l'on pouvait passer à côté d'une situation de maltraitance, qu'aujourd'hui, on a tendance à voir de la maltraitance partout, estiment Patricia Vasseur et Michèle Myara. Les parents sont terriblement angoissés, et parfois les soignants, au lieu d'agir avec recul, enquêtent sans discernement, sans concertation, sans parler avec les parents. Mieux vaut "signaler pour rien" estime-t-on, pensant que c'est sans conséquence. Nous assistons à une véritable hystérie dans ce domaine : une professionnelle change une couche, voit des fesses rouges et appelle la brigade des mineurs ; un papa fait un signalement parce que sa fille de retour de chez son grand-père ne veut plus manger de banane : le grand-père l'a probablement obligée à lui faire une fellation... Lorsqu'une petite fille en maternelle tire sur le sexe d'un petit garçon pour jouer, on signale aussi, oubliant même l'existence d'une sexualité infantile. Une plainte est parfois déposée contre un enfant de quatre ans ! Autre exemple, on retrouve une goutte de sang sur le pantalon d'une petite fille. Elle s'est rendue à une fête familiale, où un invité a un peu bu et s'est coupé. On appelle les pompiers, la petite fille passe la nuit aux urgences, rencontre la police. On la transfère ici pour la faire examiner et l'on constate qu'il n'y a rien... Des histoires comme celles-ci se produisent tous les jours. »

Contacts

> L'Enfant bleu,

397 ter, rue de Vaugirard, 75075 Paris.

Tél. : 01 56 56 62 62. Internet : http://www.enfantbleu.org.

Mél : enfant.bleu@free.fr.

> UMJ Armand-Trousseau,

26, avenue du Docteur-Netter,

Paris XIIe.

Tél. : 01 44 73 54 11.

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