Je suis alcoolique mais ça ne se voit pas - L'Infirmière Magazine n° 221 du 01/11/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 221 du 01/11/2006

 

Vous

Vécu

Je bois de plus en plus, dès que l'occasion m'en est donnée. Je n'ai pas à me cacher, je suis souvent seule. L'alcool a abîmé ma vue, un ophtalmologiste m'a prescrit une ordonnance de rééducation chez une orthoptiste. Le fameux syndrome du Capitaine Haddock dans Tintin, je vois double quand je bois. Je bois tout le temps, donc je vois tout le temps double. Comme je ne compte pas arrêter de boire, je préfère aller chez un médecin.

mes mains tremblent

Je suis allée aux premières séances fixées tôt dans la matinée. Il s'agissait de tenir des gros morceaux de verre devant les yeux et de se concentrer sur des images. Mes mains tremblaient tellement que je n'y arrivais pas. Il y avait la solution de boire avant le rendez-vous mais, compte tenu de l'heure précoce, je m'y refusais un temps. Une fois, découragée et acculée, je me suis arrêtée à un Nicolas sur le chemin, il était 10 heures, j'ai pris une bouteille de vin rouge. Rentrée à l'appartement, je l'ai bue. L'apaisement de ma mauvaise conscience fut immédiat, je n'avais plus honte, je ne retournerai pas voir l'orthoptiste.

Je passe apporter les dernières planches de dessins à la directrice d'édition. Il fait chaud, je me sens un peu gênée de traîner ce corps lourdaud qui me cause tant de tracas. Je regarde la secrétaire, elle a mon âge, sa silhouette est fine et élancée. Je remarque la bouteille d'Évian sur son bureau. Je suis mal à l'aise. Tout le monde s'agite autour de moi, le bouclage des guides pédagogiques, les beaux jours... et l'organisation d'un repas de fin de chantier. Elles m'invitent au restaurant le lendemain pour me remercier de cette collaboration, le rendez-vous est pris à midi. Je pars, je pense au vin qui m'attend à la maison, je me sens mieux, presque soulagée.

Le lendemain. Mardi. Je me fixe un objectif, ne pas toucher à l'alcool de toute la matinée pour me prouver que je ne suis pas une alcoolo, un phénomène de foire. Je ne peux pas être alcoolique à 23 ans, c'est impossible. Je me prépare, je m'habille avec des vêtements qui n'ont rien à voir avec la saison, du noir, du long.

dans le piège

Je prends le 38. Dans le bus, je les regarde, tous ces gens ont l'air normaux, comment font-ils ? Je transpire, la chaleur est accentuée par les vitres épaisses du véhicule. Je regarde mes chaussures, les talons sont très abîmés, je sais qu'il existe des personnes qui les réparent, des cordonniers, je n'y suis jamais allée. Je réfléchis, j'ai peut-être placé la barre trop haut en ne buvant pas ce matin, je pourrais m'arrêter dans un bistrot. Je regarde ma montre, plus le temps, je suis déjà en retard. Je réalise avec effroi le piège dans lequel je me suis glissée, bon sang ! Pourquoi je n'ai rien bu avant de partir ! Mon visage est à la fois livide et marqué, la tonne de maquillage que j'applique quotidiennement ne suffit plus à dissimuler les excès. Je me sens moche, je dois faire avec. J'arrive au restaurant.

Spécialités tibétaines. Tout en finesse. Un vrai cauchemar. La salle est harmonieuse, les tables préparées avec minutie, des tons bleus et ocres se mêlent au mobilier, des faïences miniatures ornent les étagères. Peu de bruit, l'ambiance est zen et délicate. Le raffinement du restaurant accentue l'effet éléphant dans un magasin de porcelaine. Je ne me sens pas à ma place, je donnerais tout pour partir d'ici. Je m'assieds. Nous passons la commande, je me laisse emporter par un choix collectif en entrée, une soupe. Je ne réalise pas un instant l'exercice de style à venir. Si j'avais su, j'aurais pris tout autre chose. Pas de musique, pas un bruit, les potages sont posés sur nos assiettes. La chute vertigineuse peut alors commencer. Je me saisis de ma cuillère en porcelaine. Je lève l'avant-bras pour guider ma main vers ma bouche. Je n'y arrive pas. Je tremble trop. Je réalise à cet instant précis que je suis en train de toucher le fond, maintenant je sais. Je suis alcoolique. Je rougis de malaise. J'essaye une deuxième fois, la cuillère touche enfin mes lèvres. Mes tremblements font échapper le liquide de ma bouche. Je m'en tire avec un mensonge, je dis m'être douloureusement brûlée. « Ma soupe est trop chaude, je ne sais pas pour vous, mais moi je préfère la laisser. » Mêmes difficultés pour les plats suivants avec une fourchette. Le repas se termine, je ne sais pas comment j'ai pu y arriver. Je ne me sens plus soulagée de rien. Maintenant, je sais. Finie l'insouciance. Début du calvaire.

terrible chute

[...] Deux mois passent avant de trouver le courage d'appeler à l'aide. Des jours entiers à boire frénétiquement. Mes travaux d'illustration avec la maison d'édition sont finis, plus personne à voir, plus d'entraves. La chute est terrible et irréversible. Je glisse. Je touche le fond.

en savoir plus

- Ce texte est extrait de Du rouge aux lèvres(1), ouvrage écrit par Julie Roselli. Très jeune, la jolie Julie boit. L'usage régulier de la bouteille rythme ses drames amoureux, ses échecs professionnels, les tensions familiales. En 1997, elle reconquiert la sobriété grâce à une association d'anciens buveurs. Aujourd'hui, elle témoigne.

1- Du rouge aux lèvres, Julie Roselli, K & B éditeurs.