Les vigies de l'IVG - L'Infirmière Magazine n° 221 du 01/11/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 221 du 01/11/2006

 

orthogénie

Enquête

Aider sans juger, écouter sans inciter. À l'hôpital d'Armentières (Nord), les infirmières accompagnent les femmes qui décident d'avorter. Une manière d'apaiser leur douleur et de les aider à faire le point sur leur vie.

Parce qu'elles n'ont pas choisi, parce que c'est un « accident », parce que ce n'est pas le bon moment, parce qu'il ne peut y avoir d'enfant - ou d'autre enfant - à ce moment de leur vie, ou bien parce que la grossesse est trop difficile... les raisons qui conduisent les femmes à pratiquer une IVG sont innombrables. Autorisé depuis 1975, l'avortement est pratiqué par des équipes médicales et soignantes dans des conditions très variables.

Confidentialité

À Armentières (Nord), sous l'impulsion d'un groupe de médecins engagés dans la cause féministe, un service autonome de moins de dix lits accueille chaque mois une centaine de femmes et travaille en lien avec la maternité et le centre de planification situé en ville, qui s'occupe des questions de contraception. Il occupe un étage de l'hôpital, dans un coin isolé. Depuis les derniers travaux, brancardiers et agents hospitaliers n'ont plus besoin de le traverser pour aller d'un bout de l'étage à l'autre. « Le service est bien circonscrit, souligne Marie-Valérie Dumez, cadre de santé du service. N'y circulent que ceux qui ont quelque chose à voir avec l'IVG. » La confidentialité, objet d'une charte affichée dans le service, est un impératif, par respect pour les femmes. Ici, on n'utilise que leur prénom. Et lorsqu'elles sont reçues dans un bureau, les portes sont fermées. Quelques femmes, de tous âges, attendent dans le hall d'accueil. L'atmosphère est calme, sereine.

L'AS des secrétaires

L'équipe se compose de trois médecins généralistes vacataires, de deux infirmières, de trois conseillères conjugales qui se relaient, et de deux aides-soignantes, qui ont aussi une fonction d'accueil. Le recrutement du personnel est une étape délicate. En effet, impossible d'imposer à quiconque de travailler dans ce service. « C'est un travail très particulier, très impliquant, relève Michèle Riff. C'est rare d'avoir un contact aussi rapproché avec ces femmes, et avec leur histoire. Il faut être capable d'absorber tout ça. » L'accord préalable des professionnels est donc indispensable au moment du recrutement, et ce, quel que soit le poste.

« C'est assez difficile de recruter une secrétaire, remarque ainsi le Dr Michèle Riff, chef du service. Elle doit être très organisée et faire preuve d'une bonne qualité d'écoute, y compris au téléphone, car pour les femmes, c'est le premier contact. Nous avons trouvé une solution très satisfaisante : l'aide-soignante du service, qui travaillait ici depuis longtemps, a acquis le statut de secrétaire médicale, et elle est ainsi devenue un pilier du service. »

Infirmière, Christine M. travaille dans le service depuis vingt ans. à l'époque, les IVG étaient réalisées dans le service des convalescents. La rencontre avec Bertrand Riff, le médecin généraliste qui pratiquait les avortements, « son humanité » et la bienveillance avec laquelle il considérait ces femmes l'ont conquise. Cet état d'esprit anime encore le service, et ses membres y sont très attachés. « Plus qu'ailleurs, j'avais le sentiment de servir à quelque chose », affirme l'infirmière. Sa collègue, Christine P., est arrivée en 2004, au retour d'un congé parental (lire l'encadré page suivante).

«Sujet tabou»

Travailler dans un service d'orthogénie ne va pas forcément de soi. D'une part, vis-à-vis de l'entourage : « au début, ça me semblait aussi naturel de travailler dans ce service que dans un autre », se souvient Christine P. Mais en en parlant autour d'elle, elle s'est heurtée à l'intolérance, à la méfiance. « C'est dommage que ces personnes ne puissent pas voir comment on travaille ici », regrette-t-elle.

À ceux qu'elle ne connaît pas, Christine M. ne dit plus dans quel service elle travaille. « Le sujet est un peu tabou et je n'ai pas envie de rentrer dans des explications et des échanges de points de vue. » La méfiance est également de mise, souvent, chez les collègues des autres services. L'IVG est le sommet de l'iceberg, sa partie émergée - l'intervention, l'expulsion du foetus - alors que tout l'accompagnement des femmes, lui, ne se voit pas, même s'il donne tout son sens au travail mené dans le service.

La dimension technique de la pratique infirmière est assez limitée, même si elle s'est accrue, avec le développement de l'IVG médicamenteuse. L'infirmière assure en effet la surveillance des femmes qui reviennent, quarante-huit heures après avoir ingéré les comprimés de RU 486, pour prendre le traitement qui provoquera l'expulsion de l'embryon. Une hospitalisation de trois heures, durant lesquelles l'infirmière est attentive aux douleurs, aux saignements, aux baisses de tension et autres effets possibles du médicament. C'est aussi elle qui réalise les prélèvements, pose les éventuelles perfusions et assiste le médecin lors des IVG par aspiration.

Intimité et distance

Mais la place des infirmières du service est avant tout aux côtés des femmes, à leur écoute, en dehors de tout jugement, même si elles sont déjà venues plusieurs fois, et quelles que soient les raisons de leur choix. Avant, pendant, après, « nous sommes là pour dédramatiser, calmer, mais aussi tout expliquer et réexpliquer, résume Christine M. Souvent, avec l'angoisse de l'intervention, elles ont oublié tout ce que le médecin leur a dit. Alors on réexplique ce qui va se passer, ce que le médecin va faire... » Elles passent beaucoup de temps dans les chambres. « Les femmes ne restent pas très longtemps, une demi-journée tout au plus, mais c'est très intense », souligne Christine M. Prendre le temps de s'occuper des femmes, de parler... « Pour elles, on fait tout ce qu'on peut, remarque Marie-Valérie Dumez. Et nous sommes soutenues par la direction. »

Dans le service, on sait où sont les priorités : « toutes les personnes qui travaillent ici ont leur attention complètement tournée vers les femmes qui ont besoin d'aide, insiste Michèle Riff. Nous sommes au coeur de l'histoire de ces femmes, souvent complexe. Nous mettons tout en oeuvre pour les accompagner dans cet instant important de leur vie. Ce moment peut les faire réfléchir, les aider à se détacher d'une histoire difficile... » Tous les récits ne se ressemblent pas. Mais, d'une façon ou d'une autre, « on entre toujours dans l'intimité des gens, souligne Christine P. On est souvent émues, même si on essaie de garder de la distance. »

«Empathie»

« Certaines situations me touchent particulièrement, raconte Christine M., comme ces femmes, qui, après l'intervention, pleurent de tristesse sur leur vie, une tristesse qui remonte à la surface au moment de l'IVG. C'est vraiment très fort. Ici, on essaie de leur montrer que la douceur, la chaleur humaine, l'empathie qu'elles ne connaissent pas toujours, ça existe. »

Pour les deux infirmières, le poids de ce qu'elles entendent est allégé par l'esprit d'équipe du service. Tous les jours, du lundi au samedi, entre les consultations du matin et les interventions de l'après-midi, l'équipe se retrouve autour d'un café pour évoquer le parcours des femmes accueillies et les situations vécues avec elles. Un moment privilégié apprécié par tous : on y parle des femmes les plus en difficulté, de la nécessité de mettre en place pour certaines un accueil spécifique lorsqu'elles ont subi des abus sexuels, de contacter les parents d'une autre, etc. On partage aussi, quand cela est possible, les informations communiquées par les patientes à la secrétaire, à l'infirmière, au médecin ou à la conseillère conjugale. Et puis, c'est un espace de parole important pour les personnels qui interviennent dans le service, où « tout peut se dire », affirme Christine M.

Anesthésie locale

Une autre caractéristique du service découle d'un choix médical : toutes les IVG par aspiration sont réalisées sous anesthésie locale, ce qui est assez exceptionnel. « Au départ, les anesthésistes exigeaient des conditions d'hospitalisation - deux nuits, une avant et une après - que nous considérions inadmissibles », remarque Michèle Riff. La solution de l'anesthésie locale s'est donc imposée d'elle-même et, avec elle, la présence des conseillères conjugales en salle d'intervention, à la disposition de toutes.

« Je suis là pour saisir les émotions des femmes, les laisser les exprimer, les laisser pleurer, raconte Priscille, l'une des trois conseillères conjugales. Je peux leur tenir la main, leur proposer d'expliquer ce que fait le médecin. Ça leur permet d'anticiper un peu, de ne pas être surprises. Mais certaines ne veulent pas savoir. » Parfois, l'émotion, trop forte, explose. « Lorsque ça arrive, on arrête tout, jusqu'aux appareils qui font du bruit », raconte Christine M. La conseillère conjugale, de son côté, s'efforce d'aider la patiente à reprendre le contrôle, à formuler ce qui s'est réveillé en elle, avant de poursuivre l'intervention.

Bien que les entretiens pré et post-IVG ne soient plus obligatoires, ils restent systématiquement proposés, et sont acceptés par la quasi-totalité des femmes, indique Priscille. « C'est un temps d'écoute, car l'IVG est un moment où les femmes font le point sur leur vie, où elles se posent. » L'entretien avec la conseillère conjugale n'a qu'une seule limite : aucun conseil ne peut être donné aux patientes. Mais celles-ci sont encouragées à parler de leur vie, de leur couple, de leur sexualité, de leur décision d'interrompre leur grossesse.

Les femmes peuvent aussi obtenir des explications sur le fonctionnement du corps, sur la contraception, et une orientation vers d'autres professionnels : psychologues, psychiatres, assistantes sociales, gynécologues.

Il n'existe aucune formation spécifique dédiée aux infirmières qui travaillent en orthogénie : celles d'Armentières saisissent donc toutes les occasions offertes par les colloques et des organismes comme le Centre d'information régional sur la maternité. De plus, elles tirent indirectement profit du diplôme universitaire mis en place et animé par les médecins du service.

Formations par ricochet

Sur le principe du partage, les formations se diffusent auprès des autres, par ricochet. L'équipe participe également à un groupe de travail à la Drass, destiné à harmoniser les pratiques de ceux qui interviennent dans le champ de l'orthogénie. Le service est ainsi un terrain de stage, mais aussi de recherche pour le personnel permanent. « Après avoir rencontré un chirurgien de la main, nous avons rendu l'injection de l'anesthésiant presque indolore, ajoute Christine M. Et puis en fin d'intervention, par exemple, on pose une poche de glace sur le ventre des patientes afin d'atténuer les petites douleurs. On essaie, et ce qui marche, on le garde. Notre seul but, c'est d'améliorer le confort des femmes. »

EN SAVOIR PLUS

> La loi du 17 janvier 1975, dite « loi Veil » sort l'avortement de la clandestinité.

> En décembre 1982, l'IVG est remboursée par la Sécurité sociale.

> En 1988, l'IVG médicamenteuse est introduite dans les pratiques.

> En juillet 2001, une nouvelle loi allonge le délai durant lequel l'avortement est autorisé (12 semaines de grossesse), autorise les mineures à recourir à l'IVG sans autorisation parentale et la pratique des interruptions de grossesse médicamenteuses en ville.

> Depuis 30 ans, le nombre des IVG se situe autour de 200 000 par an.

témoignage

« UNE LEÇON DE VIE »

Christine P. est arrivée dans le service il y a deux ans et demi, après son congé parental et quelques hésitations. « C'était un gros changement : le service et l'équipe étaient beaucoup plus petits et le côté relationnel beaucoup plus développé que dans les autres services, il fallait tourner la page. Finalement, j'ai été confortée dans l'idée que j'avais quelque chose à faire ici et que je devais l'approfondir. » Elle a développé peu à peu les compétences qu'exige le travail en orthogénie : ne pas juger, rester naturelle, souriante, professionnelle et s'efforcer de sentir quand les femmes « mettent une barrière ». Le fait que « tout le monde ici [aille] dans le même sens » l'a aidée, de même que la possibilité quotidienne et formalisée de partager son vécu avec les collègues. Une soupape bien utile. Lors d'une aspiration difficile, par exemple, ou de confidences douloureuses de certaines patientes, il faut savoir faire face. Mais la relation de confiance qui se tisse avec les femmes est aussi « une leçon de vie », très enrichissante. « Je suis ici parce que je le vis bien. S'il y avait plus de situations difficiles, je ne pourrais pas. »