Les victimes silencieuses du tabac - L'Infirmière Magazine n° 222 du 01/12/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 222 du 01/12/2006

 

santé publique

Reportage

Enfants malformés, multiplication des handicaps, épidémie de suicides. En Argentine et au Brésil, les cultivateurs paient un lourd tribut à l'industrie internationale de la cigarette.

Aristóbulo del Valle, en Argentine, est un paradis touristique qui s'étend jusqu'aux chutes d'Iguazú. Une image de carte postale, qui en occulte une autre : celle des dizaines d'enfants malformés que la télévision argentine a montrés pour la première fois en 1999. Comme au Brésil, les multinationales du tabac fournissent les semences, les produits, et achètent l'intégralité de la production des agriculteurs, créant ainsi un fort lien de dépendance. À la misère économique et sociale s'ajoutent les maladies provoquées par les engrais, fongicides et autres pesticides utilisés en masse.

Enfants handicapés

Nélida Marquez et son mari ont été les premiers à dénoncer cette situation. Leur association, l'Asociación Civil de Padres en apoyo al discapacitado, distribue des vêtements et de la nourriture aux familles de handicapés. Enceinte de huit mois, Nélida s'est intoxiquée en récoltant du tabac. Après une semaine d'hospitalisation, les médecins lui ont fait prendre conscience qu'elle aurait pu perdre son enfant.

Le Dr Demaio, chef du service de chirurgie pédiatrique de l'hôpital de Posadas, a fait depuis plusieurs années le lien entre l'utilisation des produits agricoles et le nombre important de malformations. Ses travaux, menés avec Cristina Martín, portent sur les modifications du génome humain que peuvent entraîner certains produits toxiques. Ces mutations peuvent prédisposer à certaines pathologies, comme le montre l'énorme proportion de cas de miéloméningocèle, 50 fois plus élevé que dans le reste de l'Amérique latine. Cette malformation résulte d'une mauvaise fermeture du tube neural. Entre 70 et 90 % des enfants atteints deviennent hydrocéphales. Incontinents, paralysés des membres inférieurs, ils doivent suivre en moyenne 8 opérations au cours de leur vie. Sans compter les difficultés d'apprentissage, relevées par le Dr Demaio. En 2001, la conclusion de son rapport était alarmante : « il y aura de nombreux enfants handicapés ou attardés mentaux dans les générations futures à cause de l'usage de produits agrochimiques interdits dans les pays développés ». Suite à ses déclarations, le Dr Demaio dit avoir reçu des appels de la part de représentants de Philip Morris, menaçant de boycotter le tabac de la province.

Médecins complices

À Além, petite ville du centre de Misiones, le Dr Carlos Sebely tient un tout autre discours. Pour lui, ces intoxications relèvent d'allergies et surtout d'un manque de précautions de la part des agriculteurs. Rodrigo Kubicek, cultivateur de tabac depuis son enfance, s'indigne : « les médecins ne vont pas dire que c'est la faute de ces poisons, ça ne leur convient pas... ils travaillent tous pour l'APTM ! ». L'APTM, c'est l'Asociacion de Productores Tabacaleros de Misiones, qui assure une couverture médicale et sociale aux cultivateurs de tabac. C'est aussi elle qui les rémunère, fixe les prix, et redistribue les sommes versées par les multinationales du tabac. Celles-ci imposent des normes de production que l'APTM se charge de vérifier.

Rodrigo nous emmène au coeur des Colonias, dans le bar d'El Alcazar où une vingtaine de cultivateurs de tabac hésitent à témoigner. Les instructeurs leur ont vivement recommandé de ne pas aborder ce sujet avec les médias. Rassurés par Rodrigo, exaspérés par des années de souffrance, ils parlent. Gagnant moins de dix centimes d'euro par jour, ils dénoncent l'emprise des firmes : « les compagnies et les étrangers qui achètent le tabac commandent, et nous sommes les plus pauvres, alors que nous travaillons la terre ! »

Venancio Aires, au Brésil, ressemble à une ville européenne, avec des faubourgs résidentiels aux maisons cossues, preuves d'une industrie fleurissante. Le Brésil est le deuxième producteur mondial de tabac Virginia, variété qui compose principalement les cigarettes vendues en Europe. Mais Venancio Aires détient aussi un triste record : celui du nombre de suicides.

Sur la route de Boqueirão do Leão, Federico Wessler cultive un hectare et demi de tabac. Intoxiqué avec du Lorsban, un insecticide organophosphoré, il vient d'être hospitalisé 15 jours. Il ne croit pas les médecins qui diagnostiquent une leptospirose. Rogerio Heinen, un des leaders du Mouvement des petits agriculteurs, dénonce lui- aussi la toute-puissance des compagnies de tabac qui font taire les médecins.

Suicide et agriculture

C'est aussi en avalant du Lorsban que la soeur de Rogerio, Iolanda Heinen, s'est suicidée, à l'âge de 19 ans. Le cimetière de Cerro dos Bóis, où elle est enterrée, fait face à un champ de tabac. João Ignacio Helfer nous y conduit. Il a cessé de travailler dans le tabac lorsque ses deux frères se sont pendus à quelques mois d'intervalle. Leurs corps reposent ici. 80 tombes, dont 6 suicidés.

Pour Joao Werner Falk, professeur de médecine à l'UFRS, « le lien entre suicide et agriculture est indéniable ». Les statistiques recueillies au cours d'un travail mené à Rio Grande Do Sul entre 1980 et 1990 sont alarmantes. Membre de l'équipe, Lenine Alves de Carvalho, biochimiste, affirme que certains produits agrochimiques peuvent entraîner des dépressions à l'origine de ces suicides. Les insecticides organophosphorés sont inhibiteurs d'une enzyme appelée acétilcolinestérase, dont la fonction est de réguler le neurotransmetteur acétilcoline. Or l'excès d'acétilcoline est facteur de dépression. Lenine de Carvalho s'est engagé comme consultant dans le cadre du premier procès mené par un agriculteur contre une compagnie de tabac, Wanderlei da Silva.

De retour à Venancio Aires, nous essayons de rencontrer le directeur de l'hôpital. Il refuse de nous recevoir et nous interdit l'accès à son établissement. Dans ces régions convergent les intérêts des multinationales de l'agrochimie et du tabac. Les fortunes en jeu les font régner sur ces vastes campagnes où les paysans s'empoisonnent pour survivre.