L'alcoolisme tué dans l'oeuf - L'Infirmière Magazine n° 223 du 01/01/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 223 du 01/01/2007

 

un centre de prévention de l'alcoolisation foetale

24 heures avec

Face aux ravages du syndrome d'alcoolisation foetale, Réunisaf tente de convaincre les femmes réunionnaises d'arrêter de boire à l'occasion d'une grossesse.

Centre hospitalier de Saint-Pierre, 9 h du matin : Annick Maillot-Leu accompagne une jeune femme enceinte à l'hôpital de jour. « J'ai toujours averti mes amies qui prenaient de la drogue, des médicaments ou du rhum, que c'était dangereux pendant la grossesse, mais maintenant, c'est moi qui ai un problème avec l'alcool », regrette Amélia(1). Enceinte de 36 semaines, elle est venue ici ce matin pour recevoir un traitement contre l'anémie. Amélia en est à sa dixième grossesse, mais seuls cinq enfants sont nés vivants, et tous ont été placés en famille d'accueil. La jeune femme reconnaît qu'elle peut être violente et qu'elle « s'énerve facilement ». Comme il y a trois semaines, lorsqu'elle a été admise aux urgences à 33 semaines de grossesse, ivre, agressive, avec des contractions et une menace d'accouchement prématuré. Les sages-femmes de l'hôpital de Saint-Pierre lui ont alors proposé de rencontrer l'équipe de Réunisaf, le réseau réunionnais de prévention de l'ensemble des troubles causés par l'alcoolisation foetale.

Anomalies

Car l'alcoolisation d'une femme enceinte expose l'enfant qu'elle porte à diverses atteintes, parmi lesquelles la plus sévère est sans conteste le syndrome d'alcoolisation foetale (SAF), qui associe des malformations cranio-faciales, un retard de croissance qui persiste à l'âge adulte, des anomalies du système nerveux pouvant entraîner des troubles du comportement et un déficit intellectuel sévère. Des enquêtes effectuées parmi les enfants nés à Saint-Pierre en 1995 et 1996 ont révélé que 4,5 naissances sur 1 000 étaient concernées par un SAF, et que près de 5 % des nouveau-nés manifestaient les effets partiels d'une exposition in utero à l'alcool ! Un constat qui a débouché sur la création de Réunisaf en 2001. Fruit de plus de six années de réflexion, l'association réunit des professionnels de la santé, mais aussi du social, de l'Éducation nationale, de la justice et de la police, afin de prévenir et prendre en charge les conséquences de l'alcoolisation foetale. « Il fallait faire se rencontrer tous ceux qui peuvent être amenés à suivre ces femmes », insiste Denis Lamblin, pédiatre au CAMSP (centre d'action médico-sociale précoce) de Saint-Louis et coordinateur médical du réseau. À ce jour, le réseau regroupe plus de 500 personnes ressources du secteur médico-social, impliquées à des niveaux divers.

Recherche dans les bars

Certains participent à l'un des quatre groupes de travail qui se penchent sur les problématiques de l'insertion sociale, de la formation des professionnels, de la prévention ou de la collaboration interdisciplinaire. De nombreux projets en sont issus : organisation de soirées-débats sur des thèmes liés au SAF, mise en place de la Journée internationale contre le SAF (le 9 septembre de chaque année), initiation de projets de recherche, recueil de témoignages de mamans dans le but d'une publication, etc. D'autres s'investissent bénévolement dans des manifestations organisées par le réseau (séminaires, colloques, activités de prévention/information...) Beaucoup s'impliquent dans la prise en charge des situations détectées, en coordination avec la structure centrale de Réunisaf baptisée « Coeur de réseau ». Celle-ci, dotée de trois acteurs de terrain, se charge de mettre en lien pour chaque famille dépistée (122 étaient suivies en 2005) les intervenants de proximité. Annick Maillot-Leu, éducatrice spécialisée, en est l'animatrice, Noéma Arne, maman d'une enfant touchée par le SAF et abstinente depuis huit ans, est l'adulte-relais, et Martine Ribaira, la médiatrice sociale. Elles interviennent au cas par cas en fonction des besoins. « Car il ne s'agit pas de remplacer des référents de terrain déjà présents, insiste Denis Lamblin. Mais si nécessaire, on complétera leur action. » Comme Noéma, partie ce matin dans les bars à la recherche d'une maman avec laquelle Réunisaf a perdu le contact, ou Annick, qui vient de quitter Amélia après s'être assurée qu'elle n'avait pas besoin de davantage d'attention ce matin.

Vieux démons

Direction : la consultation de Denis Lamblin, au CAMSP de Saint-Louis, où deux familles que suit Annick ont rendez-vous. Dans la salle d'attente, Ali, 6 ans, est déjà là avec ses parents. L'enfant se plie consciencieusement aux différents tests que lui propose le pédiatre : il y a des dessins à décrire, des formes et des couleurs à reconnaître, des éléments à mémoriser. « C'est bien, je vois que tu es très concentré, le félicite Denis Lamblin. Et je crois que vous y êtes pour beaucoup, monsieur », ajoute-t-il à l'intention du papa du petit garçon. Celui-ci s'est beaucoup investi dans l'éveil et l'éducation de son enfant, qui entrera en CP dès septembre. « Il faudra faire attention à ce qu'il ne se sente pas mis en échec dans sa classe. C'est souvent à partir du CP que les difficultés apparaissent », explique Denis Lamblin en recommandant d'organiser une réunion d'intégration avec les enseignants qui accueilleront l'enfant. Après l'auscultation d'Ali, l'attention du pédiatre se porte sur la maman du petit. Celle-ci est sourde et refuse de s'exprimer. C'est son mari qui prend la parole. « Au début, elle a fait des efforts, mais ses vieux démons reviennent », regrette-t-il. Il ne sait pas vraiment expliquer l'alcoolisation chronique de son épouse, mais l'enfance qu'elle lui a racontée fait état de nombreuses maltraitances. « C'est pourquoi j'essaye toujours d'aborder avec les femmes le problème de leur souffrance avant de parler d'alcool », explique Denis Lamblin. Pour la deuxième consultation de la matinée, c'est Ernestine qui pousse la porte du bureau. Elle est accompagnée de son fils de 7 ans, Jordan. Mais Ernestine est également maman de quatre enfants plus âgés, tous atteints du SAF.

Ce matin, Jordan est tellement agité qu'aucun examen clinique ou test n'est possible. Il sort quelques instants, accompagné d'une éducatrice stagiaire de Réunisaf qui propose de l'occuper pendant que le pédiatre s'entretient avec la maman. Annick est toujours présente, ainsi que Célia Provost, le médecin de la famille. À l'invitation du pédiatre, Ernestine raconte la perte de sa propre mère à l'âge de 3 ans et demi, son viol par un proche de la famille, l'indifférence de son entourage : « J'ai porté ce fardeau jusqu'à maintenant », conclut-elle en larmes. Le référent de proximité d'Ernestine, une pédiatre, a déménagé. Et Célia s'inquiète de la piètre qualité du lien instauré avec sa psychologue. L'équipe s'interroge sur les moyens d'extirper la maman de sa solitude : elle n'a pas de véhicule, doit s'occuper de son fils qui a été renvoyé de l'école, et son mari, possessif, préfère la garder à la maison. « Il faut qu'on trouve le moyen de te faire participer à l'atelier peinture », conclut Annick. L'atelier est organisé tous les jeudis dans les locaux de Réunisaf, sous la houlette d'un artiste peintre. Bien plus que de l'occupationnel, il s'agit plutôt de permettre à ces femmes malmenées par les aléas de la vie de reprendre confiance, de parvenir à s'exprimer, et parfois de se confier auprès d'Annick, Noéma et Martine, généralement présentes.

Pour l'heure, Annick regagne les locaux de Réunisaf. L'équipe a l'habitude d'y prendre le déjeuner en commun, commandé chez un restaurateur à domicile du quartier. Carry de crevettes, salade de crudités... c'est le moment de décompresser. Frédéric Robert, animateur de prévention, avale un morceau puis saute dans sa voiture : il a rendez-vous à 13 h 30 dans une école de la Rivière Saint-Louis. Toute l'année, Frédéric fait le tour des classes de CM1 de l'île en contant l'histoire de Flore et ses fleurs, un récit rédigé par une des bénévoles de l'association, qui illustre les conséquences de l'alcoolisation pendant la grossesse. « C'est auprès des enfants qu'il faut agir si on veut interrompre la reproduction transgénérationnelle des situations d'alcoolisation », explique-t-il.

Zéro SAF en 2005

Après l'effervescence de la matinée, les salariés de Réunisaf retrouvent un semblant de calme. Annick se consacre à l'évaluation de stage d'une future éducatrice : trois stagiaires sont actuellement présentes dans la structure, signe de l'intense mobilisation qui règne sur le sujet à la Réunion. Le reste de l'équipe prépare une intervention qui doit avoir lieu le lendemain matin dans une commune du nord de l'île. Réunisaf ne déploie ses efforts que sur la moitié sud de la Réunion. En 2005, aucune naissance d'enfant avec le SAF n'y a été détectée, contre 25 en 1995. « Notre objectif à présent est d'aider les professionnels du nord à s'organiser comme nous avons pu le faire ici, » explique Denis Lamblin. Le pédiatre a même été désigné par la Direction générale de la santé expert référent pour l'élaboration d'un référentiel national favorisant les coordinations et collaborations pluriconfessionnelles autour de l'alcoolisation maternelle. Car les situations d'alcoolisation foetale ne sont pas spécifiques à la Réunion. « On trouve, en Bretagne, dans le Nord ou encore en Normandie, des statistiques semblables, dès lors qu'on cherche à dépister les situations », note Thierry Maillard, médecin et vice-président de Réunisaf.

Prévenir le clash

La journée s'achève par une réunion du comité Agir ensemble, l'un des quatre groupes de travail du réseau. Il y a là une anthropologue, un médecin généraliste, une puéricultrice, un travailleur social, qui se penchent sur un projet cher à Denis Lamblin : la création d'un village thérapeutique. « L'idée est de mettre des familles, qui ne voient pas l'issue du tunnel, sous protection durant quelques mois, un an, peut-être plus, plutôt que d'attendre qu'il y ait un clash pour décider d'un placement », résume Denis Lamblin. Deux familles se sont déjà portées volontaires pour une telle prise en charge. Et le site d'implantation est trouvé. Reste à convaincre les financeurs.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

Contact : Réunisaf, 9, rue Victor-Hugo

97450 Saint-Louis.

Tél. : 02 62 22 10 04, fax : 02 62 91 12 02.

Mél : coeurdereseau@reunisaf.com.

Internet : http://www.reunisaf.com.