Refuser les violences sexistes - L'Infirmière Magazine n° 223 du 01/01/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 223 du 01/01/2007

 

société

Enquête

Mariages forcés, abus sexuels, coups... les femmes souffrent souvent en silence. En Seine-St-Denis, des initiatives multiples visent à lever le tabou sur les comportements brutaux dans le couple et à faire évoluer les mentalités.

Être une femme et vivre dans une cité, un cumul de difficultés ? Dans le « 9-3 », un dispositif d'envergure sert de rempart aux comportements machistes : permanences d'accueil juridique, groupes de parole, foyer d'hébergement d'urgence, théâtre-forum... Ainsi qu'un observatoire départemental des violences envers les femmes, premier du genre, créé par le département en 2002. L'objectif : rendre visible toutes les formes de violences dont les femmes sont victimes. Il ne s'agit pas seulement « de constater l'ampleur des dégâts, mais également de favoriser de nouvelles initiatives, et surtout de mettre en commun les bonnes pratiques entre les différents services du département, de l'État, et les associations », précise Ernestine Ronai, responsable de l'observatoire.

Pourtant, avant la création de cet observatoire, les associations de soutien aux femmes victimes de violences conjugales, très actives, travaillaient déjà ensemble. « Dès les années 80, il existait un vrai réseau associatif dans le département, avec, entre autres, le planning familial, le centre d'information sur les droits des femmes et des familles et SOS femmes », se souvient le Dr Emmanuelle Piet, présidente du collectif féministe contre le viol et responsable départementale de la planification familiale en PMI, qui milite dans le département depuis une trentaine d'années. S'il existait déjà des partenariats privilégiés, « l'observatoire a été fédérateur d'énergies et a permis la construction de projets communs. Il a également joué le rôle de vitrine pour les associations et a permis de mobiliser l'ensemble des acteurs », se réjouit Paula Harker, directrice du centre d'information sur les droits des femmes et des familles de Seine-St-Denis.

« Engrenage »

Selon Muriel Naessens, animatrice au planning familial du département, le travail en réseau a pu aussi se tisser grâce à une « politique volontariste du département », qui a consacré 158 000 euros en 2005 à la lutte contre les violences faites aux femmes.

Dans la dynamique de la création de l'observatoire, les initiatives et actions se sont multipliées. Parmi les plus récentes : l'ouverture d'une consultation de victimologie en juin 2005 dans le centre départemental de dépistage et de prévention sanitaire d'Aubervilliers, qui permet l'accueil des femmes par un psychiatre formé. « Trop souvent, les femmes victimes de violences portent la honte et la culpabilité. Elles ont pourtant besoin d'être reconnues en tant que victimes. C'est une première étape primordiale pour sortir de leur situation. Cette consultation permet une écoute, un suivi particulier et la reconnaissance de leur statut », explique Ernestine Ronai. Financée par le département, la consultation a permis d'accueillir 59 femmes entre juin 2005 et mars 2006. Deux autres consultations devraient voir le jour en 2007.

Les associations et l'observatoire se sont également attelés à un autre problème central pour ces femmes, celui du logement. « C'est capital pour aider ces femmes à sortir de l'engrenage de la violence. Avec la pénurie de logement, la situation ne cesse de s'aggraver, et les associations d'accueil, débordées, ne peuvent répondre à toutes les demandes », explique Ernestine Ronai. « Nous avons donc demandé aux mairies de libérer des logements sociaux pour les femmes battues, hébergées dans les centres d'urgence. Cela permet de désengorger ces centres pour accueillir d'autres femmes en détresse », poursuit-elle. L'objectif est de parvenir à un minimum de 40 logements par an sur le département. Plusieurs villes, dont Bobigny, La Courneuve, St-Denis et St-Ouen, ont répondu présent à cette initiative intitulée « un toit pour elle », lancée en avril 2005.

Les associations et l'observatoire se sont aussi attaquées à la source du problème. « Les violences ont un socle commun : les comportements sexistes, relève Muriel Naessens. Pour les jeunes filles que nous rencontrons lors de nos permanences, les violences n'ont pas démarré brutalement, mais de manière plus insidieuse : dans la rue, à l'école ou dans la famille. » Sollicitée par les établissements scolaires du département pour intervenir sur l'éducation sexuelle, l'équipe du planning familial a imaginé une démarche originale, avec la troupe du Théâtre de l'Opprimé. En créant une pièce de théâtre interactive intitulée X=Y ?, les animatrices du planning ont trouvé un moyen de faire participer les jeunes au débat et suggèrent des pistes pour changer les rapports filles-garçons.

« Je suis un homme... »

Partage des tâches ménagères à la maison, insultes sexistes pendant un cours de gym... À partir de témoignages de jeunes d'un collège de Noisy-le-Sec, la troupe a écrit des petites histoires de la vie quotidienne sur les relations filles-garçons. « À la fin de chaque saynète, nous posons la question aux élèves : que feriez-vous dans cette situation ? Puis, nous jouons une seconde fois la pièce et invitons les élèves à venir remplacer les comédiens. Ils deviennent ainsi des acteurs de leur propre vie », raconte Muriel Naessens. Alors que cette pièce a été jouée dans plusieurs dizaines de collèges, la technique du théâtre-forum se décline aussi avec les adultes. Depuis 2005, et à l'occasion de la journée internationale contre les violences faites aux femmes, le Théâtre de l'Opprimé invite des compagnies étrangères. « C'est l'occasion de donner la parole aux femmes des quatre coins de la planète et de montrer que les luttes sont identiques », affirme Muriel Naessens, qui est également comédienne du Théâtre de l'Opprimé. Cette année, des troupes maliennes ont évoqué la question des mariages forcés (lire aussi l'encadré p. 34).

L'autre axe fort de la prévention s'est concrétisé avec des campagnes d'affichage de grande ampleur. Une d'entre elles, lancée en 2004, s'adressait pour la première fois aux hommes, responsables de l'immense majorité des actes de violences sexistes. Sur six affiches, six hommes de dos affirment leur opinion. « Si je la force, c'est un viol », lance Régis, 42 ans et Morad, 25 ans, avertit : « si tu es un homme, tu ne lui parles pas comme ça ». Quant à Claude, 52 ans, il promet : « je suis un homme, je ne la frapperai jamais ». Des messages forts relayés dès 2004 par sept villes du département, puis par sept autres en 2005. « La campagne a permis aux femmes de s'exprimer et de dire qu'elles avaient été frappées », relate Ernestine Ronai. « Beaucoup de femmes n'osent pas parler car elles ont peur et honte. Grâce à cette campagne qui s'adressait pour la première fois aux hommes, la honte a changé de camp. Dans les salles d'attente des cabinets de consultation, les langues se sont déliées, on a parlé des agresseurs hommes et les hommes ont commencé à se remettre en question », continue Emmanuelle Piet. Ernestine Ronai ajoute : « Les affiches collées dans les espaces publics ou les centres de santé ont suscité des débats, et parfois des actions se sont concrétisées. Des groupes de parole et des permanences d'accueil hebdomadaires ont été lancés dans plusieurs villes ».

Enquête alarmante

Cet affichage a également donné des idées à Gilles Lazimi, médecin généraliste de Romainville. « Les femmes qui voyaient ces images dans mon cabinet se sont mises à me parler de la violence. J'ai alors réalisé que certaines d'entre elles, que je voyais depuis plusieurs années, étaient victimes de violences, alors que je ne m'en doutais absolument pas. » Le médecin décide donc de réaliser un questionnaire : « J'ai posé trois questions à 100 patientes âgées de 18 à 92 ans: "avez-vous été victime de violences verbales, de violences physiques et de violences sexuelles dans votre vie ?" » Les résultats sont alarmants : une sur deux a subi des violences verbales, une sur trois des violences physiques et une sur cinq des violences sexuelles. Depuis deux ans, le médecin pose désormais systématiquement ces questions à ses patientes « qui s'expriment toutes sans aucune gêne ». « Celles qui ont été victimes de violences sont même soulagées », affirme Gilles Lazimi. « Le fait de donner la possibilité de s'exprimer constitue un premier geste thérapeutique qui permet d'expliquer nombre de symptômes et améliore la relation entre le médecin et la patiente. »

Les enfants ne sont pas oubliés. À partir du dessin d'un enfant de 9 ans, hébergé dans un foyer mère-enfant de l'association SOS Femmes 93, deux affiches ont été réalisées en octobre pour les panneaux municipaux de 24 villes de Seine-St-Denis. Le thème a été repris dans une campagne télévisée nationale dont le slogan est « un homme qui maltraite sa femme apprend la violence à ses enfants ». « Le but est de dire qu'un mari violent n'est pas un bon père, affirme le docteur Gilles Lazimi. Un enfant n'est pas seulement témoin, mais aussi victime et souffre autant que sa mère. Ces enfants peuvent souffrir de stress, de peur, d'anxiété, d'échec scolaire. » Le médecin ajoute : « Il faut que les professionnels de l'enfance prennent en compte ces traumatismes. Les juges, aussi, lorsque la garde d'un enfant est en cause, car les répercussions de cette décision sont importantes pour la mère et ses enfants ». Pour Emmanuelle Piet, la médiation et la garde alternée devraient être « contre-indiquées » dans les cas de violence conjugale.

Si ces actions de prévention et ces campagnes ont permis aux femmes de parler, elles ont aussi permis d'impliquer l'ensemble des acteurs tels que la police et la justice. « À chaque fois qu'un policier est affecté dans le département, il suit un module de formation à l'accueil des femmes victimes de violences conjugales », signalait Danièle Belloir, commandant de police lors de la première rencontre départementale organisée par l'observatoire en 2003. Chaque commissariat dispose aussi d'un policier référent pour l'aide aux victimes. Les juges se sentent également concernés, puisque les avocats du tribunal de Bobigny ont mis en place une permanence hebdomadaire anonyme et gratuite pour écouter et conseiller les femmes victimes de violences.

« Si les choses bougent avec la police et la justice, il reste encore beaucoup à faire », relève Muriel Naessens. Gilles Lazimi souligne par exemple l'absence de modules sur le thème des violences conjugales dans les cursus des personnels médicaux et paramédicaux. Pourtant, Muriel Naessens estime que « s'il est sensibilisé à la question, le personnel soignant peut être un excellent relais ». Elle explique : « les femmes hospitalisées suite à des violences conjugales se confient souvent aux infirmières. Si ces infirmières sont à l'écoute, elles peuvent repérer ces violences et surtout relayer et orienter ces femmes vers des structures adéquates . Il faut encore et toujours continuer à informer les professionnels et faire de la prévention ».

Ernestine Ronai rappelle, quant à elle, que « s'il y a eu une véritable prise de conscience de la part de la population, et une grande effervescence qui a permis de mobiliser l'ensemble des acteurs, les violences n'ont pas pour autant reculé : cinq femmes ont été tuées par leur conjoint en 2005 en Seine-St-Denis ».

mobilisation

MARIAGES FORCÉS, DANGER

L'histoire avait fortement marqué le département. En 2005, deux soeurs, âgées de 16 et 18 ans et d'origine sénégalaise, ne reviennent pas de leurs vacances de février au Sénégal. Leurs amies s'inquiètent et craignent qu'elles soient menacées de « mariage forcé ». Grâce à la mobilisation, notamment du lycée de Montreuil où l'une d'entre elles était scolarisée, et l'intervention des hommes politiques, les deux jeunes filles finissent par rentrer à l'été 2005. Les professionnels de l'action médicale, sociale et éducative de Seine-St-Denis sont fréquemment confrontés à cette réalité, et l'observatoire a mené différentes actions de prévention auprès des professionnels et des jeunes. « Une pièce écrite et jouée par des lycéennes de Bobigny a permis de réaliser un DVD utilisé aujourd'hui comme un outil de prévention », indique Ernestine Ronai, responsable de l'observatoire. Depuis mars 2005, les services du Conseil général travaillent à l'élaboration d'un protocole d'aide aux jeunes filles et aux femmes exposées à ce risque : il permet de leur proposer un accompagnement social, psychologique et juridique, un soutien financier et une aide à la recherche d'hébergement. Le département a également prévu de distribuer aux lycéens un bracelet avec un message symbolique « C mon coeur qui choisit ».