Le soin de la différence - L'Infirmière Magazine n° 224 du 01/02/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 224 du 01/02/2007

 

l'hôpital Avicenne

24 heures avec

À Bobigny, l'ancien hôpital franco-musulman intègre la diversité culturelle dans la démarche thérapeutique. Voyage au service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent.

Les portes du tramway de la banlieue nord s'ouvrent devant une grande entrée arquée en céramiques bleu et or : l'hôpital Avicenne, fondé en 1935, à l'origine réservé aux patients musulmans, avant son rattachement à l'AP-HP, en 1962. Une Ivoirienne coiffée d'un boubou brun et vert descend avec ses enfants, un petit garçon pendu à sa main et une préadolescente qui les précède. Après avoir longé les murs de l'enceinte de l'hôpital, ils entrent au 129, rue Stalingrad, à Bobigny, en Seine-Saint-Denis. C'est ici que bat le coeur du service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent et de psychiatrie générale de l'hôpital.

Esprit d'équipe

Il est 9 h. Une partie de l'équipe du professeur Marie-Rose Moro, pédopsychiatre et ethnopsychanalyste, arrive. Françoise Babin, l'infirmière de liaison du service, dont le bureau jouxte la salle d'attente et de jeux des jeunes patients, jongle déjà entre accueil des collègues et des nouveaux arrivants, discussions et coups de fil, tout en jetant un oeil au cahier de liaison. « C'est là que mon programme de la journée est inscrit. Les noms des patients à qui je dois rendre visite dans leur chambre me sont transmis avant 10 h, chaque matin. Hospitalisés pour toutes sortes de pathologies ou d'accidents, leur souffrance psychique relève d'un accompagnement, voire d'une prise en charge. Je me déplace beaucoup, y compris aux urgences, dont 20 % des motifs d'admissions sont psychiatriques. Le service compte en tout une centaine de personnes, stagiaires inclus, qui forment une équipe d'interface soudée et pluridisciplinaire. »

Santé et cité

Sur une étagère de la bibliothèque, Le Club des Cinq et le coffre aux merveilles, d'Enid Blyton, s'adosse à Demain, les autres, de Jean Hamburger et à Conversations avec Bobigny, de Marcel Cornu. Le ton est donné : enfance, altérité, santé et vie dans la cité. Une alchimie constamment présente au sein du regroupement de ces huit unités thérapeutiques, disséminées aux quatre coins de l'hôpital. Pédopsychiatrie, centre du langage, urgences psychiatriques et psychotraumatiques, cellule d'urgence médico-psychologique, psychiatrie transculturelle, centre d'accueil, de soins et d'interventions thérapeutiques pour adolescents (Casita), centre de soins spécialisés pour toxicomanes (CSST) et équipe de coordination et d'intervention auprès des malades usagers de drogues (Écimud), proposent évaluations, consultations et prises en charge diverses en soins ambulatoires. La cohésion et la coordination sont supervisées par le Pr Marie-Rose Moro. Marie-Sylvie Cuillier, cadre supérieur infirmier, et Fabienne Combeleran, cadre de santé, s'appliquent à faire le lien. Les objectifs : réfléchir ensemble, apporter des éclairages différents, faciliter les échanges et considérer la prise en charge de chaque patient en fonction des compétences et des possibilités des différentes unités.

Ouvert sur l'extérieur

Ce service diversifié et multiculturel prend en compte les problématiques psychosociales environnantes, en lien avec les travailleurs sociaux, et s'adapte aux besoins des usagers. « Nous répondons bien sûr aux besoins recensés au sein de l'hôpital mais nous sommes surtout ouverts sur l'extérieur. La population des communes du bassin de vie de l'hôpital Avicenne constitue la majorité de nos patients. Il s'agit de Bobigny, Pantin, Drancy, la Courneuve et Aubervilliers. Notre service n'est pas sectorisé : il ne dépend ni du secteur psychiatrique adulte ni de l'intersecteur de psychiatrie infantojuvénile. Notre charge de travail est importante et nous faisons régulièrement appel les uns aux autres », explique Marie-Sylvie Cuillier.

Approche spécifique

Elle a longtemps travaillé avec le Pr Serge Lebovici, le fondateur du service, en 1978. Pédopsychiatre et psychanalyste, celui-ci avait compris la nécessité d'accueillir de manière adaptée les parents, quelle que soit leur origine, leur langue et les représentations qui les habitent. « Une grande partie de nos patients sont étrangers : Africains, Maghrébins, Tamouls, Indiens, Asiatiques, Européens du sud et de l'est... Chez l'enfant, dépression, mutisme, violence ou échec scolaire sont les symptômes les plus récurrents. Nous nous donnons les moyens de les recevoir par une approche et une ouverture spécifiques auxquelles toute l'équipe est sensible », poursuit la doyenne d'une équipe de neuf infirmières, rattachées aux différentes unités. Un groupe soudé auquel s'ajoute la présence quasi quotidienne d'étudiants en soins infirmiers : « Nous leurs consacrons beaucoup de temps en les encadrant et en leur transmettant plus un savoir-être qu'un savoir- faire... », ajoute Fabienne Combeleran, dont le rôle infirmier est plus spécifiquement affecté au pôle des addictions et à la Maison des adolescents.

Pas de « journée type » au 129, rue de Stalingrad, matrice de cette structure de passerelles thérapeutiques. La matinée commence à peine, le couloir paraît calme et pourtant, c'est déjà un va-et-vient de médecins, psychologues, orthophonistes d'origines culturelles et linguistiques multiples. Recroquevillé sur un fauteuil, un jeune Tamoul d'une douzaine d'années pose sa tête sur ses bras croisés. Un couple d'une trentaine d'années n'en finit pas de chercher à calmer les pleurs de leur bébé.

L'infirmière de liaison s'engouffre dans le froid pour rejoindre le service de médecine interne de l'hôpital. Madeleine, une patiente souffrant du syndrome de Korsakov, contracté suite à un épisode d'alcoolisme aigu, y est hospitalisée depuis plus d'un an. Elle est atteinte d'amnésie majeure.

« La vraie parole »

« Je lui rends visite régulièrement pour parler un peu, essayer de retrouver le fil de sa mémoire et défaire quelques noeuds affectifs ou matériels, explique Françoise Babin. Nous avons mis en place des petites stratégies pour déjouer les oublis de Madeleine : un cahier où elle note les événements de la journée, des étiquettes un peu partout pour lui rappeler ce qu'elle doit faire ou non. » L'infirmière de liaison consigne ensuite ses remarques dans le dossier infirmier, un outil indispensable à la transmission entre soignants.

Pendant ce temps, la consultation transculturelle - un dispositif unique, créé par Marie-Rose Moro en 1987 - est prête à commencer. La porte de la salle s'ouvre. Entrent la mère ivoirienne, sa fille, son petit garçon. Celui-ci présente des angoisses archaïques profondes. Ils s'assoient dans le groupe, au milieu des thérapeutes installés en cercle, comme dans les sociétés traditionnelles où la maladie est soignée collectivement. Pendant deux heures, pédiatres, psychothérapeutes, infirmières, traducteurs (pour les patients qui ne maîtrisent pas le français) accompagnent le cheminement de la mère et de ses enfants, dans une écoute singulière, comme si tous ne formaient plus qu'un. La mère parle, sa fille écoute et parfois intervient, tandis que le petit joue plus loin. Elle reprend le fil d'une histoire qui ne fait plus sens pour elle. Un à un, les protagonistes de la consultation apportent un éclairage en lien avec les images qu'ils portent en eux et leur culture : marocaine, sri-lankaise, irakienne, congolaise... « La parole nécessite des conditions spécifiques pour émerger. La vraie parole, avec les ambivalences, les conflits, la culpabilité, l'inquiétude. Notre consultation transculturelle fait varier des tas d'éléments du dispositif dans l'optique d'une coconstruction avec le patient. Dans ce cadre, le groupe est garant de ce qui est dit dans le but de soigner, et pas autre chose », précise Marie-Rose Moro en sortant de la séance.

D'un monde à l'autre

Il est 14 h 30. Sophie Wery, secrétaire médicale, réoriente son interlocuteur, le père d'un enfant atteint de dysphasie, vers le Centre du langage, référent pour ce type de troubles en Seine-Saint-Denis. « Souvent, la langue maternelle de nos jeunes patients n'est pas le français. D'où la difficulté du passage d'un monde à l'autre pour ces enfants de migrants. Près de vingt-cinq langues ou dialectes sont parlés dans notre service », explique la responsable de l'unité, Geneviève Serre, pédopsychiatre. Un étage plus bas, Marie- Rose Moro est installée dans le bureau de son indispensable secrétaire. Entre deux portes, deux conversations, elle manie le stylo d'une main et tourne les pages des dossiers à signer de l'autre, tout en répondant aux externes, internes ou stagiaires qui défilent. De l'autre côté du couloir, la porte se referme sur un groupe de thérapeutes, autour d'un patient souffrant de troubles psychiques post-traumatiques, prêt à démarrer une séance de psychodrame.

17 h. Françoise Babin réapparaît au « 129 ». Comme un fil reliant différentes unités du service, elle vient de quitter les urgences. « J'y suis juste passée, sinon je suis vite happée. La réalité y dépasse souvent l'imaginaire. C'est important d'intégrer cette notion. Cela rend les choses plus faciles », confie-t-elle. Pour pallier les difficultés que peut rencontrer un thérapeute ou un soignant face à une scène ou à l'écoute de certains patients, chacun est supervisé, une fois par mois, dans un groupe de parole. Écoute et soutien s'ajoutent à une réflexion constante sur la pratique dans une équipe où philosophie, anthropologie et références culturelles font partie intégrante du dispositif. Un esprit qui enthousiasme l'infirmière de liaison : « Nous travaillons autant sur nous-mêmes que sur les autres. Et nous avons tous une approche psychanalytique. Dans un service comme le nôtre, il est indispensable d'avoir du recul sur le fonctionnement humain et sur l'existence. Et de mêler sans relâche curiosité, créativité et altérité. »

Internet : http://www.clinique-transculturelle.org.

À lire : Enfants venus d'ici et d'ailleurs, Marie-Rose Moro, Hachette, 2002.

À voir : J'ai rêvé d'une grande étendue d'eau, documentaire de Laurence Petit-Jouvet, Abacaris Film, 2002.