Pass pour la survie - L'Infirmière Magazine n° 224 du 01/02/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 224 du 01/02/2007

 

social

Enquête

Faute de structures adéquates, les sans-abri se tournent souvent vers l'hôpital. Il y a dix ans, le CHU de Rouen mettait en place un dispositif combinant l'accès aux soins et l'action sociale.

«On n'aide pas les gens à vivre, on les aide à survivre », indique sans détour Marie-Agnès Bigot, cadre de service social et responsable de l'unité mobile d'accompagnement social (Umas) du CHU Charles-Nicolle de Rouen (Seine-Maritime). Intégrée à la filière « santé, précarité, détresse » du centre hospitalier, l'Umas est devenue « permanence d'accès aux soins de santé » (Pass) en 2000. Créé dans le cadre de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions, le dispositif Pass, volet des programmes régionaux d'accès à la prévention et aux soins (Praps), s'est notamment inspiré du travail initié à Rouen et dans les consultations parisiennes « Baudelaire » de l'hôpital Saint-Antoine, et « Verlaine » de Saint-Louis. Aujourd'hui, on en dénombre 380 en France, au sein des établissements de santé, publics ou privés, participant au service public hospitalier.

Cellules de prise en charge médico-sociale, elles ont pour objectif de faciliter l'accès des personnes démunies au système hospitalier mais aussi aux réseaux institutionnels ou associatifs de soins, d'accueil et d'accompagnement social. Tous les établissements n'ont cependant pas consenti aux mêmes efforts pour prendre en charge les plus pauvres(1). Certains se sont contentés d'assurer le service minimum en affectant, par exemple, une assistance sociale aux urgences.

Cohabitation tendue

À l'image de la capitale, Rouen, cité portuaire, a de tout temps eu sur son territoire nombre de personnes sans-abri ou en grande précarité, et des migrants en quête d'un avenir meilleur dans l'Hexagone ou de l'autre côté de la Manche. Depuis la fin du XIXe siècle, l'hôpital a ainsi travaillé en étroite collaboration avec l'OEuvre hospitalière de nuit (OHN), association qui gérait, entre autres, 1 200 lits d'hébergement. Mais au milieu des années 1990, le Foyer de l'Abbé-Bazire, site de l'OHN, qui accueillait une grande partie des sans-abri de la ville, cesse de les prendre en charge la journée. À partir de ce jour, dès 8 h, une soixantaine de SDF se réfugient quotidiennement à l'hôpital, situé à 200 m à peine. Ils investissent son « anneau central » et ses urgences, très exiguës. Très vite, la cohabitation entre soignants, usagers et « squatteurs » diurnes se tend. « On tentait d'en confiner une partie dans la salle de bains du service. Les aides-soignantes passaient une bonne partie de leur temps à organiser les douches, l'épouillage et à préparer des petits déjeuners. La situation était impossible », se rappelle Françoise Fizet, cadre supérieur de santé du service des urgences. « On s'est aperçus que d'évacuer chaque jour les SDF de l'établissement ne résoudrait pas le problème. De surcroît, ils connaissaient mieux l'hôpital que nous, notamment ses sous-sols. Il fallait donc bien réfléchir à mettre en place des réponses pérennes, tant pour eux que pour nous », explique Marie-Agnès Bigot.

Une fois le constat posé, la direction générale, la direction des soins, la direction des finances et le service social du CHU se mettent à travailler de concert sur fond de préparation de la loi de 1998. Un contexte qui a aidé : grâce à la couverture maladie universelle, l'exclusion des plus démunis et l'accès à la santé pour tous étaient alors au coeur du débat politique. « L'esprit humaniste qui a toujours prévalu dans l'établissement, renforcé par l'engagement personnel des directeurs, et notamment de celui chargé des finances, ont aussi été décisifs », souligne la responsable de l'Umas. Les Actualités sociales hebdomadaires(2) notent d'ailleurs en 2002 que « beaucoup de ces permanences ont vu le jour grâce aux efforts de personnes particulièrement motivées. » De surcroît, la conjoncture locale a, elle aussi, été propice. À la faveur d'un changement de majorité, des partenariats ont pu être noués avec la nouvelle municipalité. Le tout reposant sur un tissu associatif dense et dynamique et sur des services décentralisés à l'écoute des acteurs locaux.

Vases communiquants

Rapidement, le Comité d'administration du CHU entérine la création de l'Umas tandis que le Centre communal d'action sociale (CCAS) de Rouen, dans le cadre d'une convention avec le CHU, ouvre « la Chaloupe », à la fois restaurant social et lieu d'accueil de jour. Chaque midi, du lundi au samedi, le CHU y livre une trentaine de repas. L'hôpital a aussi financé l'installation de la cuisine et fournit le matériel de restauration. « Il était indispensable que ces deux espaces se créent simultanément, car nous fonctionnons à la manière de "vases communicants". Soit les usagers viennent à l'Umas, adressés par la Chaloupe, soit nous les orientons vers la structure. Notre travail est très complémentaire et nous sommes en lien permanent », souligne Marie-Agnès Bigot. La Chaloupe développe des actions et des ateliers de réinsertion en partenariat avec diverses structures de la ville. Elle organise également des activités éducatives et ludiques. « Quelques semaines après la mise en place du dispositif, les SDF ont déserté les urgences », se souvient Françoise Fizet. Côté personnel, deux animateurs et une assistante sociale sont détachés à la Chaloupe par l'Umas pour étoffer l'effectif mis à disposition par le CCAS. Sur le site hospitalier travaillent deux moniteurs-éducateurs et une assistance sociale. Depuis janvier 2006, c'est une infirmière qui anime le pôle hygiène et parcours de soins de l'unité. « Outre qu'elle connaît parfaitement l'établissement, son arrivée a été un plus pour tous, selon la responsable de l'Umas. Elle peut, en effet, poser un diagnostic infirmier et repérer des troubles et des pathologies. » Équipée de deux véhicules, la Pass peut accompagner les usagers dans leurs démarches administratives, se rendre dans les foyers, les squats ou au domicile de personnes isolées, surendettées... Un avantage qui n'est pas un luxe, comme l'expliquent Michaël et Stephen, les deux éducateurs : « La voiture, c'est un peu notre bureau, et c'est aussi là que les personnes se confient le plus librement. On détermine nos axes de travail en fonction des priorités, mais notre base reste la prise en charge sanitaire et l'accès à la santé. »

Au départ, la file active du service était essentiellement locale et très majoritairement composée de SDF, mais, en 10 ans d'existence, l'Umas a également dû faire face à des flux migratoires importants en provenance des pays de l'Est et, plus tard, d'Afrique subsaharienne. Au fil des conflits ou pour fuir la misère, la famine, les épidémies, entre 2001 et 2005, 100 personnes arrivaient chaque jour en ville, selon France Terre d'Asile. En 2005, les fonds d'aide de l'État, via la Ddass, destinés à l'hébergement, ont été stoppés net. Si le gros de la vague des réfugiés a reflué, « on s'est quand même retrouvés avec des familles entières sur les bras », relate la responsable. Et d'ajouter : « le réseau des associations a joué à plein, mais il nous faut souvent faire appel au système D. »

La prise en charge des migrants et des sans-abri constitue désormais le quotidien de l'équipe. Chaque matin, quelques SDF poussent la porte de l'Umas. Prendre une douche, s'habiller de vêtements et de sous-vêtements propres - le vestiaire est alimenté par des dons du personnel de l'hôpital -, vider un trop-plein de solitude et d'angoisse sont autant de raisons qui les conduisent ici. « Leur venue est l'occasion de vérifier s'il n'y a pas un problème de santé. Si c'est le cas, et selon la gravité, nous adressons la personne aux urgences. Si c'est la première fois qu'elle vient à l'Umas, on s'assure qu'elle a des droits ouverts à la Sécurité sociale, et si elle n'a pas médecin référent, on fait appel à ceux que l'on connaît pour assurer le suivi médical. Parfois, on partage juste un café », explique Marie-Pierre, l'infirmière de la Pass. Les fractures sociales, familiales et psychologiques sont parfois si profondes qu'il est difficile de réparer la casse. « Il faut attendre le déclic. Ça peut prendre du temps, mais fixer sans eux des objectifs qu'ils ne pourraient pas atteindre les confronterait à coup sûr à davantage de difficultés », souligne Marie-Agnès Bigot. Pour Marie-Pierre, le vrai problème reste le manque de logements et l'absence d'un foyer relais encadré par des animateurs spécialisés.

Des réponses à trouver

D'après Françoise Fizet, le dispositif est parfaitement rodé, et l'Umas clairement identifiée par l'ensemble des soignants. C'est essentiel, car pour être efficace, la démarche ne peut pas reposer sur l'investissement de quelques-uns ; elle doit être, au contraire, routinière. « Le fait qu'ils bénéficient d'une alimentation régulière et de qualité à la Chaloupe fait qu'on ne voit plus, par exemple, de pathologies liées à des carences. Bref, si l'on excepte la consommation abusive d'alcool - qu'on essaie de juguler en envoyant les personnes consulter au centre d'hygiène alimentaire du CHU, où travaille également une assistante sociale -, globalement, leur état de santé s'est amélioré au cours des dernières années. » Reste ceux, néanmoins, qui demeurent à l'écart du dispositif. Deux catégories se dessinent : les jeunes polytoxicomanes en grande marginalité et les personnes qui rejettent en bloc tout ce qui peut s'apparenter pour elles à une forme d'institutionnalisation. « C'est la stratégie de l'évitement. Elles fuient tout. Même les associations spécialisées peinent à les approcher », retient Françoise Fizet.

Les soins d'abord

Pour les migrants en situation irrégulière, les conditions d'accueil se sont durcies depuis deux ans. Outre que les déboutés du droit d'asile n'ont pas accès à la CMU, l'aide médicale d'État n'est accordée que si la personne peut justifier d'un séjour d'au moins trois mois sur le territoire. Des documents pas forcément faciles à fournir lorsque l'on vit comme un clandestin... « Même l'asile sanitaire d'un an, normalement accordé aux personnes atteintes du VIH et d'une hépatite, qui est déjà bien souvent un dernier recours, est plus difficile à obtenir », relève Stéphen. « Les femmes viennent à l'occasion d'une grossesse ou lorsqu'un enfant est malade. Le plus souvent, ils vivent à la rue. Les enfants souffrent de malnutrition, d'infections telles que la bronchite, la bronchiolite ou la diarrhée. Là aussi, selon la gravité, soit je les adresse aux urgences pédiatriques, soit je les oriente vers les PMI, car les enfants de moins de 3 ans y sont pris en charge gratuitement. Bref, on se débrouille », explique Marie-Pierre. La philosophie de la Pass de Rouen, largement partagée par le personnel, peut se résumer en une phrase : « on soigne d'abord, pour la paperasse, on voit après. » Ce qui est sûr, c'est que ce travail de fourmi a déjà largement marqué la culture soignante : « aujourd'hui, affirme Françoise Fizet, on n'imaginerait même pas travailler sans l'Umas ! »

1- Évaluation des permanences d'accès aux soins de santé - Rapport final - DHOS-Gres Santé, octobre 2003.

Voir aussi les actes du colloque « les permanences d'accès aux soins », organisé par la DHOS le 23 octobre 2002.

2- Nathalie Des Gayets, « les Pass restent dépendantes des bonnes volontés locales », Actualités sociales hebdomadaires, n°2271, 12 juillet 2002.

témoignage

« NOTRE PRÉSENCE, UN SOIN »

« J'ai travaillé pendant 30 ans dans différents services de soins de l'hôpital, explique Marie-Pierre, infirmière. Ma décision de rejoindre l'équipe de l'Umas s'est appuyée sur mon envie, à ce moment de ma vie professionnelle, d'explorer une autre facette de mon métier en essayant d'aider des gens en grande souffrance sociale. Je crois que le premier soin que nous apportons, c'est notre présence. Pour ces personnes, quotidiennement confrontées aux difficultés extrêmes de la vie, savoir que quelqu'un va les écouter et les entendre est essentiel voire vital. Ici, nous travaillons au jour le jour et, peut-être plus qu'ailleurs, au cas par cas. Et même si nous inscrivons notre action dans la durée, nous n'imposons rien aux usagers. Nous devons saisir le moment où ils sont assez disponibles pour envisager d'aller plus loin. Ce qui m'intéresse aussi, c'est de voir combien notre travail est complémentaire de celui de la prise en charge sociale. Il est difficile de conseiller, par exemple, à une personne de faire une cure pour arrêter de boire, si au sortir de celle-ci, elle se retrouve à la rue, parce qu'elle n'a pas de logement ou de foyer d'accueil. »