On m'a volé mon grand-père - L'Infirmière Magazine n° 226 du 01/04/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 226 du 01/04/2007

 

Vous

Vécu

Je n'ai pas envie de mentionner un hôpital, une maison de retraite, ou d'incriminer quiconque. Juste envie de dire que j'ai perdu mon grand-père, besoin de dire que nos derniers moments nous ont été volés.

déporté

Mon grand-père avait 86 ans. Il ne faisait pas son âge et s'évertuait à ce que ça se voie. Moi, je ne manquais jamais de le taquiner à ce sujet, cette coquetterie m'amusait beaucoup. On allait au ciné, on assistait à des concerts, on se promenait beaucoup et on parlait. De son passé, de l'avenir, du monde... de la guerre, aussi. Résistant, déporté à Mauthausen, il avait des choses à dire. Il n'a jamais voulu se faire passer pour un héros et je l'aimais aussi pour ça. Fonctionnaire, il avait commencé par « faire traîner » certains dossiers avant de délibérément aider des gens en difficulté. Et ça a fini par le conduire à Mauthausen, dont il est sorti en mai 1945, alors que nombre de ses compagnons d'infortune sont tombés à ses pieds.

héritage

« Pépé », comme je l'ai toujours appelé, n'a jamais eu un point de vue manichéen sur cette période. Les procureurs d'occasion qui tondaient les femmes lui inspiraient autant de dégoût que les miliciens. Quand j'étais plus jeune, il m'avait montré un grand livre qu'il avait reçu sur la déportation. Sa vie n'avait plus jamais été pareille après Mauthausen et la mienne ne pouvait non plus être tout à fait la même à la vue de ces visages exsangues. Comment imaginer que mon pépé souriant, le premier à blaguer lors des réunions de famille, avait pu connaître ça ? Un jour, il m'a dit, « tu sais Pascal, moi aussi je veux oublier, mais même si mon esprit s'apaise le jour, mes nuits ne seront plus jamais sereines. Et puis, tu dois témoigner. C'est pour ça que je parle à mon petit-fils. Pour qu'il puisse parler à son petit-fils. Car bientôt, nous ne serons plus là. Je n'ai pas d'argent, c'est mon seul héritage, Pascal... »

avc

Un jour, mon grand-père a eu un accident vasculaire cérébral. Je ne sais pas très bien ce que c'est. Pourtant, ma compagne, qui est infirmière, a essayé de m'expliquer... Peut-être n'ai-je pas voulu comprendre. Il a été hospitalisé en urgence et s'en est sorti par la grâce du corps médical. Tout à ma joie de le savoir en vie, je n'ai pas compris tout de suite que je l'avais perdu.

Je l'ai su dès ma première visite à l'hôpital. Il ne pouvait pratiquement plus parler, la moitié de son corps était paralysée. Quand il est sorti, il a fallu trouver une solution. Veuf, il ne pouvait plus rester chez lui, même avec une aide à domicile. Alors, la famille et son médecin ont trouvé quelque chose pour lui : une belle maison de retraite, toute neuve. Sauf que personne n'avait encore cherché à recueillir son avis.

Petit à petit, nous avons pu renouer le dialogue. Certes, il éprouvait la plus grande difficulté à trouver ses mots mais il me comprenait, à condition que je lui retranscrive tout sur un morceau de papier. Et la maison de retraite, il n'en voulait pas.

consignes

C'est pourtant là qu'il a fini par échouer. Et c'est là que je l'ai perdu une seconde fois. Nos moments complices n'avaient pas de place dans cet établissement. Avant les conversations importantes, on avait pris l'habitude de rouler chacun notre cigarette et de la fumer lentement.

- Pas de ça, Monsieur, c'est très mauvais pour votre grand-père !

- Une pauvre cigarette par jour ?

- Après ce qui lui est arrivé, la cigarette, c'est exclu !

Le problème, c'est que dans ce bel établissement tout propre, tout était exclu. La cigarette, le petit verre de porto, les moments de chaleur. Je croyais pourtant que les condamnés, ce qu'était mon grand-père à courte échéance, voyaient exaucer leurs dernières volontés... Qu'est-ce qui pouvait bien empêcher cette soignante de lui accorder ce petit plaisir ? Je me suis plaint à la directrice, qui m'a rappelé les consignes. L'établissement n'avait pas l'intention de souffrir une exception.

Mon grand-père est mort trois semaines après son arrivée, sans une cigarette ni un doigt de porto. Et je n'ai plus jamais retrouvé sur son visage la petite lueur que même les kapos de Mauthausen n'avaient pu éteindre.