À l'écoute du grand âge - L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007

 

vieillissement

Dossier

Les personnes très âgées ont leur propre perception du temps. Les soignants doivent tenir compte de ce décalage et s'y adapter.

«De toutes les réalités, la vieillesse est peut-être celle dont nous gardons le plus longtemps dans la vie une notion purement abstraite. » Avec cette phrase, Marcel Proust illustre une réalité : personnes jeunes et âgées ne sont pas égales devant le temps. Dans le cadre du soin, cette donnée a un impact certain : les soignants doivent tenir compte de cette différence d'âge et de perception du temps, qui les éloigne de leurs patients. D'autant que le phénomène est appelé à s'amplifier : de plus en plus de professionnels, jeunes et moins jeunes, seront confrontés à un nombre croissant de personnes âgées dans le cadre des services sanitaires et sociaux, à domicile, comme en institution. En France, le nombre de personnes de plus de 80 ans augmentera de 75 % dans les 25 prochaines années.

Au service de gérontologie et de soins de l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne), ce décalage apparaît nettement en filigrane du soin. La personne âgée l'exprime d'abord de manière informelle, pour peu que le soignant l'écoute et soit curieux du ressenti de son patient. Dans ce service, une cinquantaine d'entretiens semi-directifs(2) ont été menés avec des patients ; ceux-ci avaient entre 72 et 94 ans (avec une moyenne d'âge de 84 ans) et étaient issus de milieux socio-culturels différents. Ils vivaient pour moitié à domicile, pour moitié en institution. Géographiquement, environ 50 % d'entre eux résidaient en région Île-de-France. Tous ont participé à l'entretien de leur plein gré et en état de parfaite lucidité. Chaque entretien durait entre une heure et une heure et demie, et était supervisé par le sociologue Serge Karsenty.

Le temps rend différent

Le temps rend la personne très âgée différente des autres : pas tellement parce qu'elle est ridée ou qu'elle a des cheveux blancs ; aucune des personnes interrogées n'a parlé des changements de son aspect physique extérieur pour évoquer le début du vieillissement. Le critière de l'activité sociale n'est pas non plus pertinent : même si la personne âgée ne travaille plus, même si elle est classée, comme les chômeurs, avec les « inactifs », la retraite n'est synonyme de vieillissement que pour quelques-uns. Et même pour ceux-là, cet aspect est secondaire, associé à des problèmes de santé personnels ou du conjoint, ou à un deuil.

La plupart du temps, l'événement ou les phénomènes qui signent le début du vieillissement concernent le corps du sujet. Il peut s'agir d'un accident brutal, daté, comme une hémiplégie ou une chute avec fracture, d'une ou plusieurs maladies sérieuses, comme un cancer ou un infarctus, ou encore de maladies qui retentissent progressivement sur la mobilité, les déplacements et le mode de vie, ou enfin d'une diminution de la résistance générale avec une difficulté à faire des efforts (lire encadré ci-contre).

Mais plus encore, c'est la dépendance à autrui qui marque le grand âge, et la différence par rapport aux autres, quand les maladies sont chroniques et handicapantes, ou lorsqu'une maladie aiguë laisse subsister une infirmité définitive, qui retentit sur la vie quotidienne.

Dépendance et veuvage

La dépendance n'est pas une fatalité. Une majorité de personnes âgées connaissent un vieillissement réussi, plus ou moins exempt de maladies ou sans perte d'autonomie significative. Mais toutes redoutent la dépendance, et certaines, interrogées, disent lui préférer la mort. Les personnes âgées que côtoient le plus souvent les soignants sont celles qui ont des maladies et un problème de dépendance physique, mentale ou mixte, ce qui dramatise le regard qu'elles portent sur le grand âge, en particulier à l'hôpital et dans les institutions.

Le veuvage occupe également une place centrale dans le ressenti du vieillissement, même s'il survient plus tard que par le passé. Le survivant est non seulement durement atteint par le deuil, mais aussi brutalement précipité dans un nouveau mode de vie. Il vivait en couple, dans un habitat personnel la plupart du temps (les cohabitations intergénérationnelles sont rares), et il se retrouve seul, dans l'obligation de changer de mode de vie, alors qu'à son âge, les capacités d'adaptation sont moindres.

Le veuvage ouvre une période de deuil et de fragilité somatique et psychique. Le deuil ne doit être ni médicalisé ni psychiatrisé, mais il nécessite de l'écoute, du soutien, une socialisation par la famille, les amis, les voisins, des professionnels, des bénévoles ou des associations. Les veuves sont plus nombreuses que les veufs, mais ces derniers sont plus vulnérables, plus touchés par le suicide, un phénomène qui s'amplifie lorsqu'ils sont socialement isolés.

En décalage avec soi-même

Le temps creuse la différence entre la personne âgée et son entourage, mais aussi entre ce qu'elle est et ce qu'elle était avant. Cela renvoie à beaucoup de souffrances, souvent intimes, de petites pertes et de petits deuils. C'est d'ailleurs lorsque le vieillissement compromet ou empêche une activité particulièrement investie autrefois que la souffrance est la plus importante.

Le grand âge peut faire surgir une autre différence : un décalage interne à la personne, entre ce que l'individu veut faire et ce qu'il peut faire, entre l'esprit et le corps, le désir et son accomplissement. Ce vécu est discret, et même, souvent, secret.

La façon d'appréhender le temps est très différente pour le sujet âgé et le sujet jeune. Lorsqu'on reproche aux personnes très âgées de ne parler que du passé, on oublie qu'elle y trouvent un refuge. Leur mémoire des faits anciens est souvent mieux conservée que celle des faits récents. On peut, en les écoutant, revaloriser ce qu'elles sont à travers ce qu'elles ont été. C'est aussi une façon de comprendre leurs attitudes, leurs goûts, leurs craintes, et de personnaliser le soin et la prise en charge, en reconstituant, de façon volontariste, puis informelle, l'histoire de vie des malades. La prise en charge s'en trouve mieux adaptée et le dialogue soignant-soigné enrichi.

Parler de la mort

Les projets, même à moyen terme, sont envisagés avec réticence par la personne âgée, à plus forte raison si elle a été confrontée au décès de plusieurs personnes de son entourage. Elle peut avoir besoin de parler de sa propre mort, ne serait-ce que pour exprimer ses craintes éventuelles, davantage liées à la manière de mourir et à la souffrance potentielle qu'à la mort elle-même. Le plus souvent, elle a accepté le caractère inéluctable de la mort, mais c'est le « comment » qui devient capital. Il faut pouvoir lui offrir une écoute et lui apporter des informations précises. Au cours des 50 entretiens réalisés entre 1993 et 1998, seules deux personnes ont dit avoir connaissance de l'accompagnement de fin de vie, des soins palliatifs ou du contrôle de la douleur. Parler de la mort et de ses modalités ne tue pas, mais peut, au contraire, rassurer.

En pratique, l'existence de la personne âgée est souvent ralentie et inactive. Les gestes et les déplacements deviennent plus difficiles et plus lents. Cette lenteur est souvent dévalorisée par les plus jeunes. Pourtant, il apparaît au cours des entretiens que cette inactivité apparente n'est pas vide, mais emplie par le passé, par la relecture des événements de la vie de la personne âgée, et par l'évocation de proches décédés.

Si les professions gériatriques ne sont pas valorisées socialement, le vieillissement de la population modifiera probablement la perception sociale de la vieillesse au sens large. Mais au-delà du contact quotidien, une reconnaissance mutuelle et souvent de l'affection s'établissent au fil du temps. Il s'ensuit parfois de véritables deuils qui témoignent de l'authenticité de la relation qui s'était nouée.

Réunions d'équipe

Le contact régulier et privilégié avec les personnes très âgées peut aussi élargir le regard des plus jeunes sur l'histoire, le passé, l'expérience des anciens, et leur permettre de porter un regard différent sur le monde contemporain.

Cette confrontation répétée avec le vieillissement, la maladie, la dépendance, les troubles des fonctions intellectuelles, la fin de vie, la mort, n'est pas facile à vivre. Elle peut déclencher de l'anxiété et même de l'angoisse chez certains. Les soignants, surtout ceux qui travaillent en institution, doivent pouvoir parler de leur vécu, exprimer leurs souffrances, face à celles des personnes très âgées qu'ils soignent.

Pour cela, les réunions d'équipe et les groupes de parole, animés par un psychologue, correspondent à un réel besoin. Les soignants doivent aussi pouvoir sortir de leur institution, où se concentrent les personnes âgées les plus malades, les plus dépendantes et les plus démentes, pour rencontrer celles qui bénéficient d'un vieillissement plus favorable, et qui sont les plus nombreuses. Le travail hospitalier ou institutionnel peut fausser le regard sur le vieillissement, qui devient uniquement pathologique. Il faudrait donc encourager les échanges réguliers de personnel entre ville et hôpital, travail à domicile et en institution, voire le partage du temps de travail entre les deux.

Pour autant, cette familiarité peut encourager une prise en main préventive de sa propre hygiène de vie et de son futur vieillissement. On peut ainsi décider de pratiquer une activité physique régulière - le plus tôt est le mieux -, de se faire surveiller sur le plan médical à partir d'un certain âge, d'éviter les abus alimentaires ou toxiques. Bref, d'avoir une attitude plus dynamique et plus responsable vis-à-vis de son propre vieillissement, sans entretenir pour autant un espoir de maîtrise totale du processus, qui serait illusoire.

Un rythme différent

Le soignant jeune, et même moins jeune, bouge vite, marche vite. Ses gestes sont rapides et généralement indolores. Il pense vite et peut anticiper facilement les situations. Il sait très habituellement faire face à l'imprévu, à l'urgence et au stress. La personne âgée est plus lente et moins mobile, marche et se déplace au ralenti, ou ne marche plus. Ses gestes sont souvent lents, malaisés, douloureux. Sa pensée aussi peut être ralentie. Pour lui, retrouver ses repères dans le temps et dans l'espace peut être long, quand il ne les perd pas de temps à autre, ou ne les a pas totalement perdus.

Les personnes âgées, a fortiori si elles sont malades et dépendantes, ont donc besoin de calme, de lenteur, de douceur, de patience et de soutien de la part des personnes qui les prennent en charge, pour accompagner les gestes d'aide et les actes de soin ; il est nécessaire de dégager du temps soignant pour rendre une telle disponibilité envisageable.

Les soignants, même jeunes, peuvent s'adapter au rythme des personnes âgées avec des attitudes simples : en marchant lentement à leurs côtés, en les aidant dans les gestes de la vie quotidienne pour la toilette, l'alimentation et les besoins sphinctériens, ou les changes avec patience et douceur, en réalisant tous les actes médicaux indispensables sans les brutaliser et sans les faire souffrir.

Violence et ressentis

Mais cette spécificité du travail gériatrique n'est pas reconnue. Les besoins temporels différents des sujets âgés ne sont pas encore clairement identifiés alors que ceux des jeunes enfants, par exemple, le sont.

Aussi les ratios de personnel attribués jusqu'ici aux services à domicile et aux institutions gériatriques ne prennent absolument pas en compte le besoin de temps soignant inhérent aux soins gériatriques et à la relation entre le soignant et la personne âgée. Et, dans la majorité des cas, des soignants trop peu nombreux doivent faire face aux besoins de soins et d'aide d'un nombre de personnes âgées trop élevé. Ils voient leur corps et leurs nerfs souvent mis à l'épreuve par les conditions du travail gériatrique. Il suffit de penser à la fréquence des lombalgies et des douleurs d'épaule chez des soignants pourtant jeunes, qui souffrent aussi de ne pas faire leur travail comme ils le voudraient et comme il le faudrait. Ils se sentent coupables et impuissants, car les conditions de travail et le ratio de personnel attribué à la structure où ils travaillent leur échappent totalement.

On impose également aux personnes âgées une cadence de soins et d'aide qui est non seulement totalement inadaptée, mais aussi très violente ; les personnes âgées sont trop souvent soignées, aidées, manipulées, nourries à une vitesse excessive. Elles souffrent de douleurs provoquées, d'un manque de respect, d'une absence d'écoute personnalisée ou de dialogue, et se sentent plus souvent traitées en objets qu'en sujets. Ces violences entraînent parfois des ressentiments réciproques et peuvent générer des cycles de maltraitance (lire encadré ci-contre).

La dévalorisation encore fréquente du soin des personnes âgées dans le système sanitaire relève beaucoup plus des mauvaises conditions de travail, et en particulier de ces contraintes de temps imposées, que du sujet du travail lui- même, à savoir les personnes âgées.

Le droit à la qualité

La situation en France est mauvaise puisque les ratios de personnel dans les institutions gériatriques sont même inférieurs à ceux d'autres pays européens. De nombreux gériatres, et des personnalités du champ gériatrique dénoncent cet état de choses depuis longtemps. Le plan « Solidarité grand âge », présenté en juin 2006 par Philippe Bas, alors ministre délégué à la Sécurité sociale, aux personnes âgées, aux personnes handicapées et à la famille, semble vouloir y remédier.

Il faut dire que les plus de 85 ans, qui étaient 1 100 000 en 2005, seront 1 900 000 en 2015, donc presque le double en dix ans à peine. Il faut espérer qu'une prise de conscience entraînera une amélioration rapide des conditions de travail des soignants qui exercent auprès des personnes très âgées, et notamment un rapport soignant-soigné plus adapté et donc moins conflictuel. Il s'agit seulement, au fond, d'offrir la qualité de prise en charge à laquelle les personnes âgées ont droit, au même titre que les autres usagers du système de santé.

1- Renée Sebag-Lanoë a été pendant vingt-cinq ans responsable du service de gérontologie et de soins palliatifs à l'hôpital Paul-Brousse, à Villejuif (Val-de-Marne).

2- Vivre, vieillir et le dire, éditions Desclée-de-Brouwer, 2001.

témoignages

« JE SUIS IMPOTENTE »

C'est dans le corps que se manifeste le plus souvent, de façon plus ou moins aiguë, le début du vieillissement : « Jusqu'à 89 ans, je ne sentais rien ! déclare cette ancienne ouvrière, institutionnalisée en soins de longue durée. J'avais de l'activité, je m'occupais beaucoup de la maison, je faisais mes courses, ma cuisine et tout. Vieillir, ça ne me dérangeait pas, parce que je faisais tout comme avant : je chantais, je faisais mon jardin, je cultivais mes fleurs. Le jour où j'ai eu mon hémiplégie... Je ne souffre pas, mais je suis impotente. Je ne peux pas marcher, je ne peux pas m'habiller, alors ce n'est pas drôle du tout ! »

« Depuis la fin de l'année dernière, je ressens une fatigue, dit cette femme de 82 ans qui a travaillé comme aide-soignante dans un hôpital. Je pars d'un bon train et puis tout d'un coup, je ne sens rien, mais je me dis : "Pourquoi tu vas si doucement ?" On dirait que quelque chose me retient. Mes jambes deviennent lourdes. »

« Un jour, raconte un ancien ingénieur de l'aviation civile de 77 ans, j'avais acheté un carton de vin pour un ami. Je me suis dit que j'allais porter ce carton tout seul. Et je me suis aperçu avec stupéfaction que ces douze bouteilles, ça m'était difficile à porter. J'avais des douleurs dans le dos, partout. »

D'après « Vivre, vieillir et le dire », éd. Desclée-de-Brouwer, 2001.

En savoir plus

> La Fédération nationale de gérontologie : http://www.fng.fr

> La Gérontologie française : http://www.geronto.com

> L'Institut européen du vieillissement : http://www.vieillissement.org/

> Sur le site Internet de l'Organisation mondiale de la santé : http://www.who.int/topics/ ageing/fr/

associations

« ÊTRE PLUS À L'ÉCOUTE »

La négligence envers les personnes âgées est, depuis 1992, assimilée par le Conseil de l'Europe à de la maltraitance, y compris lorsqu'il s'agit de « négligences passives » comme l'ignorance ou l'inattention. Le décalage existant entre le soignant et la personne âgée dans leur rapport au temps peut, dans des cas extrêmes, aboutir à des situations de maltraitance, sans que le soignant en ait forcément conscience. En France, plusieurs associations tentent de promouvoir une démarche active de « bientraitance » au sein des institutions : il s'agit d'inciter les établissements à s'organiser pour prévenir les violences, même insidieuses, qui s'exercent à l'encontre des personnes âgées.

Parmi ces associations, Solres 92 insiste auprès des soignants sur la nécessité d'« être plus à l'écoute »(1), d'utiliser le vouvoiement, d'éviter d'infantiliser la personne âgée dépendante, de ne pas lui parler trop fort. L'Afpap (Association française de protection et d'assistance aux personnes âgées), Alma (Allo maltraitance des personnes âgées) et l'Afbah (Association francilienne pour la bientraitance des aînés et handicapés) complètent le dispositif associatif et encouragent les soignants à signaler les cas de maltraitance.

1- Lire « Maltraitance, esprit de détail », supplément Santé de nos aînés de L'Infirmière magazine n°225, mars 2007, p. 14.

Bibliographie

> Prévention, prise en charge et systèmes de soins, J.-Cl. Henrard, S. Clément, F. Derriennic, Inserm, 1996.

> Les Défis du vieillissement ; le vieillissement n'est pas une maladie, J.-Cl. Henrard, La Découverte, 2002.

> Le Maintien de l'insertion sociale des personnes âgées, M. Tubiana, 2005 (disponible sur le site de l'Académie nationale de médecine).

> Vivre au grand âge, B. Ennuyer, J. Chabert, Autrement, 2001.

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