Face à la mort - L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007

 

deuil

Reportage

Il ne dit plus rien, il ne bouge plus, puis il part. Autour des derniers instants d'un proche, une famille se réunit, se parle et se souvient.

Bécon, 22 janvier 2003. Mon grand-père s'en va. Au fil des jours, il part un peu plus. Il ressemble à un enfant. Il se moque de tout, il ne parle pas, son regard est vide. Il ne peint plus depuis longtemps. Rien ne l'intéresse. Nous parvenons encore à échanger quelques sourires complices, qui me renvoient au temps où il faisait le pitre. Je le trouve beau. Madeleine, elle, s'épuise. Elle est toute seule à ses côtés, elle s'occupe de lui, supporte sa mauvaise humeur et son mal-être, avec sérénité. Moi, je ne suis pas très présente, je m'en veux un peu de ne pas trouver la force d'y aller plus souvent. Aujourd'hui, elle me parle de son passé.

Il était là

Nous sommes toutes les deux assises autour de la petite table du salon, un rayon de soleil me réchauffe le dos. Elle me raconte ses tourments lorsqu'il est parti quelque temps avec une autre femme. Vers 56 ans, elle a dû se remettre à travailler et passer son permis de conduire. Elle n'a eu qu'un homme dans sa vie, et dit le regretter, avec un léger sourire. Elle devait avoir une vingtaine d'années la toute première fois qu'elle a vu Pierre. Il était au comptoir du bureau de poste, lui ne l'avait pas vue, elle l'a trouvé beau. Et puis, quelque temps plus tard, dans un bus qui la menait à son travail, il était là, entouré de jolies filles, me dit-elle. Ils échangèrent leur premier regard. Et puis aussi, ce jour où son corps fut traversé par un rayon de lumière chaude en marchant sur le pont de Bezon.

Il somnole

Elle se souvient de l'atmosphère chaleureuse de son enfance, la seule qu'il lui reste, lors des repas dans la petite cuisine auprès de la cuisinière à bois, décorée de carreaux à fleurs, en compagnie de ses parents et de sa grand-mère, une femme drôle qui lui racontait beaucoup d'histoires. Et pendant ce temps, Papy somnole sur son fauteuil dans le salon. 78 ans, je me demande ce que lui a fait la vie pour qu'il ait cessé de l'aimer. J'essaye de le brusquer un peu, mais rien, aucun répondant, il se fout de tout. Il est ailleurs. J'ai envie de faire des photos, ils sont beaux et touchants dans leur tristesse.

Il ne bouge pas

Février. Visite à Bécon avec Camille. Cette fois, je fais quelques photos. Il ne dit rien, il est là, assis sur sa chaise, dans le coin de la cuisine près de la fenêtre, le soleil lui caresse le visage. Il s'endort. Sa tête tombe doucement, il me laisse face à lui, comme si j'étais invisible. Je me rapproche de son visage, il ne bouge pas, ses yeux se ferment. Il ne veut pas sortir, nous allons nous promener toutes les trois. Bras dessus, bras dessous, nous marchons jusqu'au petit parc ; elle aime marcher en compagnie de ses petites filles. C'est bon de la voir sourire. Souvent, les mêmes questions reviennent, elle nous demande comment va notre vie, et si nous sommes heureuses.

2 mars. Visite à Bécon, Madeleine a le visage fatigué et triste. Il est à l'hôpital depuis deux jours, nous prenons le bus pour aller le voir. Il nous trouve sexy, Madeleine et moi, dans nos petits costumes bleus de visite, ça le fait sourire. Ses yeux font le tour de la pièce, son regard est lucide, je l'observe. Il est beau, sur ce lit entouré de machines. La lumière est douce. Impressionnée, je ne parle pas beaucoup, j'essaie de le faire rire. Je le sens énervé, il râle, tout ça le fait chier.

Il a peur

26 mars. Plus de 15 jours que je n'ai pas pris de leurs nouvelles, je n'arrive pas à décrocher mon téléphone. Jeudi 1er mai. La voix de mon père sur mon répondeur me dit que Papy ne va pas bien du tout. Ils prennent la route.

Vendredi 2 mai. Camille, Romain et moi allons à Bécon. La maison est calme. La vision de mon grand-père sur son petit lit dans la petite chambre du bas me donne froid dans le dos, j'ai le coeur serré. Il respire très mal, il a maigri, il n'arrive pas à parler, je ne suis pas sûre qu'il me reconnaisse. Il essaie de dire des choses avec ses mains, ses yeux tournent. Il a peur, je le lis dans son regard. Il résiste, il souffre, sa respiration est saccadée et se bloque, il reste en apnée, et puis revient. Il mange très peu, sa gorge lui fait mal. Ce soir, nous restons à ses côtés, Romain prend une petite guitare et lui fredonne quelques notes de musique. Il esquisse maladroitement son dernier dessin sur un petit calepin que Jeanne lui tient. Un tourbillon.

Il est parti

Samedi 3 mai, 9 h 30. Il ne respire plus, son visage a changé de couleur, il est parti, comme ça, dans son sommeil, vers un autre monde, libéré de ses tourments. Il ne reste que son enveloppe. La petite chambre est calme, l'air est froid, seule face à lui, je le photographie, ça me glace, j'ai mal partout. Papa lui pose le masque, trouvé dans le garage, sur le visage. Masque avec lequel il prenait un malin plaisir à effrayer tous ses petits-enfants.

Il fait beau

30 mars 2007, visite à Bécon. Je dois y aller depuis longtemps, il fait beau. Je saute dans le combi. Madeleine sourit en me voyant, je me sers un verre de jus dans le frigo et lui pique un bout de fromage. Elle me sort du four un gâteau vieux d'un mois en guise de goûter. Elle me montre par la fenêtre de la cuisine son jardin qui se porte bien, je mets en route une petite tisane et nous reprenons notre rituel bavard sur la table ovale du salon. Au programme, aujourd'hui comme à l'habitude, les amours, je dirais même plus, mes amours. Ça la travaille beaucoup, ce qui a le don de m'agacer ! J'apprends qu'un jour à l'époque où Pierre l'avait quitté, elle me dit avoir jeté son alliance dans un ruisseau. Elle aurait aimé trouver le courage de refaire sa vie : « la vie n'est pas faite pour vivre avec un seul homme ! » Sa place était auprès de Pierre.