La solitude du vagabond - L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007

 

Vous

Vécu

Sur le chemin du retour, ma pensée vagabonde. Toute ma vie je serai réduit à moins que rien, à néant, je serai condamné à tourner incessamment autour du pot, à inventer mille stratagèmes pour ne pas réussir, pour ne pas vivre en bonne société comme tout le monde, pour ne pas dire simplement les choses que je sais, que je sens. [...]

La solitude commence à trop peser. Un grand aulne derrière la maison, le pied mangé par d'énormes blocs de calcaire qui étalent autour de lui une chaussée confuse, un chaos. Les habitants de l'île ont-ils complètement perdu la tête, ou sont-ils devenus négligents à ce point qu'ils n'ont pas nettoyé depuis des années cet endroit ? Le sol est gras, gluant, des papiers, des cartons, des boîtes de conserves, des verres traînent là, personne n'y vient jamais, sinon pour y jeter ses déchets. Me prenant par la main, armé de vieux sacs en plastique, je rends à la terre sa virginité. Pourtant un doute m'effleure, s'agissait-il d'enrichir à peu de frais les abords de l'arbre pour qu'il se porte mieux ? Écartant ce doute, je continue à remplir mes sacs, triant au passage quelques objets, quelques cailloux, une photographie ancienne, un dessin d'écolier qui représente une potiche, sur une table, en perspective. Mes mains sont comme rongées par l'acide, cela me répugne, une somnolence m'écrase, me tourmente, la nuit fut courte, en pointillés, le soleil s'est levé tôt.

Alors que Mouche se trouve loin de mes pensées, il apparaît pourtant, m'observant à la dérobée pour s'inquiéter de mon sort, de ce que je fiche. L'a-t-on averti qu'un individu bizarre nettoyait le terrain, ou la Mairie l'a-t-elle délégué pour intervenir ? Mais ce n'est que Francis, accroupi, affairé, ses cheveux noirs frisés, un voisin, un ami, qui venait goûter chez nous un bonheur sans partage. Sa défection nous a causé beaucoup de tristesse, mais nous ne plierons pas, nous serons inhumains s'il le faut. Depuis longtemps il n'est plus fréquentable, ni approchable, il se peut même qu'il m'insulte, ou m'agresse. Gardons nos distances, nos routes ont bifurqué. De le savoir sur cette pente, au bas un précipice l'attend, n'enchante personne ici, mais je ne manquerais pour rien au monde à mes principes, il y a des priorités. Éclipsons-nous sans l'aborder, nous ferons plus tard un rapport. Mouche disparaît, et je m'éveille, allongé sur un lit de pierre, la nuque à demi brisée par un angle. Je n'ai fait que m'assoupir quelques minutes. À quel moment me suis-je étendu, endormi ? Le bleu du ciel entre les branches m'a happé, englouti sans doute.

Toute la journée tirant derrière moi des sacs de détritus, le soir me trouve épuisé. Mon lit enfin, une nuit sans rêve, du moins je le crois au réveil.

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- Ce texte est extrait de J'entre enfin, étrange fable où un jeune sans-abri débarque sur une île de la banlieue parisienne pour y squatter une « petite maison jaune ». Isolé de tous, tenaillé par la peur, secoué par de singulières transes, il s'interroge sur les agissements mystérieux d'un couple de voisins.

J'entre enfin, Francis Bérezné, La Chambre d'échos, 2007, 13 euros.