Le boulot loin du goulot - L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007

 

prévention

Enquête

Les soignants d'Arcelor, « petit laboratoire de prévention », s'efforcent de bannir l'alcool de la culture d'entreprise. Sur le plan national, difficile toutefois pour les infirmières de santé au travail d'assumer pleinement leur rôle préventif.

Jean-Pierre Devos sourit. Son visage doux, pudique, masque bien les souffrances du passé. Salarié dans la sidérurgie chez Arcelor à Montataire (Oise), il était, pendant des années, toujours malade, en retard, parce qu'alcoolique. Il s'arrangeait même pour rater les visites médicales. « Comme je conduisais des engins à risque, j'aurais pu tuer quelqu'un. » Un jour, le docteur l'a convoqué : « c'est la guérison, ou c'est la porte ! » lui a-t-elle dit. « On a eu une discussion sérieuse et je suis allé à l'hôpital deux fois pendant une semaine. En sortant, je suis entré dans une association pour être suivi. Puis j'ai arrêté de boire, du jour au lendemain. Ça a été dur. Il a fallu un déclic, que je me dise : "si tu continues, tu ne verras plus tes petits-enfants." » Devenu leader d'une équipe, Jean-Pierre Devos a retrouvé le goût de vivre, mais se sent « encore fragile ». Comme d'autres, il est « alcoolique abstinent », car on ne guérit jamais tout à fait de l'alcool. Il le sait : un seul verre pourrait le faire replonger.

Dans cette usine, l'équipe soignante suit les problèmes d'alcool de près. Depuis plus de dix ans, les salariés ont été formés par petits groupes. Un poste d'infirmière aidante a même été créé. Stéphanie Batkin résume sa mission : « j'essaie de mettre les gens face à leurs problèmes, pour qu'ils dépassent l'étape du déni, mais je ne dois pas être trop impliquée ou intime avec eux. Il ne faut surtout pas gérer le problème à leur place. » Un rôle indispensable et complémentaire de celui du médecin, garant, lui, de l'aptitude. « C'est une instance plus souple, plus magnanime », explique le Dr Dominique Delahaigue. Sans position hiérarchique, soumise au secret médical, l'infirmière est la mieux placée pour écouter et responsabiliser les consommateurs excessifs d'alcool. Stéphanie Batkin a dû se former : « même si on connaît les répercussions de l'alcool sur la santé, ce n'est pas facile. En cinq jours, à partir de cas concrets, j'ai compris comment une relation de confiance peut s'instaurer avec une personne. » Mais face à certaines difficultés, il faut savoir passer le relais, ajoute le docteur Delahaigue : « nous ne sommes pas alcoologues. Il y a une grosse différence ! » Et puis, il ne faut pas oublier l'entreprise. « Certains dossiers deviennent indéfendables. Quand on a tout fait pour sauver une personne et qu'elle continue, on licencie. »

Zéro alcool ?

Plus au nord, sur le site Arcelor de Dunkerque, plus grande usine sidérurgique d'Europe, l'alcool préoccupe la direction depuis 20 ans. Mais la politique du « zéro alcool », instituée en juillet 2005 par le nouveau directeur, Jean Jouet, ne fait pas l'unanimité. « C'est idiot, s'indigne Anne-Marie Baudoin, infirmière sur le site. On est passé d'un extrême à l'autre. » Plus d'alcool au restaurant d'entreprise, alors que le Code du travail autorise pourtant le vin, la bière et le cidre. Plus d'alcool pour les salariés des entreprises extérieures intervenant sur le site, et plus d'alcool non plus dans les restaurants conventionnés quand l'usine paie le repas. « Pour que le message de prévention passe, il faut laisser une marge de manoeuvre aux gens. Où est-elle ? » s'interroge l'infirmière. Mais Jean Jouet est ferme : « à un moment donné, il faut provoquer une secousse, appliquer une résolution. » À Montataire, le Dr Delahaigue ne cache pas son septicisme. « Avec le "zéro alcool", les gens qui ont des vrais problèmes se cacheront. Par ailleurs, si vous voulez zéro alcool, vous voulez aussi zéro tabac, zéro médicament, zéro cannabis, zéro problème de poids ? Quand vous faites 130 kg, par exemple, comment voulez-vous travailler en hauteur ? » À Dunkerque, Jacques Ettlinger, médecin aussi, accepte, lui, le « zéro alcool » tout en le considérant comme une position symbolique : « voilà vers quoi l'on veut tendre. Si quelqu'un a un taux de 0,5 g, il ne sera pas interdit de site. » Sauf que Jean Jouet maintient : « Zéro alcool, c'est une norme, pas un objectif. Quand on travaille, on ne boit pas ! »

La polémique fait rage. Mais elle ne doit pas faire oublier à quel point Arcelor Dunkerque a été précurseur en matière de prévention. Dans les années 1980, l'Association des sites unis dans la lutte contre l'alcoolisme et les dépendances a été créée, fédérant les moyens de prévention des trois entreprises du site (Europipe, GTS Industries et Arcelor). À sa tête, un alcoolique abstinent a longtemps porté le message. Puis il est parti. Après un creux, la sensibilisation a repris, depuis 2 ans, autour de Patrick Gilbert, un infirmier. Chaque semaine, lors des deux après-midi qu'il consacre à la prévention alcool, il accompagne des malades en milieu hospitalier pour suivre leur sevrage. Enfin, sur le site d'Arcelor Dunkerque, les 10 infirmières peuvent compter sur trois assistantes sociales intervenant à domicile. « En général, je cherche à savoir comment l'épouse aborde la question, explique Hélène Loeuillet, l'une d'entre elles. On a parfois d'énormes résistances. Il faut comprendre pourquoi chaque personne a commencé à boire. Les problèmes s'additionnent et se cumulent : difficultés financières, conjugales, professionnelles. »

Doutes et résistances

Arcelor fait figure d'exception. « Beaucoup résistent aux démarches de prévention », constate le Dr Eric Hispard, alcoologue. « On va croire quoi de notre entreprise ? » protestent en effet certains. Alors que l'alcool serait, d'après l'Inserm, à l'origine de 15 à 20% des accidents professionnels et des conflits du travail, seule une entreprise sur trois a déjà mené, d'après l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa), des actions de prévention et de formation du personnel au risque alcool. Et tandis que les mentalités ont évolué plus vite dans l'industrie qu'ailleurs, le docteur Hispard rappelle « que le travail de prévention concerne tous les types d'entreprises et tous les niveaux socioprofessionnels ».

En tout cas, dans les usines de Dunkerque et de Montataire, l'alcoolique n'est plus cette personne faible que l'on plaint, protège puis licencie. C'est un malade qu'il faut aider. Un long chemin a été parcouru pour en arriver là : il y a vingt ans, les ouvriers fêtaient les records de production bouteille à la main, et les patrons fermaient les yeux. « Les chefs ramenaient à boire », raconte Anne-Marie Baudoin, l'infirmière. Pourtant, sur ces sites sidérurgiques, les risques sont partout. Arcelor Dunkerque, véritable petite ville de 4 000 salariés, compte une centaine de kilomètres de routes et de voies ferrées, trois hauts-fourneaux en bas desquels la température peut atteindre 2 000°C. Les ouvriers ont toujours travaillé avec la chaleur, en hauteur. À l'époque, l'alcool servait à récompenser, aidait à supporter un travail pénible, déliait les langues lors des réunions. Et puis, le travail était physique. Alors, il fallait bien se désaltérer.

À Montataire, au fil des années, les accidents graves se sont multipliés. En 1993, un ouvrier a eu le bras sectionné. « Son collègue était dans un état d'ébriété avancée, raconte le Dr Delahaigue. Tout le monde l'avait vu. » Lors de l'enquête, personne n'en a parlé. « Ça a été un élément déclencheur. On a dit "stop !" » Montataire est devenue, en partenariat avec l'Anpaa, un petit laboratoire de la prévention. Dès 1995, des animateurs relais ont été formés. Un travail positif même si, pour Dominique Delahaigue, « certains, en endossant les problèmes des malades, les ont finalement enfoncés. »

Comment parler d'alcool aux malades ? Avec quelle casquette dire les choses ? En 1998, un séminaire de deux jours a permis de répondre à ces questions clés. Dans la foulée, un plan d'action a été défini et un comité de pilotage nommé. Pour mieux rompre la loi du silence, l'équipe soignante a ensuite formé les cadres, par étapes, de la direction jusqu'aux opérationnels. Montataire a ensuite poussé la démarche encore plus loin, avec la création d'un logiciel ludique et interactif, pour former sur la santé au travail et les conduites addictives. Appelé dit « EBE » ou « état de bien-être », ce logiciel a tellement de succès que d'autres l'ont adopté : Colgate-Palmolive, Continental ou encore le ministère des Transports.

Tous responsables !

Si de plus en plus d'entreprises se préoccupent de leurs salariés consommateurs d'alcool, l'évolution de la législation n'y est pas étrangère. Depuis le décret d'application, en 2001, de la directive européenne de 1991 sur la protection des travailleurs, les chefs d'entreprises sont obligés d'évaluer les risques professionnels. La jurisprudence est claire : en cas de manquement, la sanction est pénale. Le chef d'entreprise est tenu de mettre en oeuvre des protections, d'informer. Le salarié, de son côté, s'il ne prend pas « soin de sa sécurité et de sa santé » ainsi que de celle des « autres personnes concernées du fait de ses actes » comme l'a exigé clairement la Cour de cassation, peut être licencié pour « faute grave ».

La peur du gendarme fonctionne, mais ce n'est pas suffisant. « Pour que la prévention se mette en place, explique Bertrand Fauquenot, coordinateur des activités de formation de l'Anpaa, il faut que 3 acteurs s'impliquent : la direction, le CHSCT et la médecine du travail. » Or les résistances sont variées et nombreuses. Pour beaucoup, l'alcool relève finalement de la vie privée. « On le dit moins pour les autres addictions, observe-t-il. Mais désormais, les mentalités changent. « Certains salariés en ont marre de protéger les consommateurs excessifs, de couvrir leurs absences, de faire le travail à leur place : ils appellent l'Anpaa pour officialiser tout ça », explique-t-il encore. Quant aux anciens alcooliques, « même si leur discours ne convient pas à tout le monde, ils ont souvent un rôle facilitateur et font de la place aux buveurs d'eau ».

Temps infirmier

Reste qu'une fois la prévention lancée, il faut encore que l'infirmière ait les moyens d'y travailler. C'est rarement le cas. « Il n'existe pas de temps infirmier prévu pour la prévention, regrette une infirmière dans une grande entreprise. Après les charges administratives, la préparation du travail médical, les visites, les soins courants, les urgences, il ne reste presque plus de temps à consacrer aux addictions. »

Banalisation

Au-delà de tous ces acteurs, le rôle des cadres est fondamental, insiste Stéphanie Batkin : « comment une personne peut-elle se retrouver face à son problème d'alcool, si son encadrant ne lui dit pas : "il va falloir que vous vous preniez en charge" ? » En repérerant retards, absences, mauvaise humeur, l'encadrant peut déceler un problème. « S'il nous l'envoie directement, rien ne va transparaître à l'extérieur », conclut-elle. Il doit, au contraire, en parler avec la personne, estime le Dr Delahaigue, « lui demander d'ajuster sa consommation, en un temps limité, et prendre rendez-vous avec le service médical ». Dans l'idéal, car en pratique, constate Jean-Pierre Bonnet, manager d'une équipe de 40 personnes, « c'est souvent les chaises, les marteaux qui volent ! » Et une fois au service médical, il n'est pas rare non plus que le mode agressif continue, ou que les gens plaisantent et banalisent leur consommation d'alcool. Sauf qu'à Montataire, ils se retrouvent face à une infirmière convaincue qu'« au final, ils vont adhérer ». Et ça marche.

diust

PASSEPORT POUR L'ENTREPRISE

Travailler comme infirmière dans une entreprise ne s'improvise pas. Une formation a fait ses preuves : le diplôme inter-universitaire de santé au travail (Diust). « Il permet de professionnaliser le rôle de l'infirmier dans l'entreprise, estime Patrick Gilbert, infirmier chez Arcelor à Dunkerque. On aborde le droit du travail, l'évaluation des risques professionnels, la toxicomanie. » Le Diust permet, en outre, de maîtriser la méthodologie du suivi de projet. Proposé dans les universités de Limoges, Bordeaux, Toulouse, Rouen et Tours, ce diplôme est récemment devenu, à Strasbourg et à Lille, une licence « santé travail » pleinement reconnue. Pour autant, le Diust lui-même reste très prisé. « Beaucoup d'entreprises préfèrent embaucher quelqu'un qui l'a suivi, constate Patrick Gilbert. Et mon regard sur l'entreprise a changé. » Après un mémoire de Diust sur la question de l'alcool, l'infirmier a suivi un Desu de toxicomanie à l'université Paris-VIII.