Patients sourds, une cause entendue - L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 228 du 01/06/2007

 

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Horizons

Avec les patients atteints de surdité, connaître le langage des signes ne suffit pas toujours. À l'hôpital marseillais de La Conception, deux médiateurs sourds accompagnent la relation de soins, y compris en obstétrique.

Pénétrer dans ce service, c'est se plonger dans un monde de silence, de mimiques et de signes. Les huit professionnel qui y travaillent communiquent tous, à des degrés divers, en langue des signes française (LSF). À l'hôpital de La Conception, à Marseille (Bouches-du-Rhône) se trouve en effet implanté depuis 2003 un pôle d'accueil et de prise en charge des personnes sourdes et malentendantes(1). « Les premiers contacts se font souvent par SMS ou par fax, informe la secrétaire, Giuseppina Contrino. En fonction des besoins exprimés, je fais le lien en organisant les rendez-vous avec les différentes personnes et services concernés. » Les professionnels du pôle s'entretiennent parfois seuls avec les patients sourds, ou bien ils font appel à deux autres professionnels complémentaires : l'interprète et le médiateur sourd.

professionnels sourds

« Fidélité, neutralité, respect du secret professionnel » sont les mots d'ordre auxquels se conforme Carole Gutman (qui possède un master d'interprétariat en français-LSF). Quand elle aide un soignant à communiquer avec un sourd, elle traduit oralement en français la langue gestuelle du malade, sans interférer dans la discussion, sans entrer dans un dialogue avec le patient. Mais il arrive parfois que la personne sourde n'arrive pas à comprendre ou à se faire comprendre, pour de multiples raisons : parce qu'elle ne possède qu'un faible niveau en LSF, parce qu'elle a des problèmes psychiatriques, qu'elle présente un handicap associé... Un tel obstacle nécessite le recours à l'un des deux médiateurs sourds de l'équipe.

« Quand c'est un sourd qui communique en LSF, il saisit mieux les expressions de son interlocuteur, il utilise des mimiques, il transmet des images plus visuelles et plus pratiques, explique Christian Coudouret, l'expert linguistique sourd du pôle. En particulier avec des enfants malentendants, nous fonctionnons dans la même représentation des choses... » « La communication passe mieux entre deux sourds, poursuit Gisèle Rey, l'aide-soignante sourde du pôle. Une confiance s'établit automatiquement car nous partageons la même identité. Et puis, contrairement à l'interprète qui n'a pas le droit d'interrompre le dialogue, j'ai l'opportunité d'intervenir dans la discussion et même de reformuler les propos, en m'adaptant au niveau de chaque patient. »

binôme idéal

La Direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (Dhos) a publié, en juillet 2006, les résultats d'un questionnaire concernant « l'organisation et les pratiques professionnelles des pôles d'accueil », depuis leur création en 1996. Il est noté que 19 personnels sourds étaient affectés en 2006 aux douze centres, conformément à l'une des recommandations phare du rapport de Dominique Gillot Le Droit des sourds, en 1998, selon laquelle leur présence est une garantie de l'efficacité de fonctionnement du pôle. Une opinion partagée par Jean Dagron, médecin généraliste, praticien hospitalier responsable de l'équipe marseillaise, qui travaille avec des sourds depuis 17 ans : « l'expérience m'a démontré que l'équipe formée entre un soignant "signeur" et un professionnel sourd constitue le binôme idéal. Travailler séparément, c'est impossible. La meilleure méthode est de progresser ensemble. »

premier maillon

À Marseille, outre les consultations en médecine générale, les graves pathologies les plus fréquemment traitées chez les patients sourds concernent les cancers. On y pratique aussi les suivis de grossesse. Pour que l'interaction avec les différents services de l'hôpital se passe bien, il est nécessaire, affirme la DHOS, que le projet soit « partagé par la direction et l'ensemble du personnel ». « À La Conception, assure Jean Dagron, le pôle est effectivement reconnu comme l'un des points forts de l'hôpital. » Et il arrive que des actions de sensibilisation générale y soient conduites, comme l'explique Justine Iglesias, cadre de santé aux consultations : « j'ai ainsi appris à dire bonjour en LSF, à me présenter dans mon grade, à guider la personne vers le bon service... Certes, ce n'est que du B-A-ba, mais c'est le premier maillon d'accueil, ça enlève des barrières. Ce sont de petits riens qui aident les malades à se sentir acceptés. » En fréquentant le pôle, elle s'est aussi rendu compte des erreurs que l'on peut aisément commettre si l'on ne pratique pas la LSF : « Quand des sourds oralisent, l'infirmière fait des signes, on croit que la personne a compris... Mais bien souvent, c'est complètement faux. »(2)

retards de dépistage

« Avec la lecture labiale, confirme Jean Dagron, le soignant entendant ne saisit que 10 à 15 % de ce que veut dire un patient malentendant. Souvent, on ne peut pas non plus recourir au français écrit, car de nombreux patients ne le maîtrisent pas. Du coup, faute de pouvoir se faire comprendre, certains sourds renoncent aux soins médicaux... Souvent, comme ils ne sont pas au courant des actions de prévention, ils souffrent de retards en matière de dépistage, pour le sida ou le cancer... Il m'est déjà arrivé de recevoir des patients âgés d'une cinquantaine d'années, soudain en larmes parce que, pour la première fois lors d'une consultation médicale, ils peuvent vraiment expliquer leurs problèmes de santé. »

répartition inégale

Aujourd'hui, la médecine peut pratiquement tout dire en LSF. Pour bien soigner les sourds, il convient d'utiliser ou de se faire traduire leur langue. Mais toutes les régions ne disposent malheureusement pas d'un endroit où l'on pratique la LSF avec un bon niveau de qualité : avec 12 pôles d'accueil spécialisés actifs en 2006 (Lille, Nancy, Strasbourg, Grenoble, Nice, Marseille, Montpellier, Toulouse, Bordeaux, Rennes, et deux en région parisienne), le rapport de la Dhos conclut à « une répartition inégale sur le territoire national laissant, par exemple, le coeur de la France non doté, comme en Auvergne, Bourgogne, Centre et Limousin ».

1- Unité d'accueil et de soins pour les sourds, hôpital de la Conception, 147, boulevard Baille, à Marseille. Tél. : 04 91 38 28 62. Mél : accueil.sourds@ap-hm.fr.

2- Dans le rapport de la DHOS, les pôles ont mis en lumière différentes erreurs médicales : « à Lille, grâce à l'équipe de l'association Sourdmédia, le pôle peut proposer une prise en charge spécifique dans le domaine de la santé mentale, qui a permis de sortir plusieurs personnes sourdes de l'hôpital psychiatrique où elles étaient internées depuis parfois plusieurs dizaines d'années, et de les réintégrer dans la vie sociale ».

zoom

L'accouchement en LSF

Une fois par mois durant deux heures, à La Conception, Sophie Donnadieu-Bassez propose des cours de préparation à l'accouchement en LSF, en compagnie d'une interprète. « Les mères malentendantes, on les sent moins bien informées que les autres, commente cette sage-femme. Durant les séances, je réponds à leurs questions sur les points qu'elles souhaitent se faire expliquer ou réexpliquer... Nous faisons aussi souvent des exercices pratiques de respiration. » À son avis, si d'autres soignants sont parfois réticents à recourir à un interprète en LSF, c'est soit « parce qu'ils pensent n'en avoir pas besoin », soit « parce qu'ils ont peur d'être jugés. De plus, pour une bonne traduction, il faut être sûr de ce que l'on raconte, être clair dans ce que l'on pense et dans ce que l'on dit. »

Durant son activité libérale, il arrive aussi parfois à cette sage-femme de recevoir, seule, des mères malentendantes, avec lesquelles elle pratique la LSF, langue qu'elle continue à apprendre : « elle est difficile à acquérir, car c'est le corps entier qui parle ! Mais je me débrouille, j'arrive maintenant à expliquer comment prendre un médicament, quelles transformations ont lieu à l'intérieur du ventre. Je continue à m'investir car le moindre signe que j'apprends, ça représente un tel bonheur pour toutes ces mères sourdes... »