La bourse et la vie - L'Infirmière Magazine n° 229 du 01/07/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 229 du 01/07/2007

 

Vous

Vécu

Il est des mots comme ça, qui, aux oreilles des gens, résonnent familièrement, mais sans qu'ils soient capables d'en donner le sens. « Ah oui, ça me dit quelque chose », avancent-ils, avec une petite moue. Cependant, à moins de prendre la peine d'aller mettre le nez dans un dictionnaire, ils ne vous en diront pas plus. Moi, ce sont deux mots un peu obscurs, bien planqués dans les dictionnaires, qui résument mon destin. Deux mots en « T ». Tétraplégique et trader.

épouvantable et génial

Je fus l'un avant de devenir l'autre. L'autre n'a pas effacé l'un. Le premier fut un malheur immense, un trou dont j'ai cru quelquefois ne jamais pouvoir sortir. Le second, une chance, une lumière dans les ténèbres.

Mais le second aurait-il existé sans le premier ? Il ne fait aucun doute que non. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne serais pas devenu trader si un accident ne m'avait pas rendu tétraplégique. Un destin, c'est un tout. Une étoffe tissée avec de l'épouvantable et du génial, du sordide et de l'extraordinaire. Ma vie est passée par ces deux phases extrêmes, elles sont désormais imbriquées de manière intime et font toutes les deux ce que je suis.

Mais procédons par ordre. D'abord les définitions. Une personne tétraplégique, c'est quelqu'un dont les quatre membres, les deux bras et les deux jambes, sont paralysés.

Ils sont à la bonne place, continuent parfois d'éprouver le chaud, le froid et la douleur - c'est le cas des miens - mais sont impossibles à déplacer par la simple volonté de l'esprit. Les tétraplégiques passent donc leur vie harnachés dans des fauteuils roulants, qui sont souvent des machines aussi lourdes et sophistiquées que leur handicap.

Je suis comme la plupart des gens. J'ignorais à peu près tout de ce mot, avant. Avant le 3 juin 1990. Ce jour-là, un accident de moto m'a fait entrer dans cette catégorie d'individus que je n'aurais même jamais pensé fréquenter. J'avais 17 ans. Précisons d'emblée que je suis un tétraplégique « incomplet » : mes bras ne sont pas totalement paralysés.

des mains et du nez

Ils bougent, mes poignets se lèvent et mes mains, si elles sont trop figées pour pouvoir effectuer des gestes très précis - en clair, ne me demandez pas de vous jouer School des Supertramp au piano ! - sont capables, à l'aide d'appareils adaptés et avec un peu d'entraînement, de taper sur un clavier d'ordinateur, d'attraper un téléphone portable ou une fourchette. Des petites choses en apparence, mais qui changent profondément la couleur d'une existence.

Trader, maintenant. Un trader est quelqu'un qui passe sa vie dans les chiffres. Ces chiffres ne sont pas ceux, abstraits, du mathématicien. Ce sont des sommes d'argent, souvent importantes, qui circulent sur les marchés internationaux de capitaux. La fonction du trader, c'est de faire « travailler » l'argent de ses clients, qui, dans mon cas, ne sont pas des particuliers, mais de grandes entreprises. Je passe mon temps à négocier, acheter et vendre des valeurs. « Cette valeur va monter, j'en achète. » Il faut une bonne capacité d'anticipation, une forme de « nez » qui s'acquiert au fil des ans. Évidemment, comme les clients sont des entreprises, les sommes que je négocie se chiffrent en millions d'euros. Une virgule, un chiffre en plus ou en moins peuvent rapidement coûter des fortunes !

300 cravates

J'exerce mes talents dans la salle des marchés d'une gigantesque banque, située dans une tour à La Défense. Mon lieu de travail est un plateau qui grouille de 300 personnes en cravate, s'affairant sans relâche dans un brouhaha. Toute la journée, je fais face à cinq écrans pleins de graphiques et de colonnes de chiffres qui défilent. Je possède trois claviers et plusieurs téléphones, qui sonnent en permanence, reliés à des interlocuteurs dans toutes les grandes capitales européennes.

Le métier que j'exerce est extrêmement technique, et plutôt exténuant. Mais il offre de formidables gratifications. Je passe ma vie dans un milieu privilégié avec des gens intelligents et, si les horaires de travail ne sont pas une sinécure, j'ai conscience de gagner plus que correctement ma vie. Comme on dit, j'ai réussi.

comme vous et moi

Tétraplégique et trader. Ce sont deux mots qui vont rarement ensemble. Jamais ensemble. À ma connaissance, je suis le seul en Europe, et peut-être au-delà. D'ailleurs, d'une manière générale, cherchez bien les handicapés moteurs à des postes importants : ils se comptent sur les doigts d'une main. [...]

Les handicapés moteurs sont pourtant nombreux - bien plus que la plupart des gens ne se l'imaginent - et pas plus idiots que les autres. Ni plus paresseux. Ils se passionnent comme les autres, rient et pleurent comme les autres, ont bon ou mauvais caractère comme les autres, tombent amoureux comme les autres. En somme, ils sont comme vous et moi !

en haut de la hiérarchie ?

C'est exactement cela : comme vous et moi, c'est-à-dire semblables en tous points, une fois oublié l'attirail technologique auquel ils lient leur existence. Ils devraient donc avoir les mêmes chances d'exercer tel ou tel métier. Alors pourquoi pas plus de tétraplégiques profs d'université, chefs d'orchestre ou ingénieurs informatiques ? Qu'on en trouve peu chez les pompiers, les alpinistes et les coureurs de 110 mètres haie, je veux bien l'admettre. Mais pourquoi pas davantage de tétraplégiques cadres sup', PDG d'entreprises du CAC 40, présentateurs du JT de 20 heures ? [...]

Mon objectif, c'est de raconter l'histoire d'une vie qui aurait pu - j'ose même l'écrire, qui aurait dû - être détruite par un accident de la route presque banal. Une moto qui glisse sur un pont, un corps qui retombe mal, l'obligation de vivre cloué dans un fauteuil jusqu'à la fin, c'est un coup du sort terrible, surtout quand on était comme moi, un fan de sport. Mais cela ne devrait pas être autre chose qu'un gros incident de parcours, quelques années perdues sur une ligne de vie. Pourtant, nous vivons encore dans un pays où un accident de ce type réduit la vie d'un individu à néant. Un être sans devenir, sans perspectives, sans horizon, du jour au lendemain. Rayé de la carte, pour ainsi dire. Enfin, c'est ce que l'on voudrait nous faire croire, peut-être même nous imposer.

La plupart des handicapés moteurs passent leur existence dans une sorte de passivité assistée, comme de grands enfants, grappillant quelques miettes d'autonomie dans un quotidien étriqué. Une vie qui n'est pas triste, non, mais qui est « plate comme une pelouse », aurait écrit Radiguet. Interdite, l'ambition de renverser les montagnes ; prohibées, les envies furieuses que « ça bouge » ; déconseillés, les rêves immenses comme des canyons.

« impossible » !

Les paraplégiques, tétraplégiques, tout comme les non-voyants, les sourds-muets ou les personnes de petite taille, n'ont le droit qu'à des rêves à la hauteur de leurs capacités physiques : limités. Penser petit, vivre petit et remercier qu'on nous permette déjà ce minimum. Pour parvenir où je suis, il a fallu batailler. M'armer de patience, de courage, ne jamais baisser les bras. Pas pour lutter contre les petits coups de blues que l'idée de passer une vie dans un fauteuil peut inspirer. Non. Si j'ai dû sortir l'artillerie lourde, c'est pour lutter contre un système qui tire systématiquement les êtres vers le bas. Et leur enjoint surtout de ne pas chercher à s'en sortir, ni à bousculer le système. Accepter ce qui a été pensé pour vous. Ne pas s'aventurer hors des petits chemins prévus à cet effet. Ne pas vouloir faire ce que notre instinct nous insuffle. Dangereuse, la « vraie » vie. Gaffe à toi !

Aller au lycée fut difficile. Aller à l'université, difficile aussi, au début du moins. Vivre seul, très difficile. Arriver au travail à l'heure, toujours difficile. Partir en vacances, aller au cinéma, aller en boîte, bref, faire comme tout le monde... un parcours du combattant. « Impossible n'est pas français », disait Napoléon. Pourtant, c'est un mot que j'ai entendu souvent, « impossible », au pays des droits de l'homme, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité !

minorités silencieuses

Heureusement, j'ai été porté, transporté même, dès le départ. Une force. Elle me soufflait que ce que je faisais, je le faisais pour moi et pour personne d'autre. Et puis ma foi, si cela pouvait aider ceux qui me suivraient...

À ma mesure, j'ai défriché un petit bout de la jungle qu'est notre société. Et j'ai montré que les embûches qu'elle sème sur notre chemin sont, dans la majorité des cas, contournables, psychologiques. Les gens ont décidé que c'était infaisable, impossible, mais avec un peu de conviction, le noeud est aisément dénouable.

Je ne veux ni qu'on me plaigne ni qu'on m'admire. Je veux juste que l'on respecte mes choix. Moi et ceux que l'on nomme trop souvent les minorités silencieuses...

Qu'on nous considère pour ce que nous sommes : des citoyens.

en savoir plus

- Ce texte est extrait de Debout ! Mon combat pour la vie, écrit par un tétraplégique de 34 ans. Victime d'un accident de moto à 17 ans, Grégory devient trader au prix d'une lutte incessante (entretien à l'Élysée, grève de la faim...) contre un système conçu pour « tirer les êtres vers le bas ».

Debout ! Mon combat pour la vie, Grégory Perrin, Danger public, 14,50 euros.