Les suicides précoces - L'Infirmière Magazine n° 230 du 01/09/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 230 du 01/09/2007

 

Prison

Thérapeutiques

Quatre suicides en prison sur dix ont lieu pendant les deux premiers mois de détention. Le choc de l'incarcération et la situation des prisons aggravent l'état psychique des détenus, souvent déjà instables.

Durant les trois dernières décennies, les rapports sur les suicides en milieu pénitentiaire se sont multipliés. Ce fait témoigne sans doute d'une préoccupation du public, des médias et des autorités pour ce phénomène. En effet, les statistiques annuelles de l'administration pénitentiaire montrent que les suicides en prison sont en progression régulière sur cette période. Le taux de suicide en prison est ainsi aujourd'hui sept fois supérieur à celui de la population générale. À l'heure où la vétusté du système carcéral est de plus en plus fréquemment dénoncée en France comme en Europe, et où se renforce une politique pénale répressive, il est nécessaire d'analyser les causes de cette « sursuicidité ».

épidémiologie

Selon les travaux épidémiologiques, la population exposée au passage à l'acte autoagressif en milieu pénitentiaire diffère de celle qui se suicide en milieu « libre ». Les sujets incarcérés et suicidants sont d'un niveau socio-économique plus élevé et plus souvent mariés et pères ou mères de famille. Les moyens utilisés sont plus souvent létaux. Cependant, une caractéristique particulière du phénomène a longtemps été négligée : il s'agit de sa précocité par rapport au moment de l'incarcération. En effet, 40 % des suicides ont lieu dans les deux premiers mois, les premiers jours étant les plus critiques. Les sujets à risque sont jeunes pour la population carcérale générale et sont plus souvent des détenus « primaires », c'est-à-dire incarcérés pour la première fois. Les prévenus sont deux fois plus exposés que les condamnés et l'on ne connaît pas d'antécédent suicidaire pour une très large majorité d'entre eux.

Les raisons classiquement avancées à la sursuicidité carcérale portent essentiellement sur deux points : les particularités de la population détenue et le caractère pathogène de la prison.

La population détenue regroupe globalement des sujets de sexe masculin, ayant peu de liens sociaux et un niveau d'instruction faible. La psychopathologie des détenus a fait l'objet de plusieurs études ces dernières années. Les résultats chiffrés varient assez largement en fonction des modes d'investigation et des modèles théoriques retenus, mais les auteurs s'accordent toutefois à reconnaître la part importante de troubles psychiques chez les sujets incarcérés. De 10 à 30 % présentent des troubles psychotiques, 30 % ont une ou plusieurs addictions, et plus de la moitié souffrent d'un trouble anxiodépressif.

facteurs de risque

Ces caractéristiques démographiques sont reconnues comme des facteurs de risque de suicide dans la population générale et expliquent sans doute une part de la sursuici-dité carcérale. Mais il reste très difficile aujourd'hui de distinguer la part de souffrance psychique liée à la population détenue de celle que pourrait générer l'institution carcérale.

Plusieurs sociologues se sont penchés sur l'effet pathogène potentiel de la détention. Ils ont pu mettre en corrélation le risque suicidaire avec la surpopulation carcérale, la vétusté des établissements, le faible taux d'encadrement, l'oisiveté, ou encore la dépendance et la régression psychique induites par la détention. En 2000, deux rapports successifs du parlement ont vivement dénoncé les conditions de détention dans les prisons françaises. Ce constat très dur a été plus récemment repris par le Conseil de l'Europe. Les bâtiments sont dans un état de conservation déplorable, le personnel social et sanitaire est en effectif insuffisant et le taux d'occupation des places en prison dépasse les 300 % dans certaines maisons d'arrêt.

Les raisons évoquées ici, le caractère particulier de la population détenue et de l'institution carcérale, expliquent sans doute en partie la surexposition des prisonniers au phénomène suicidaire. Elles n'éclairent pourtant pas le caractère précoce de ces suicides qui surviennent dans les premiers temps de l'incarcération et dont nous rappelons qu'ils concernent des sujets ayant peu d'antécédents psychiatriques, avec un niveau socioéconomique supérieur à la moyenne et qui ont encore peu été exposés aux difficultés de la vie carcérale.

Un élément pourrait aider à la compréhension de la précocité des suicides en détention : le constat d'un état de détresse aigu fréquemment observé chez des sujets entrant en détention. Intuitivement, le personnel pénitentiaire a nommé cet état « choc de l'incarcération » ou « choc carcéral ».

dès la garde à vue

À leur arrivée en détention, les « entrants » peuvent présenter un état de perplexité anxieuse qui peut aller jusqu'à la sidération. Les symptômes anxieux (angoisse, tension psychomotrice, insomnie) s'accompagnent d'une mauvaise orientation temporospatiale, d'un sentiment d'irréalité, d'un abattement et d'idées noires. Cet état peut durer de quelques heures à quelques jours, avant de s'atténuer et de laisser place à une symptomatologie dépressive.

Mais cet état ne débute pas avec l'incarcération, il découle d'un processus qui commence avec l'arrestation. Celle-ci peut s'effectuer de façon calme et relativement courtoise comme être extrêmement violente. Elle détermine en partie l'ambiance dans laquelle se déroulera la garde à vue. Cette période, durant laquelle le suspect d'une infraction à la loi est sous la responsabilité des forces de l'ordre, peut durer actuellement de quelques heures à six jours pour les infractions les plus graves. Il s'agit pour les investigateurs d'obtenir un maximum d'informations en un minimum de temps.

Les conditions de vie en garde à vue sont singulières : retrait des effets personnels, lumière artificielle d'intensité constante, repas pris sans régularité, limitation des contacts avec l'extérieur, froideur « clinique » des locaux et absence de perspectives. Les interrogatoires sont de durée variable, peuvent être répétés et intervenir à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, soumettant le sujet à un arbitraire externe sur lequel il n'a aucun contrôle. Il est également exposé aux positions paradoxales des enquêteurs, qui peuvent être agressifs, indifférents ou séducteurs.

Ces éléments favorisent une perte des repères spatiotemporels chez la personne, qui génère progressivement un syndrome anxieux et des éléments de désorientation psychique. La stabilité même de l'identité du sujet est mise en jeu et ce fait se renforce lorsque l'aboutissement de la garde à vue est l'incarcération. Pour des raisons de procédure, l'entrée en détention se fait le plus souvent durant la nuit. L'entrant doit se dessaisir de ses papiers d'identité, puis se dévêtir pour une fouille au corps complète très contrôlée et codifiée, qui symbolise la « prise de corps » que représente l'incarcération.

prévention

À la fin des années quatre-vingt-dix, les autorités, prenant conscience de l'importance des suicides précoces et de leur lien avec le choc de l'incarcération, ont décidé de mesures visant à en limiter les effets. Les juges des libertés ont été invités à indiquer sur une fiche leur évaluation du risque suicidaire des sujets dont ils décidaient de la mise sous écrou, et les maisons d'arrêt ont dû créer des quartiers « arrivants ». Ces lieux sont censés être isolés du reste de la prison et accueillir les détenus entrants durant une semaine. Les entrants doivent ainsi être tenus à l'écart des autres détenus de façon à permettre une « acclimatation » progressive. Ils sont normalement placés en cellules individuelles et ont accès à une cour de promenade réservée et à une bibliothèque. Ils doivent très rapidement pouvoir rencontrer un membre de la direction de la prison, un travailleur social et des soignants des unités de soins somatiques (Ucsa) et psychiatriques (SMPR).

Les quartiers arrivants sont un dispositif d'une efficacité indiscutable sur le choc de l'incarcération. Ils permettent d'établir un cadre contenant et relativement protecteur dans un premier temps. Les temps d'échanges avec les soignants sont favorisés et les sujets qui présentent un risque suicidaire élevé sont plus facilement repérés et pris en charge. En outre, des réunions d'information sur la vie carcérale sont réalisées par une équipe de surveillants, qui reste stable, a contrario des autres équipes de la prison.

Dans ce moment de déstabilisation psychique, chez des sujets pour lesquels la verbalisation des affects ressentis est difficile, des interventions thérapeutiques s'appuyant sur des médias artistiques (musique, arts plastiques, écriture...) ou directement sur un travail corporel pourraient être précieuses.

Malheureusement, la situation concernant la mise en place des quartiers « arrivants » demeure très hétérogène. Même s'il existe une volonté ferme de faire évoluer les choses, la prison est une institution caractérisée par une forte inertie. Le frein principal vient de contraintes externes : l'augmentation constante du nombre de détenus et des durées de détention, ainsi que la lenteur et le constant décalage des programmes immobiliers carcéraux. La prévention des suicides en prison n'est donc pas qu'une affaire de soignants, mais également une question de société.