En tournée dans le Finistère - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

une infirmière libérale

24 heures avec

Dès l'aube, Anne Berthevas-Crenn, infirmière à domicile, sillonne la ville de Landerneau, près de Brest, et les villages avoisinants. Soins et relationnel viennent contrecarrer la maladie et l'isolement.

«Bien dormi ? » Anne Berthevas-Crenn réveille la patiente, sa quatrième de la matinée. Calcul de la glycémie, préparation des doses d'insuline, piqûre dans la cuisse. La visite ne dure pas cinq minutes. Dans son lit médicalisé, la dame, âgée de 85 ans, se rendort. La soignante referme la porte à clé. Il est 6 h 30.

Infirmière libérale depuis seize ans, Anne Berthevas-Crenn, 39 ans, officie à Landerneau - ville finistérienne de 15 141 habitants - et dans sa région : communes rurales, maisons éparses. Au compteur, 200 kilomètres par jour, 40 000 par an. Et des pathologies variées. « Nous nous occupons de moins en moins d'accidents vasculaires cérébraux. Les cancers, à tous les âges, demandent par contre beaucoup de travail. » Autre constat : « Les troubles neurologiques et les démences séniles, comme la maladie d'Alzheimer, sont plus fréquents. »

« La mémoire, ça c'est quelque chose ! », confirme une patiente, âgée de 77 ans. Elle est persuadée d'avoir déjà déjeuné. Mais dans l'évier, pas de vaisselle sale. Et sa cafetière n'a pas servi. « Faites comme chez votre grand-mère », lance la patiente. « Prenez vos médicaments ! », répond l'infirmière.

« Je joue un peu un rôle d'aide à domicile, confie Anne en aparté. Donner à manger fait presque partie du traitement. De tels patients ne pourraient pas rester à la maison sans réseau sanitaire et social. » Ou sans enfants attentionnés. Avant de quitter la patiente, l'infirmière inscrit un mot dans le « cahier de transmission ». Un moyen de communiquer avec les professionnels de l'aide à domicile, qu'elle croise parfois. Elle travaille aussi avec des réseaux de soins palliatifs.

Suivi des traitements

Poses de bas de contention, soins pour un ulcère variqueux, prises de sang... Anne Berthevas-Crenn poursuit sa tournée par un saut au laboratoire, pour y déposer plusieurs prélèvements. Puis elle rend visite à un patient octogénaire. Il lui demande conseil : doit-il arrêter ses antibiotiques ? Sa bronchite va mieux... La professionnelle lui répond, tout en triant des cachets dans une boîte compartimentée. La distribution des médicaments est souvent l'unique motif de la visite. Notamment chez les personnes âgées qui suivent de multiples traitements contre le diabète, les problèmes circulatoires, les pathologies cardiaques... Certains patients, qui ne voient plus bien ou qui souffrent de polyarthrite, ne peuvent pas casser eux-mêmes les cachets.

Anne remonte dans son véhicule tout terrain. Le patient à qui elle vient de rendre visite habite seul dans une ferme éloignée du bourg. « Si on ne lui rendait pas visite, il déprimerait. Pour certains patients, l'infirmier est la seule visite de la journée. » Un échange - furtif - s'engage souvent entre soignante et soignés. Ils s'appellent par leur prénom. Parlent parfois de choses anodines, comme pour dédramatiser des actes délicats. L'infirmière reçoit, ici, des confidences sur des histoires de famille, et là, de petits bonbons à l'orange. Ailleurs, elle tutoie les patients. Comme cette femme qui a besoin d'une injection. « Ses enfants sont en classe avec les miens. Dans les petits bourgs, on se connaît. » Parfois depuis longtemps. À l'image de ce couple d'agriculteurs retraités. « Je venais déjà dans leur ferme avec mon père, car il était vétérinaire. Ils me retrouvent vingt ans après, comme infirmière. »

Hôpital ou libéral ?

Il est 9 h 45. « Le coup de bourre est passé. » Anne Berthevas-Crenn s'arrête en rase campagne pour vérifier son planning. La liste des visites s'allonge après consultation de son répondeur. « En libéral, tu peux avoir beaucoup de boulot, mais tu gères comme tu veux. » Diplômée en 1990, Anne Berthevas-Crenn a travaillé trois mois en gériatrie, dans un hôpital parisien. « Les infirmiers étaient trop peu nombreux, pour un nombre de lits complètement dingue. Un après-midi, il y a eu deux arrêts cardiaques en même temps. Tu te demandes lequel choisir... » Un poste dans un hôpital suisse, où un infirmier s'occupait de quatre ou cinq malades, l'a ensuite « réconciliée » avec la profession.

Elle s'installe rapidement en libéral : l'arrêté qui impose une expérience à l'hôpital avant toute installation commence seulement à s'appliquer. « Je ne pourrais plus obtenir une telle dérogation aujourd'hui », dit l'infirmière. Il y a quinze ans, elle s'est associée à Benoît Chelveder, aujourd'hui âgé de 46 ans. Diplômé en 1984, celui-ci a quitté le monde hospitalier en 1988, après de nombreux remplacements en libéral. « J'aime mon indépendance », justifie-t-il.

Petit à petit, l'associé d'Anne a « monté » une clientèle. « À l'époque, la concurrence était plus rude, se souvient-il. On s'arrachait les soins d'hygiène, qui représentaient un revenu régulier. Aujourd'hui, la demande est telle qu'on essaie de les limiter au maximum pour privilégier les soins infirmiers. » Les deux associés comptent quelque 2 000 patients, dont une trentaine qu'elle voit très régulièrement. Avec un constat : « Les plus fidèles sont ceux qui risquent le plus de "faire faux bond" : ils décèdent, partent en maison de retraite ou à l'hôpital. » Autre difficulté : « En quinze ans, les frais de déplacement, les coûts de l'acte infirmier et des soins d'hygiène n'ont quasiment pas augmenté. Les charges représentent 48 à 52 % du chiffre d'affaires. »

Enfin, il y a l'usure : « Je commence à souffrir un peu du rythme, confie Benoît Chelveder. Je ne finirai pas comme infirmier libéral. » « Douze heures de travail par jour. Le soir, la nuit, on peut être sollicité. Tout cela sans compter, après huit jours de travail d'affilée, dix heures de paperasse, de comptabilité », confirme Anne Berthevas-Crenn. « Des collègues de l'hôpital prennent un an de disponibilité pour tester, mais certains retournent à l'hôpital. »

« Corde raide »

Il est 16 heures. L'infirmière reprend la route après un repas et une sieste. Après quelques coups de téléphone aussi. À des médecins notamment. « Un patient doit revenir de l'hôpital dans un état quasiment comateux. Avant, les hôpitaux pouvaient garder un peu les patients en convalescence ou en rééducation, une fois soignée leur pathologie. Mais les services bouchonnent. S'il n'y a plus de nécessité de perfusion ou de traitement hospitalier, les gens retournent chez eux... et sont parfois sur la corde raide. »

La tournée du soir est « un peu plus cool ». Anne Berthevas-Crenn repasse chez certains patients déjà vus le matin. Elle rend visite à une jeune femme dans un foyer pour adultes handicapés. Elle l'alimente par sonde, avec une ration hyperprotéinée. Puis l'infirmière s'attarde - un peu - chez un couple. à la retraite depuis trente ans, mariés depuis soixante ans, Marie et Yves vivent à domicile. Il n'y a pas longtemps, Marie a été hospitalisée. « Là-bas, les infirmiers nous ont dit qu'on était amoureux. Il se frottait à moi tout le temps ! », raconte-t-elle.

Anne passe parfois à l'hôpital avant la sortie de ses patients, pour se renseigner sur leur traitement. Elle discute avec les médecins, libéraux ou hospitaliers. « C'est plutôt à l'infirmier d'aller chercher les renseignements », témoigne-t-elle, jugeant difficile la transmission des informations au sein du réseau de soins.

Quarante visites

« Une infirmière à domicile prend plus d'initiatives qu'une infirmière hospitalière, qui peut toujours demander conseil à un médecin », poursuit-elle. « On ressent moins la hiérarchie qu'à l'hôpital », précise Benoît Chelveder. En libéral, « les salaires sont plus élevés, ajoute son associée. Mais les journées sont plus longues, avec plus de contraintes. Et sans les avantages de la fonction publique. Il ne faut pas tomber malade ». Infirmière à domicile ? « C'est une spécialisation, acquise sur le terrain. Et il faut être polyvalent. L'autre jour, par exemple, j'ai dû utiliser une pompe à morphine. »

Il est 20 heures. Aujourd'hui, Anne aura réalisé une quarantaine de visites et soigné « un maximum de gens en un minimum de temps ». Parmi les dernières de la journée, la vieille dame atteinte d'Alzheimer qui, le matin, ne savait pas si elle avait déjà déjeuné. Ce soir, en chemise de nuit, elle dîne. À la télévision, Salvatore Adamo chantonne : « J'ai gardé au coeur le souvenir d'un parfum et les traits d'un visage. »