Hors cadre - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

management

Enquête

Elles occupent le poste, mais elles n'ont pas le diplôme. Selon l'établissement, faire fonction de cadre peut être une passerelle ou une contrainte.

Ce matin à 7 h 30, Emmanuelle a trouvé porte close en prenant son poste de « faisant fonction » dans un service d'hospitalisation de jour : « Quelqu'un était parti avec les clés, j'ai dû toutes les refaire. » Ensuite, elle s'est occupée du manque de couvertures et d'oreillers, puis des coupures intempestives de courant, avant de faire la relève avec les médecins et les infirmières. Après, elle a planifié les rendez-vous des patients, puis elle a dû organiser une intervention technique sur un appareil et commander un lève-malade pour relever une patiente de 160 kg. L'après-midi, elle se penchera sur les plannings, et sur le déménagement du service dans un autre établissement, prévu dans quatre mois. Elle gère aussi le gros turn-over du personnel qui, lui, reste sur place et sera renouvelé. Le tout, sans être passée par l'Institut de formation des cadres de santé (IFCS).

Pénurie d'infirmières, pénurie de cadres : les directions de soins essaient de trouver des solutions pour pourvoir les postes de cadres, mais en l'absence de personnel diplômé, la voie la plus empruntée est celle des « faisant fonction ». Elle consiste à proposer à des infirmières motivées par un projet « cadre » d'occuper un poste d'encadrement en attendant, généralement, leur entrée dans un IFCS. Il n'est théoriquement pas possible de faire carrière en « faisant fonction de cadre » : seuls des diplômés peuvent occuper un poste de cadre de santé.

Changer le regard

Christophe Haller est passé par la case « faisant fonction » dans un service de médecine légale avant de suivre le cursus d'un IFCS et de devenir cadre dans un CHU : « J'ai accepté sans hésiter, et avec le recul, je pense en avoir retiré des bénéfices. Cela m'a permis de connaître la fonction de cadre et de modifier la vision que j'en avais lorsque j'étais infirmier. Je pense aussi que cette expérience prépare bien à l'école des cadres. » Les enseignements théoriques font ainsi souvent écho à une expérience vécue. Florence Ghigo, entrée toute jeune à l'hôpital comme ASH, est devenue aide-soignante puis infirmière et a suivi cette année les cours de l'école des cadres, après avoir fait fonction de cadre dans un service de psychiatrie.

Pour d'autres, comme Emmanuelle, à Lyon, c'est une reconversion ; un handicap l'a empêchée de poursuivre sa carrière d'infirmière en gériatrie. « On m'a proposé un poste en consultation, ou bien un poste de "faisant fonction", qui correspond mieux à mes aspirations », souligne-t-elle.

Le CH de Roubaix a choisi de faire passer tous ses aspirants cadres par la case « faisant fonction ». À défaut, l'hôpital ne finance pas la scolarité en IFCS. C'est ainsi que Pauline Lebacq est devenue « faisant fonction de cadre » des blocs opératoires.

La règle est simple. Une fois affecté, un « faisant fonction » assume toutes les missions d'un cadre : gestion des personnels (plannings, formations, congés), des commandes, des rendez-vous, de la qualité et de la sécurité des soins, des entrées et des sorties, des conflits... L'accompagnement des « faisant fonction » varie très fortement. Certains sont aidés par leurs anciens cadres, leur nouveau cadre supérieur ou leurs collègues cadres de proximité, d'autres se sentent plus isolés. « Ce que j'appréhendais le plus, c'était d'avoir à affronter, seule, l'équipe, de mettre en place un management d'équipe », souligne Florence Ghigo, qui a été soutenue par ses pairs cadres. Le manque, pénalisant, de bases solides se ressent. Elle s'est penchée sur l'accompagnement des « faisant fonction » dans son mémoire de fin d'études, qu'elle vient de soutenir à l'IFCS. Elle y a dressé une liste de difficultés des « faisant fonction » : gestion des conflits, organisation personnelle du travail, animation d'une équipe, etc. Selon elle, « l'accompagnement est le meilleur moyen de pallier ces difficultés », notamment via un tutorat structuré et formalisé pendant au moins six mois.

« En apprentissage »

Un tel dispositif a été mis en place au centre hospitalier de Roubaix, qui compte seize « faisant fonction » sur une bonne cinquantaine de cadres. « Ils sont considérés comme cadres mais en apprentissage », précise Alain Messien, directeur des soins. Une procédure formalisée, validée par la direction des soins et la DRH, écrite par les « faisant fonction », a été mise en place. Lors d'une vacance de poste de cadre, DRH et direction des soins diffusent l'information et chaque candidat y répond en fournissant son CV, une lettre de motivation et une grille d'autoévaluation complétée. Une commission, composée des directeurs de soins, de la DRH, d'un cadre supérieur de santé, d'un cadre et d'un « faisant fonction », examine tous les dossiers et détermine les candidats susceptibles d'être nommés FFCS. Chaque candidat est reçu en entretien individuel, puis « les affectations sont fixées pour une année minimum, selon Alain Messien, pour laisser le temps au "faisant fonction" d'aborder la fonction cadre, mais aussi pour stabiliser les équipes ». Un contrat est signé entre l'infirmière, la direction des soins et celle des ressources humaines, une visite des sites de l'hôpital est organisée et tous les rouages de l'établissement sont présentés (organigramme, instances, etc.).

Surtout, les FFCS bénéficient pendant cette année d'un tutorat rapproché et formalisé par des cadres diplômés travaillant dans l'hôpital depuis plus de deux ans et issus d'un autre service. « Le tuteur est la conscience du système, insiste le directeur des soins, et il n'a de comptes à rendre à personne », car il n'a pas de rapport hiérarchique avec son filleul et n'est pas concerné par son évaluation. Entre autres missions, il « joue le rôle de relais dans l'acquisition et le partage de savoirs liés à l'expérience », indique le document de référence du dispositif, et il « facilite les rapports du "faisant fonction" avec l'ensemble des partenaires ». Il est choisi par son filleul dans une liste de cadres volontaires.

Entre deux blouses

À l'issue de cette année, les « faisant fonction » sont évalués par leur cadre supérieur, qui se prononce sur leur orientation vers la préparation du concours d'entrée dans un IFCS (décidée au final par la direction des soins) ou vers des formations individuelles préalables sur les thèmes soulignés par son auto-évaluation (souvent dans le domaine de la gestion). S'ils ont le feu vert, les aspirants cadres sont orientés vers des instituts de formation sélectionnés par l'établissement en fonction de l'adéquation de leur projet pédagogique avec le projet de l'hôpital. « À leur retour de l'IFCS, les cadres négocient une affectation et restent tutorés pendant un an, comme c'est aussi proposé aux cadres nouvellement recrutés », ajoute Alain Messien.

En cas d'échec au concours, les infirmières restent « faisant fonction » pendant un an avant de repasser le concours. Et en cas de nouvel échec ? « Cela n'est jamais arrivé », observe Alain Messien. En revanche, la commission écarte de nombreuses candidatures lors de la première étape. Si l'expérience en tant que « faisant fonction » ne s'est pas montrée probante, l'infirmière réintègre la bourse des mutations.

Le retour en arrière n'est pas facile à gérer. Emmanuelle a déjà raté quatre fois le concours d'entrée à l'IFCS. En 2008, ce sera sa dernière tentative : « Si j'échoue, je ferai un IUT de management. »

Si certains établissements limitent le temps durant lequel une infirmière peut faire fonction de cadre, d'autres abusent du système. Le risque du retour à la case « infirmière » pèse en effet sur le quotidien des « faisant fonction » et peut obérer leur marge de manoeuvre. De plus, comme la prime d'encadrement ne peut être versée qu'aux cadres diplômés, les postes occupés par des « faisant fonction » coûtent moins cher... Certains établissements se débrouillent cependant pour leur offrir une compensation financière : prime annuelle, forfait d'heures supplémentaires, etc. Au sein même des établissements, le traitement des « faisant fonction » peut varier.

Outre la question financière, c'est celle du rôle de la formation des cadres qui risque de se poser, notamment avec la perspective de la VAE cadre, mais aussi celle de la légitimité des « faisant fonction », qui peut poser problème dans les services, vis-à-vis des collègues, des équipes et de la hiérarchie, dont les points de vue divergent souvent. « Avec les autres cadres ou la hiérarchie, il n'y a aucune ambiguïté, nous sommes considérés comme des cadres, souligne Pauline Lebacq, à Roubaix. Lors d'un travail de groupe auquel les cadres sont conviés, ce sont plutôt les "faisant fonction" qui demandent s'ils sont concernés, et à chaque fois, la réponse est immédiate : "évidemment". » En revanche, il n'a pas été facile pour cette infirmière de changer de statut au sein de l'équipe où elle travaillait comme Ibode.

Question de légitimité

Pour Christophe Haller, c'est au moment de trancher un conflit que la question de la légitimité se pose. « Les cadres pensent que nous ne sommes plus infirmières mais que nous ne sommes pas cadres non plus », note Emmanuelle. « Quand vous êtes bien accompagnée, que le cadre supérieur de santé vous considère comme un cadre, l'équipe le ressent », estime Florence Ghigo.

Malgré tout, pour bien des « faisant fonction », cette période entre deux statuts, même inconfortable, est mise à profit pour se frotter à la réalité du terrain et réinterroger un projet professionnel - ou le confirmer. « On ne peut pas entrer à l'IFCS si on n'est pas prête, estime Florence Ghigo. Faire fonction, c'est une expérience facilitatrice de choix profonds. » Mais il faudra renoncer, en grande partie, aux soins et à la proximité avec les patients.

Deuil du soin ?

Pour Emmanuelle, la coupure a été nette par nécessité - plus question pour elle de soulever des malades - mais d'autres continuent à effectuer certains gestes pour donner un coup de main, en cas de pose de perfusion délicate, par exemple. Pauline va volontiers, « de temps en temps, en salle en cas d'absence inopinée ou pendant la pause d'une Ibode lors d'une intervention longue. ça rend service, ça me fait plaisir et cela montre aux chirurgiens qu'on connaît le métier. » « Le soin reste quand même la base de notre métier », estime Florence. Depuis sa sortie de l'IFCS, Christophe Haller a pris goût à l'animation d'une équipe et d'un secteur de soins sur le terrain, même s'il est plus éloigné du soin que lorsqu'il « faisait fonction ». Mais pour lui, « donner de la vie et du sens aux pratiques, c'est une vraie richesse ».

vrai/faux

> Les « faisant fonction » disposent d'un statut particulier.

FAUX : « faire fonction » est une situation transitoire entre le statut d'infirmière et celui de cadre. Elle n'est pas appelée à durer.

> Les « faisant fonction » restent en poste pendant plusieurs années.

VRAI ET FAUX : certains établissements limitent la durée pendant laquelle une infirmière peut « faire fonction », d'autres pas. Parfois, les « faisant fonction » ne peuvent tenter le concours d'entrée à l'IFCS qu'un nombre déterminé de fois, sauf à prendre en charge eux-mêmes leurs frais de préparation et de scolarité.

> Faire fonction n'est pas un passage obligé pour devenir cadre.

VRAI : il n'est pas indispensable de passer par l'étape « faisant fonction » pour mener un projet professionnel vers la fonction de cadre. Cependant, face à la pénurie de cadres, les établissements sont amenés à nommer de nombreux « faisant fonction » et certains conditionnent leur financement des études de cadre au passage sur un poste de « faisant fonction » afin, notamment, de confirmer le projet de l'aspirant cadre.

accompagnement

« LE TUTEUR MONTRE UNE VOIE »

« Comme je venais du bloc, j'ai été affectée au bloc, en 2004, raconte Pauline Lebacq, FFCS aux blocs du CH de Roubaix. Je connais son fonctionnement, les chirurgiens et l'importance des commandes de matériel, même si ma fonction est différente. La première année, j'ai tout découvert par moi-même ou en demandant aux autres, puis le tutorat a été mis en place et je pense que cela facilite beaucoup l'entrée en matière des "faisant fonction". Mon tuteur m'éclaire dans mes choix, nous discutons de ce que je propose, il attire mon attention sur certains risques. Il n'empiète pas sur mon travail mais me montre une voie : à moi de la suivre ou pas. J'ai bénéficié de formations complémentaires sur le calcul des effectifs et sur le planning. Pendant la préparation du concours, les "faisant fonction" ont créé des liens et nous nous sommes sentis très soutenus par les cadres. »