L'acharnement thérapeutique - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

Fin de vie

Éthique

Que faire pour éviter le « gâchis humain » dans les services confrontés à la fin de vie ? Édouard Ferrand, médecin-réanimateur, veut faire de la formation un rempart contre les dérives.

Qu'est-ce que l'acharnement thérapeutique ?

Le fait de traiter les complications successives d'un patient sans les intégrer dans un projet thérapeutique. Lui faire risquer des traitements douloureux, inutiles en termes de qualité de vie ou de survie, et donc de mener à un gâchis humain, pour le patient, ses proches et l'équipe. La notion d'« acharnement thérapeutique » est spécifiquement française : dans les pays anglo-saxons, on parle plutôt de « bonnes » ou de « mauvaises » pratiques. C'est depuis 2005 que la loi française condamne explicitement l'acharnement.

Quelle est l'origine de cette « mauvaise pratique », justement ?

La cause essentielle, majeure et toujours difficile à accepter, est une absence de formation adéquate des soignants, médecins et infirmières, durant leur cursus comme au cours de leur pratique professionnelle.

C'est un constat assez dur !

Oui, mais ne pas reconnaître cet état de fait qui dure depuis des décennies revient à pointer du doigt des soignants, alors qu'au fond ils sont aussi victimes d'un système qui ne veut pas se donner les moyens d'assurer la dimension éthique de notre formation, en intégrant dans notre réflexion les notions de « bienfaisance » ou de « non-malfaisance ». Les Ifsi ont développé des modules d'éthique, mais sans doute cet apport reste-t-il encore trop uniquement théorique. Chez les médecins, la formation est très courte, survient trop tôt dans le cursus de l'externat, et n'est pas prolongée par la suite.

La tarification à l'acte favorise-t-elle l'acharnement thérapeutique ?

Elle le valorise même, et favorise une stratégie technique. Il est peut-être temps de valoriser de la même manière une stratégie de confort, qui exige un investissement, humain et lié aux soins, équivalent. Ce n'est pas le cas actuellement.

Que préconisez-vous ?

Je suis convaincu qu'il est indispensable d'intégrer l'enseignement du droit des malades dans la pratique, au même niveau que n'importe quel autre domaine de la médecine. On n'imaginerait pas en 2007 ne pas prescrire volontairement le bon antibiotique et à sa bonne posologie pour traiter une pneumonie. On tolère pourtant tous les jours de ne pas connaître et de ne pas respecter les règles légales et déontologiques de la nouvelle relation médecin-malade, avec pour chacun ses droits et ses devoirs, au risque d'emmener le patient, les proches et les équipes dans des stratégies non raisonnables.

Il faut ensuite se poser la question de ces décennies d'échec dans la lutte contre l'acharnement. Pour reprendre Jean-François Malherbe, il est indispensable de distinguer l'éthique « de situation » que pratiquent par exemple les comités d'éthique, de l'éthique « en situation » qui doit être une préoccupation quotidienne au lit du malade. Il faudrait plus souvent discuter de manière collégiale et multidisciplinaire l'intérêt de tel protocole ou de telle intervention. Je connais l'attente des médecins et des infirmières à disposer d'outils susceptibles de les aider dans leur pratique pour mieux appréhender cette dimension de la médecine, qui paraît encore intouchable, voire réservée à des « experts ». Il faut également savoir que plusieurs études récentes ont montré que la mauvaise gestion de la fin de vie et l'absence de communication dans les services étaient des facteurs identifiés de risque d'épuisement professionnel chez les infirmières mais aussi chez les médecins. Enfin, un autre aspect plaide pour le renforcement de l'application des droits du malade : les contraintes financières, incontournables ces prochaines années. S'il s'avère que celles-ci conduisent à imposer de nouveaux devoirs aux malades, ils ne pourront être entendus et acceptés par les usagers que s'ils s'accompagnent du respect de leurs droits déjà inscrits dans la loi.

Des temps de réunion et de réflexion existent pourtant au sein des services...

Trop peu, et souvent trop tard. Dans l'étude Latarea 2, que nous avons menée récemment, moins de 10 % des infirmières et des médecins pensent que le patient a plus de 60 % de chances de survie lorsqu'ils discutent pour la première fois du niveau d'engagement thérapeutique. Comme si la discussion intervenait trop tard. Ces discussions restent également le plus souvent « individu-dépendant » avec un épuisement progressif lorsque cette pratique n'est pas partagée par tous. La méthodologie utilisée n'est pas toujours adéquate avec des enjeux de pouvoir qui peuvent biaiser la discussion. Il ne s'agit pas de retirer la compétence décisionnelle des médecins mais de l'entourer de garde-fous que représentent les échanges multidisciplinaires, où chacun apporte son regard et son expérience et où la subjectivité qui fait la noblesse de nos métiers n'est pas niée. De cette discussion doit émerger, pour chacun, la conviction d'un projet thérapeutique raisonnable, curatif ou palliatif. Les infirmières ont ici leur rôle à jouer dans leur domaine de compétence. Il ne s'agit pas de leur demander si la fonction cardiaque leur paraît bonne, mais, par contre, de prendre en compte leur perception de l'évolution du patient au travers de ce qu'elles voient, de ce qu'elles touchent ou de ce qu'elles entendent, et de répondre à leur demande d'un projet thérapeutique clair et cohérent en fonction duquel elles pourront se positionner. Elles peuvent, comme tous, évoquer à tort l'acharnement, mais si elles considèrent que c'est le cas, ce sentiment doit permettre d'amorcer une discussion au sein de l'équipe. L'expérience des groupes de parole au sein des unités de soins palliatifs est à prendre en exemple. Également, l'expérience des discussions de morbi-mortalité doit être prise en compte pour aborder spécifiquement ce domaine.

Outre la discussion, cette démarche ne nécessite-t-elle pas également une culture de l'écrit ?

Absolument. La loi relative aux droits des malades plaide d'ailleurs pour la traçabilité, qui est la meilleure garante d'une communication loyale au sein du service. En dehors de l'hématologie et de la cancérologie, où le projet thérapeutique est rapidement établi et régulièrement réévalué, toutes les autres spécialités, en particulier la chirurgie, pâtissent d'une absence de projet thérapeutique discuté ou inscrit dans le dossier du patient. C'est pourtant l'un des garde-fous qui permettraient de lutter contre l'acharnement thérapeutique.

Comment pourraient s'organiser la formation et l'information des soignants ?

Par le biais d'une unité qui interviendrait de manière incitative, continue et transversale au sein même des services. L'historique des comités de lutte contre les infections nosocomiales me paraît de ce point de vue exemplaire. Il est concevable de former les équipes au sein même de leur service, de mettre en place des procédures validées dans la littérature et un système continu d'évaluation. C'est ce que nous essayons de faire au CHU Henri-Mondor au travers d'une mission du droit des patients et de la fin de vie, qui a pour objectif la formation, la recherche et l'évaluation dans les services. Cette expérience n'en est qu'à ses débuts, elle demande des moyens. Mais nous sommes convaincus de l'intérêt en termes de qualité de soins d'une telle approche, innovante et pragmatique, avec un bénéfice pour les patients, leurs proches et les équipes.

Quel peut être le rôle des infirmières au sein de la mission ?

En considérant que l'infirmière est la garante du respect du droit des malades, il est prévu que des infirmières s'impliquent dans ce type de structure pour devenir référentes dans leur service.

D'après vous l'acharnement thérapeutique peut-il cesser ?

On ne peut pas ne pas appliquer les procédures de fin de vie contenues dans la loi Léonetti du 22 avril 2005, qui sont un garde-fou parfait contre l'acharnement thérapeutique, si on ne connaît ni n'applique les règles du droit des malades inscrites dans la loi Kouchner du 3 mars 2002, concernant l'information, le consentement, la personne de confiance, ou encore la nécessité de décisions partagées. Le projet thérapeutique de fin de vie n'a de sens que s'il fait partie intégrante d'un projet thérapeutique discuté et partagé bien en amont. On voit bien que respecter le droit des malades, c'est avant tout améliorer la qualité de notre pratique et du soin.

TÉMOIN Jane-Laure Danan

« Impliquer les associations d'usagers »

« Dans le cadre du module obligatoire "législation, éthique, déontologie, organisation du travail et droit", les étudiants abordent toutes les questions ayant trait à l'acharnement thérapeutique et à l'euthanasie, indique Jane-Laure Danan, vice-présidente du Cefiec chargée de la direction de l'Ifsi de Nancy-Laxou (Meurthe-et-Moselle). Chaque Ifsi peut bâtir des modules optionnels d'approfondissement. Ce n'est donc pas la formation initiale qui est en cause lorsqu'on évoque l'acharnement thérapeutique, mais la difficulté des équipes soignantes à travailler ensemble, et l'ambivalence entre l'obligation d'assumer les soins et celle d'utiliser l'arsenal thérapeutique pour maintenir la vie. Une réflexion doit être menée en équipe pluridisciplinaire, avec les associations d'usagers, dans le cadre d'un projet de service ou de pôle, et surtout à distance des événements. Le rapport Cordier recommande la constitution d'espaces d'échanges au sein des CHU. La contrainte de temps conduit les soignants à "faire", les privant ainsi de s'interroger sur le sens.