L'expertise dans la balance - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

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Horizons

L'expertise judiciaire n'est plus un domaine réservé aux médecins : depuis trois ans, des infirmières sont agréées par des cours d'appel pour aider la justice à trancher certaines affaires concernant le soin infirmier.

« Je jure d'apporter mon concours à la justice, d'accomplir ma mission, de faire mon rapport et de donner mon avis en mon honneur et en ma conscience. » Ce serment, chacune des quatre infirmières inscrites auprès de cours d'appel françaises en tant qu'expert judiciaire l'a prononcé. Leur mission : apporter un avis technique sur une affaire aux juridictions qui les mandatent : tribunal de grande instance, commissions régionales d'indemnisation, prud'hommes, etc. « Nous devons répondre exclusivement aux questions que nous pose le juge, note Dominique Frering, expert judiciaire et directrice-coordinatrice générale des soins à l'hôpital Édouard-Herriot de Lyon. Pour cela, nous disposons du dossier de l'affaire, qui comprend généralement le dossier de soins, le dossier médical, les antécédents du patient, voire les expertises ou contre-expertises antérieures. Nous pouvons également demander communication d'autres pièces si nous le jugeons nécessaire, solliciter l'aide d'un sapiteur(1), ou nous déplacer dans un service semblable pour observer les prises en charge généralement organisées. »

peser chaque mot

Un travail de réflexion, d'analyse et de rédaction - non compris dans le temps de travail du professionnel - où chacun des termes employés peut peser très lourd. « J'ai passé environ 300 heures sur mon premier dossier - contre une quarantaine désormais, se souvient Dominique Frering. Je compulse et annote les documents, je reviens dessus un peu plus tard, parfois en soirée. Entre-temps, je consulte des textes officiels ou des protocoles. La formulation de mon rapport est très réfléchie. Il faut travailler chaque mot, chaque phrase, qui peut induire différentes réactions du juge. Sans oublier que je ne suis pas là pour défendre le professionnel. » L'expert est sollicité pour expliciter les bonnes pratiques professionnelles, préciser le champ de compétences de l'infirmière et retracer l'enchaînement des actes qui ont amené le plaignant devant la justice. « Ce n'est pas à nous de dire s'il y a faute ou non », précise Marie-Annick Thébaud, infirmière à Tours et expert judiciaire depuis 2006.

« couvertes » par les médecins ?

Jusqu'en 2004, l'année de l'agrément de Dominique Frering par la cour d'appel de Lyon, aucune infirmière n'avait encore été désignée en tant qu'expert. Les médecins se chargeaient de l'ensemble des missions délivrées par les juridictions. « Or comment peut-on admettre que ce soit une personne issue d'un autre corps professionnel qui évalue l'organisation du travail infirmier ? » se demande Marie-Françoise Laffon, infirmière libérale à Buzet-sur-Baïse (Lot-et-Garonne) et expert judiciaire depuis 2006. « Ils ne connaissent pas notre métier, ni l'organisation paramédicale », ajoute Dominique Frering. Un argument de poids pour motiver toutes celles qui se sont jusqu'à présent portées candidates à la fonction d'expert judiciaire, complété par d'autres. « Moi, j'ai toujours voulu retirer de l'esprit des infirmières cette idée qu'elles étaient "couvertes" par le médecin, note Malika Brotfeld, directrice des soins au CHU de Rouen et expert depuis fin 2006. Une prescription communiquée oralement, par téléphone, et non inscrite dans le dossier engage la responsabilité de l'infirmière. On le comprend très facilement en assistant aux audiences mettant en cause des professionnels de santé. Devant une cour de justice, quand il faut répondre aux questions d'un juge ou d'un avocat, cela n'a plus de sens de dire : "Ce jour-là, j'étais énervée", ou "C'est toujours comme cela qu'on procède". »

chasse gardée

Pour Marie-Françoise Laffon, l'accès à l'expertise judiciaire s'inscrit plutôt comme une étape dans un long combat pour la reconnaissance et la valorisation de la profession. Or, les premiers pas des infirmières dans la fonction ne sont pas simples. Pour Dominique Frering, pas moins de quatre dossiers déposés durant quatre années consécutives ont été nécessaires avant qu'elle se voie inscrite sur la liste des experts agréés par la cour d'appel de Lyon. « Comme j'étais la première infirmière à exercer cette fonction, on a voulu me doter d'un "parrain" pour m'épauler, se souvient-elle. J'ai refusé que ce soit un médecin et sollicité un de mes professeurs de droit. » Elle s'est ensuite présentée auprès de différents magistrats pour se faire connaître et obtenir que lui soient confiés ses quatre premiers dossiers. Marie-Annick Thébaud et Marie-Françoise Laffon, bien qu'inscrites sur les listes depuis 2006, ne se sont encore vu confier aucune mission. « Je crois que l'expertise judiciaire est un peu la chasse gardée des médecins », suggère Marie-Annick. « Surtout, les juges ne sont pas encore habitués à faire appel à des infirmières », ajoute Marie-Françoise. Quant à Malika Brotfeld, agréée à sa seconde candidature, elle vient tout juste d'accepter sa première mission.

aucun diplôme exigé

Toutes sont pourtant passées par le diplôme universitaire « Droit, expertise et soins », mis en place à Lyon par l'Ifross, bien qu'aucun diplôme - outre celui de sa formation initiale - ne soit exigé d'un expert. « Il m'a été nécessaire au préalable de me familiariser avec le droit et l'organisation du système judiciaire, précise Marie-Françoise Laffon. Même si j'avais été auparavant présidente d'un syndicat infirmier. » Le diplôme permet également d'attester d'un niveau de formation juridique basique : non négligeable lorsque l'on sait que la cour d'appel examine soigneusement le CV de chaque candidat à l'expertise judiciaire. Une enquête est diligentée par les magistrats avant toute inscription sur la liste des experts afin d'attester de la probité et de l'honnêteté du demandeur : l'absence de casier judiciaire, de sanctions disciplinaires ou administratives, de faits contraires à l'honneur et aux bonnes moeurs est exigée.

longue expérience

La fonction d'expert judiciaire nécessite une longue expérience professionnelle. Pour Dominique Frering, il faut disposer d'une vision très large de l'organisation d'un hôpital. Ses collègues ne sont pas forcément d'accord : « Plus nous serons nombreuses, mieux nous pourrons faire prendre conscience à la profession de ses réelles responsabilités », assure Malika Brotfeld. Une certaine appétence pour le droit reste indispensable, ainsi qu'un mental à toute épreuve : « Rédiger un rapport d'expertise est une mission très lourde, qui remet beaucoup en question notre propre façon de travailler, résume Dominique Frering. Quand on sait combien notre analyse va orienter la décision du juge, quand on a perçu la détresse de la famille parce qu'on a été appelé comme témoin - ce qui arrive parfois -, on se retrouve seul. »

1- Un « sapiteur » - terme juridique - est un spécialiste reconnu dans un domaine très pointu.

interview

« L'expertise judiciaire infirmière va se développer »

Gilles Devers, ancien infirmier et avocat au barreau de Lyon, est l'un des responsables du diplôme universitaire « Droit, expertise et soins » créé en 2001 à l'Ifross.

Pourquoi avez-vous mis en place ce DU ?

J'ai vécu des procédures où le fait qu'il n'y ait pas d'expert en soins infirmiers a nui à la compréhension du dossier, comme un litige dans lequel une patiente était décédée après une césarienne par réendormissement au retour en chambre. L'expertise avait été très fouillée sur le plan des causes scientifiques de ce décès. En revanche, rien n'était précisé quant aux modalités de sortie de salle de réveil, de retour en chambre et de transmission en vigueur dans le service mis en cause. Comment apprécier le rôle du personnel paramédical si on ne sait pas comment s'effectue la relève ? Des juges savaient qu'il existait un véritable savoir infirmier, différent de celui des médecins, mais ne savaient pas où trouver des experts.

L'expertise infirmière va-t-elle s'étendre ?

Elle se développera car on en a besoin. Quand une infirmière est mise en cause dans sa pratique, que ce soit au pénal, au civil ou aux prud'hommes, c'est un droit de la défense que de demander la désignation d'un expert infirmier. Même s'il n'en existe pas dans la liste de sa cour d'appel, un juge peut choisir un expert hors liste. Nous avons déjà formé entre 100 et 150 correspondants sur toute la France, dans une large variété d'exercice.

Internet : http://www.ifross.com.