Les libres de la jungle - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

birmanie

Reportage

Sous le feu de l'armée birmane, elles soignent les villageois karens en fuite. Dans les profondeurs de la jungle, les infirmières des « Free Burma Rangers » pansent les plaies d'un peuple oublié.

À bout de forces, une femme s'affaisse. Des mains la saisissent et l'étendent sur le sol. Malgré la chaleur à faire fuir un buffle, elle grelotte. Paw Htoo, l'infirmière, écarte la petite foule, s'agenouille, lui prend le pouls et la température, examine les yeux : « Sans doute la malaria. Il faut lui faire une goutte épaisse. En attendant, on va la transporter aux soins intensifs de la clinique et la placer sous perfusion. » Paw Htoo sourit. La « clinique », c'est un fond de vallée humide, débarrassé des broussailles et recouvert de paille récupérée dans une rizière voisine. Les « soins intensifs », un carré de terre où l'on a aménagé deux matelas avec des feuilles de bananier sauvage.

Chassés par l'armée

Paw Htoo, ou « Fleur d'Or », en langue karen, retourne à ses autres patients. Ils sont plusieurs centaines de femmes, d'hommes et d'enfants, assis ou accroupis, à attendre leur tour. La plupart souffrent de difficultés respiratoires, d'anémie, d'infections, de troubles gastriques. La nuit précédente, Paw Htoo a été réveillée en catastrophe pour aider une jeune femme à accoucher d'un gros garçon sous une hutte de branchages.

Ces patients sont des réfugiés dans leur pays. Ce sont des paysans des ethnies karen et karenni, chassés de leurs villages par l'armée birmane. Ils n'ont eu que le temps d'emmener quelques casseroles, du riz et une couverture pour se protéger du froid. Tous ont le regard fixe du gibier traqué.

Depuis une trentaine d'années, la junte birmane mène des campagnes de nettoyage ethnique dans de vastes régions montagneuses habitées par des minorités qui constituent de 30 à 40 % d'une population de 50 millions d'âmes. Raison officielle de ces déplacements forcés, la lutte contre des guérillas ethniques. En réalité, l'objectif est de vider des territoires pour mieux en exploiter le bois, les minerais et les pierres précieuses ou y construire des barrages hydroélectriques. Aujourd'hui, les estimations du nombre de personnes déplacées oscillent de 500 000 à un million. 150 000 autres ont trouvé refuge dans des camps en Thaïlande.

Huit ans de prison

Maw Lar Htoo, chef du village de Mar Mee, 224 habitants, détaille les raisons de son exode : « Nous avons appris que l'armée birmane était dans les parages, que si nous restions nous serions torturés, forcés de travailler comme porteurs. C'était déjà ainsi du temps de nos parents et nos grands-parents. L'an dernier, trois villageois ont été tués en tentant de s'enfuir quand les Birmans sont arrivés. »

La rumeur de ce nouvel afflux de réfugiés a vite atteint la frontière thaïlandaise où vivent Paw Htoo et les siens. « Le temps d'organiser une équipe de Free Burma Rangers, et nous voilà », dit-elle. Quatre jours d'une dangereuse marche dans la jungle, à louvoyer entre les pistes minées et des camps de l'armée birmane. Le risque est permanent. En 2006, Naw Bey Bey, une infirmière de 22 ans, a été arrêtée par des soldats et condamnée à huit ans de prison.

Les Free Burma Rangers (FBR) ont été créés à la fin des années 1990 par une poignée de volontaires occidentaux. Grâce à des fonds privés, ils forment des jeunes volontaires aux techniques de base du métier d'infirmière. Avec le soutien des derniers mouvements de guérilla, les équipes de FBR apportent aux réfugiés de la jungle une aide médicale, matérielle, morale et parfois spirituelle - beaucoup de Karens, comme Paw Htoo, sont de fervents chrétiens.

Soudards birmans

En 1992, après avoir appris son métier d'infirmière auprès d'une organisation humanitaire, Paw Htoo assiste à l'exécution à la baïonnette de son époux, un maquisard karen. Jetée en prison, elle accouche d'un garçon qu'elle doit confier à sa belle-mère. À sa libération en 1994, elle gagne la Thaïlande, où elle est adoptée par un chef karen. « Plus tard, c'est lui qui m'a parlé des FBR. J'en avais assez de soigner les vieux leaders, je voulais faire quelque chose de plus utile pour mon peuple. »

Parfois, elle se sent « impuissante ». Lors d'une expédition dans l'État Shan, au nord-est du pays, plusieurs réfugiées lui racontent leur viol par des soudards birmans. « Mes antibiotiques et mon stéthoscope étaient soudain inutiles », soupire-t-elle.

À la « clinique » de jungle, Paw Htoo a retrouvé Naw Ee Oo, une autre infirmière qu'elle croise depuis plusieurs années sur les pistes des exodes. Les deux femmes profitent d'une accalmie pour avaler quelques boules de riz. Naw Ee Oo saisit une gourde. À 40 ans, cette solide paysanne exerce son métier dans le maquis depuis 1984. Lorsqu'elle le peut, elle retourne dans son village pour élever des cochons. Plusieurs fois, les soldats birmans l'ont prise pour cible : « Ils m'ont ratée, tant pis pour eux ! » Après plus de vingt ans consacrés à panser les plaies de cet interminable conflit, elle dit « rêver de paix ». Et « lorsque cette paix sera là, je continuerai à être infirmière, dans une vraie clinique avec un équipement de qualité ».

Mine antipersonnel

Une équipe des FBR amène un jeune homme de 17 ans, qui vient de sauter sur une mine antipersonnel à l'entrée d'un village abandonné. Sa jambe droite est déchiquetée sous le genou. Calmement, les infirmières défont et refont les pansements du moignon et de l'avant-bras droit, ouvert jusqu'à l'os. Il faut transporter le blessé vers une clinique, une vraie, à trois jours de marche, où un médecin parachèvera proprement l'amputation.

En près de dix ans, les FBR ont organisé une centaine de missions, venant en aide à près de 200 000 réfugiés. « Mais il reste tant à faire », soupire Paw Htoo. Bientôt, elle regagnera la petite ville frontalière de Thaïlande, où elle vit dans l'attente de la prochaine mission. Elle y retrouvera le nouvel homme de sa vie, un Karen membre d'une organisation chargée des réfugiés.