Vivre et laisser nourrir - L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 231 du 01/10/2007

 

Vous

Vécu

Au bout du couloir, il y avait une jeune fille anorexique de 18 ans. Julie m'a dit qu'elle devait prendre dix kilos. C'était comme pour les peines de prison. Si tu étais un petit malfaiteur, tu récoltais six mois, si tu étais anorexique, c'était dix kilos. C'était pratiquement la peine maximale, l'équivalent de la perpétuité.

comme un dirigeable

Les médecins n'osaient pas exiger que l'on grossisse plus que le minimum nécessaire pour que nos vies ne soient plus en danger. Personne ne nous demandait de ressembler à Sofia Loren. Comme la jeune fille au bout du couloir, j'étais condamnée à dix kilos.

Dans les premiers jours de mon incarcération, Lucien m'avait dit qu'il venait juste de relâcher une anorexique qui avait pris six kilos en dix jours. Je crois qu'il pensait m'encourager. Pour moi, c'était le pire des cauchemars, je ne pouvais rien imaginer de plus effrayant. Je m'imaginais gonflée comme un immense dirigeable, avec un gigantesque cordon ombilical attaché à quelque chose ou à quelqu'un loin dans l'espace. [...]

fureur aiguë

Une fois, la jeune anorexique s'est mise à crier dans un accès de fureur aiguë, d'une voix perçante, pendant quinze minutes. Je le sais parce que je l'ai minutée. Je ne l'ai pas fait de façon cynique ou sans pitié. Il fallait faire face à la peine et à l'horreur que son cri m'inspirait. Me dire qu'il y a eu un commencement et qu'il y aura une fin. Que ce n'était pas toute ma vie qui était en train d'être hurlée au bout du couloir. Je ne me suis jamais habituée aux cris. Chaque fois, ça me secouait. J'avais froid et je respirais mal en pensant à la douleur terrible, accablante, que tous les autres étaient en train d'endurer. Je savais que, quoi qu'ils me fassent, et je ne pouvais guère imaginer pire que la présente situation, jamais je ne pourrais pousser le moindre cri.

dents serrés

Plus tard, j'ai réalisé que, si j'avais pu hurler et crier de rage, ça m'aurait probablement fait du bien. En réalité, quand j'étais accablée de peine, je m'enfonçais dans un coin de la pièce, le corps totalement rigide, et j'appuyais mes vertèbres protubérantes contre le tuyau d'eau froide. Je restais gelée comme ça pendant des heures, les dents serrés et les yeux si grands ouverts qu'ils étaient douloureux. Ou bien je m'asseyais sur le lit, les genoux sous le menton, et je me cognais la tête contre le mur. Comme si la douleur physique pouvait soulager la torture dans ma tête. Je n'ai jamais pu me permettre de frapper sur la porte pour appeler une infirmière. C'était en grande partie dû à ma fierté, jamais je ne me serais laissé humilier en frappant pathétiquement pendant une demi-heure dans l'espoir qu'une infirmière, une fois finie sa cigarette, consentirait à venir. Même quand j'étais gravement en détresse, je serrais les dents, littéralement.

Parfois il y avait une escalade hors de proportion, même pour une maison de fous. Quelqu'un commençait à secouer la poignée de sa porte, ce qui était toujours mauvais signe. On la secouait pendant un long moment et puis on commençait à cogner. Si ça devenait violent, surtout s'il se faisait tard, d'autres patients s'énervaient à leur tour. Ils se mettaient à cogner aussi et à crier, « Ta gueule ! » ou « Va te faire foutre ! » Finalement, exaspéré parce qu'il n'entendait plus la télé, quelqu'un lui demandait ce qu'il voulait. À ma grande surprise, après un martèlement complètement dément, il arrivait souvent que la personne demande d'une voix parfaitement calme et raisonnable : « Quelle heure est-il ? », et une autre voix répondait d'une façon normale et parfaitement aimable : « Il est dix heures moins cinq. »

« madame »

Pendant la journée, dans la plupart des cas, le but de tous ces tapages et ces appels frénétiques était simplement d'obtenir une cigarette. Les infirmières les distribuaient à l'unité. On arrêtait subitement de cogner et j'entendais alors un bruit dans une serrure.

« Voilà, Monsieur Garcia. » Elles disaient Monsieur, ou Madame, ou Mademoiselle. On était peut-être cinglé, mais on avait droit au respect, n'est-ce pas ? Ça m'aurait fait du bien d'entendre mon prénom. Ça m'aurait peut-être réconfortée un peu, mais personne ne l'a jamais fait : « Bon appétit, Madame. »

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Ce texte est extrait d'Anorexie, mon amour, poignant témoignage de Jackie Sinclair, soumise pendant dix ans aux affres de l'anorexie. À 40 ans, fine comme de la porcelaine, elle franchit les portes de « la cage », surnom du service psychiatrique. Enfermée seule dans une cellule aux fenêtres scellées, elle découvre le pavillon 47, une vie rythmée par les frottements contre la serrure, les longs cris et les visites de l'exigeant Dr Blanc.

Anorexie, mon amour, Jackie Sinclair, Heures de France, 19 euros.