La toilette des défunts - L'Infirmière Magazine n° 233 du 01/12/2007 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 233 du 01/12/2007

 

Vous

Vécu

Ce soir, j'ai entre les mains le corps de Thomas. Il vient de mourir, son corps est encore tiède et je dois faire sa dernière toilette. Il y a quelques heures, Thomas respirait, parlait, il était vivant. À cinquante ans, il ne se faisait guère d'illusions sur le temps qui lui restait à vivre. Sa leucémie le rongeait depuis des années, il allait mourir. Son état s'est aggravé pendant la nuit, il respirait difficilement. J'ai très vite joint sa compagne, une toute jeune femme de vingt ans sa cadette, un nouvel amour, complètement dépassée par ce qui arrivait. Pour elle, Thomas avait tout quitté : sa femme, ses enfants, sa vie d'avant. Pour lui, elle était prête à tout, elle voulait l'accompagner jusqu'au bout.

« il est mort »

Elle est arrivée dans le service, habillée de blanc, les yeux cernés. Très calmement, elle s'est installée dans sa chambre, sur le fauteuil à côté de son lit. Puis elle a mis sa tête sur son torse. Thomas n'était déjà plus conscient. Elle nous a demandé de la laisser seule. Vers 4 h 30, elle est apparue dans l'encadrement de la porte de notre salle de soin. Silhouette fine et blanche, presque un fantôme. « Il est mort. »

Elle a prononcé ces mots comme ça, d'un trait, calmement. L'espace de deux secondes, le temps suspendu. Elle ne pleurait pas, mais je sentais son immense désespoir. « Je me sens vraiment très très triste », a-t-elle ajouté. Je suis allée vers elle, mais elle n'avait pas envie de parler, elle restait silencieuse. « Si vous le souhaitez, vous pouvez vous reposer un peu », lui ai-je dit. Un bras sur son épaule, je l'ai amenée dans une pièce voisine réservée aux familles pendant que nous commencions la toilette de Thomas.

dernière image

C'est un moment très important pour moi. Je veux que le défunt soit beau, que ses proches puissent le reconnaître, qu'il y ait un peu de sa personnalité, de ses expressions dans ce corps inhabité. C'est la dernière image que la famille aura de celui ou de celle qu'elle a chéri. Lorsque je commence la toilette de Thomas, je touche et bouge le corps avec précaution, comme s'il était encore vivant. Je lui parle. « Monsieur, je vous tourne vers moi. Je vais vous habiller, maintenant... »

Toutes les infirmières ne font pas comme ça, chacune a sa méthode. Je me souviens qu'une aide-soignante trouvait étrange ma façon de procéder. Pour elle, parler aux morts ne rimait à rien, c'était presque ridicule. Moi, ça m'aide à faire le deuil, à dire adieu à cette personne, c'est aussi la dernière fois que je la touche. La rupture est trop violente, sinon. Tant que le corps n'est pas sorti définitivement de la chambre, j'ai la sensation que le patient est encore là, que nous ne sommes pas encore complètement séparés. Tout cela n'a certes rien de rationnel, mais cela me rassure.

ne pas le « maltraiter »

Je n'arrive pas à considérer le corps de Thomas comme un bloc de cellules en décomposition. Je ne supporte pas non plus qu'on « maltraite » le cadavre, en le manipulant comme un vulgaire objet. Cela me blesse profondément et me scandalise. Nous nous heurtons parfois, à ce sujet, avec les brancardiers. Ce sont eux qui sont chargés de descendre les corps dans la chambre funéraire de l'hôpital. Je reste volontairement à leurs côtés quand ils les soulèvent. Certains sont embarrassés, ils voudraient que je dégage. « Non, leur dis-je un peu hypocritement, je reste. Si vous avez besoin de moi, on ne sait jamais... »

Ils grommellent un peu, ils savent que je surveille leurs gestes. Je me souviens de m'être accrochée avec un gardien chargé de la sécurité, qui, faute de moyens, faisait aussi office de brancardier ! Autant dire qu'il n'était ni formé ni vraiment enchanté par sa mission. Il était tellement maladroit dans ses gestes que je n'ai pu me retenir : « Que diriez-vous si c'était votre frère dans ce lit ? Feriez-vous la même chose ? » Il a haussé les épaules, se sentant peu concerné. Une fois de plus, il avait affaire à une caractérielle, ai-je cru lire dans ses pensées.

odeur insupportable

Je passe le gant sur le maigre corps de Thomas. Auparavant, j'ai pris soin de lui enlever les cathéters, l'oxygène. Je suis précise, douce, par respect pour le patient et sa famille, mais cette toilette est loin d'être un plaisir. Je la fais parfois en serrant les dents. S'occuper d'un cadavre n'est pas simple. On peut y mettre du sens et des sentiments, mais c'est finalement très technique. Pendant deux heures, le corps est encore chaud ; souvent, il commence à se vider : les sphincters lâchent, il faut mettre des protections.

L'odeur est parfois insupportable. Thomas est décédé la bouche ouverte ; je glisse alors des arceaux en plastique pour tenir la bouche fermée : deux demi-cercles placés sous le menton et le cou. C'est discret et efficace. Pour les cacher complètement, on entoure parfois le cou du défunt d'un foulard. Il faut attendre deux heures avant de les enlever, le temps que le corps se rigidifie. Si cela ne tient pas, si les arceaux sont trop grands ou trop petits, nous roulons une serviette de toilette sous la mâchoire et changeons le défunt de position afin que la bouche reste fermée.

artiste peintre

Il faut que l'expression du visage corresponde à ce que fut la personne, qu'elle ne soit pas trop artificielle. Que les traits ne soient pas trop tirés ni le sourire trop crispé. Les arceaux sont pour cela très pratiques, souples et mieux adaptés que les bandes de coton que nous entourions, avant, autour de la tête du défunt. Elles n'étaient pas toujours de la bonne taille ni très esthétiques. En plus, elles marquaient le visage. Les têtes ressemblaient alors à de drôles d'oeufs de Pâques tout blancs. Bien sûr, nous prévenons toujours les familles, car tout cela n'est que temporaire.

Pour embellir mes morts, je m'inspire des photos que je vois au mur. Surtout quand je ne les ai pas connus, ni eux ni leurs proches. Les murs de la chambre de Thomas étaient nus. Je suis donc restée très sobre. Car il ne faut pas froisser les familles. Certaines, d'ailleurs, n'hésitent pas à donner leur point de vue si la raie est trop à gauche ou mal centrée. J'ai parfois l'impression d'être un artiste peintre devant son tableau : que manque-t-il pour que ce soit parfait ? Pour que mon mort ressemble au vivant que j'ai connu ? Quand les yeux sont ouverts, je mets des compresses humides pendant une heure pour qu'ils se ferment, un peu de vaseline parfois.

Loin de nous l'image d'Épinal, rassurante, qui consiste, d'un geste tendre, à fermer les yeux du défunt tant aimé. La réalité est plus prosaïque. Thomas est mort dans son sommeil ; ses yeux, heureusement, sont déjà fermés. Je le rase, le lave entièrement, brosse ses cheveux épais. Il faut maintenant l'habiller, mais sa jeune compagne n'a pas pensé à apporter des vêtements. Elle ne savait pas. Nous glissons sur son corps une chemise de l'hôpital. Je trouve toujours cela un peu triste, comme un goût d'inachevé. Mais nous l'habillerons plus tard, quand elle nous aura apporté ce qu'il faut.

jogging ou soutane

« Quelle sorte d'habits dois-je vous donner ? me demande-t-elle.

- Ce que vous souhaitez, ce qu'il aimait, ce qui lui ressemble... »

Le sujet est délicat, mais nous essayons, si possible, de l'aborder avant le décès, afin que les familles ne soient pas prises au dépourvu. Bien souvent, comme pour Thomas, tout se règle au dernier moment. Tous les vêtements, évidemment, sont permis. La plupart du temps, les familles apportent d'élégants costumes ou des robes que les défunts ont aimé porter. Je me souviens de ce jeune homme, très jeune, trop jeune, que j'ai vêtu d'un jogging. Ce vêtement lui ressemblait, c'est ce qu'il portait tous les jours.

En le voyant ainsi, j'avais presque l'impression qu'il dormait paisiblement. Je me souviens aussi de ce curé. Il fallait qu'il porte une soutane, je me suis débattue avec son col pendant d'interminables minutes ! Et ce commandant de gendarmerie : le corps était tellement rigide que son uniforme était impossible à enfiler. Avec ma collègue, nous nous y sommes reprises à plusieurs fois. Il n'est pas simple de vêtir un cadavre. Le corps est rigide et la tête délicate à manipuler : il faut sans cesse la retenir, ne pas la laisser se balancer négligemment.

Parfois, enfiler un simple tee-shirt ou un pull peut se révéler une gageure. Sans parler des chaussures, car le pied n'est plus tonique et a du mal à y entrer. Pourtant, ma hantise, ce sont les cravates : je ne sais pas faire le noeud. Je m'arrange toujours pour appeler un collègue, même d'un autre service. C'est terrible, ridicule un peu. Mathias vient de m'offrir un petit manuel, cela peut m'aider.

Heureusement, Thomas, lui, ne portera pas de cravate.

en savoir plus

Ce texte est extrait de La Mort apaisée, écrit par Élise Gagnet, infirmière en soins palliatifs, et sa soeur Michaëlle, journaliste. Avec pudeur et tendresse, elles retracent la fin de vie de Thomas, dont il est question ici, mais aussi de Solange, Jérôme, Jean ou Georges. Ces « presque-morts » côtoyés dans un service nantais composent un récit émaillé d'espoirs, de doute, de révolte parfois. À l'heure de leur dernier souffle, ces héros de l'ordinaire ont trouvé en Élise et Michaëlle de subtiles interprètes. Et leur voix qui s'est tue ne cessera jamais de nous interpeller...

La Mort apaisée, Chroniques d'une infirmière en soins palliatifs, éditions La Martinière, 15,90 euros.