Irréparable irradiation - L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008

 

radiothérapie

Enquête

Les accidents de radiothérapie qui ont coûté la vie à des patients de l'hôpital d'Épinal, et ceux qui sont survenus en radiochirurgie au CHU de Toulouse trouvent leur origine dans des erreurs aujourd'hui identifiées.

Il a fallu pas moins de trois enquêtes pour identifier les victimes des erreurs en radiothérapie qui se sont succédé, sur près de vingt ans, à l'hôpital Jean-Monnet d'Épinal. L'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) évoque plusieurs milliers de personnes surirradiées. Certaines ont eu des complications graves, dont plusieurs sont décédées. Et beaucoup voient leur avenir avec une grande incertitude. Quant au centre de radiochirurgie du CHU de Toulouse-Rangueil, 145 patients y ont été victimes d'une surexposition entre avril 2006 et avril 2007. Pour éviter que de telles erreurs se renouvellent, il faut comprendre pourquoi elles ont eu lieu.

Philippe Stabler, la cinquantaine, est informaticien. Les premiers signes de sa surirradiation sont apparus durant sa radiothérapie pour un cancer de la prostate, suivie de janvier à mars 2006 à Épinal. « J'ai ressenti des douleurs et souffert de diarrhées pendant le traitement, ce qui est normal, indique-t-il. Mais elles ont augmenté progressivement, alors qu'elles devaient disparaître. »

Le 27 avril 2007, des centaines de patients reçoivent une lettre de l'hôpital. « Elle m'apprend que des erreurs sont survenues lors de mon traitement », témoigne-t-il. Au CHU de la ville où il travaille, un médecin lui précise qu'il souffre d'une rectite provenant d'une surirradiation. Mais il ne peut répondre à sa question : va-t-elle guérir ou se transformer en cancer des intestins ? « Aujourd'hui encore, dit-il, je l'ignore. »

Expertises en série

La première expertise de l'IRSN porte sur 23 patients ayant subi une surexposition entre mai 2004 et mai 2005 à Épinal. Les premières complications sont apparues pendant l'été 2005 (1). Le ministère, informé de cette situation en juillet 2006, réclame plusieurs inspections qui confirment les soupçons (2). L'IRSN est aussi sollicité pour évaluer les pathologies de ces 23 patients et faire des propositions. C'est « Épinal I ». Le surdosage est causé par une erreur d'utilisation du logiciel. « Ces surexpositions de l'ordre de 20 % ont provoqué de grands délabrements anatomiques et physiologiques, notamment des fistules uro-rectales et des rectites sévères, indique Patrick Gourmelon, directeur de la radioprotection de l'homme à l'IRSN. Cette gravité nous conduit à adopter des stratégies thérapeutiques nouvelles. »

Suite aux premières investigations, le ministre confie une deuxième expertise à l'IRSN en mars 2007. « Elle met en évidence un surdosage de 8 % pour environ 400 patients traités par radiothérapie conformationnelle pour un cancer de la prostate entre 2001 et 2006 », précise Patrick Gourmelon. C'est Épinal II. Le surdosage est ici lié à des examens d'imagerie pour contrôler le positionnement des patients. Ils n'ont pas été comptabilisés dans les calculs des doses. » Une 24e personne touchée est identifiée lors de cette étude.

Des erreurs de calculs portent aussi sur des dossiers antérieurs à 2000. La ministre Roselyne Bachelot réclame donc un troisième rapport à l'IRSN en juillet 2007. C'est Épinal III. L'étalonnage de l'appareil de radiothérapie a été effectué en 1987, alors que les radiothérapeutes utilisaient la technique dite DSP ou « dose surface à la peau ». Ils ont ensuite changé pour la technique isocentrique, qui se réfère à la « dose tumeur ».

Doses faussées

« Le passage d'une technique à l'autre nécessitait un étalonnage un peu différent, détaille Patrick Gourmelon. Un facteur de correction a été omis. » Toutes les doses d'irradiations sont donc fausses. Séance par séance, les doses réelles reçues sont reconstituées par les experts pour les poumons, la prostate, la zone pelvienne, etc. Cette erreur a entraîné un surdosage qui concernerait la totalité des patients traités pour cancer entre 1989 et 2000 : ils seraient près de 5 000. Parmi eux, environ 300 auraient reçu une dose supérieure de 7 % à celle qui aurait dû leur être délivrée. Le surdosage n'excéderait pas 5,5 % chez les autres. Le rapport Épinal III est remis au ministère en septembre 2007. À la même période, l'Association vosgienne des surirradiés de l'hôpital d'Épinal (AVSHE), présidée par Philippe Stabler, dépose 63 plaintes, dont cinq pour homicides involontaires. Elles sont en cours d'instruction. Aujourd'hui, l'association compte 277 membres. Début 2008, environ 250 ont reçu de l'État 10 000 euros de provision sur indemnisation avant que les jugements ne soient rendus.

Hydrocéphalie, cécité...

Le centre de radiochirurgie stéréotaxique du CHU de Toulouse-Rangueil est équipé d'un accélérateur Novalis® depuis avril 2006. Il traite des pathologies intracrâniennes par microfaisceaux de rayonnements ionisants. Le 20 avril 2007, le fabricant, Brainlab, détecte une anomalie dans les fichiers transmis par le CHU et l'en avertit. Elle peut avoir entraîné une surexposition. Le CHU en informe le ministère et l'Agence de sûreté nucléaire (ASN). Roselyne Bachelot annonce le 23 mai que les 145 patients traités avec cet appareil ont été contactés puis « reçus en consultation ». Le communiqué assure que « les résultats des examens ont montré que cet accident n'avait pas eu de conséquences sur l'état de santé des personnes ».

« J'ai appris la surirradiation en lisant les quotidiens régionaux », se souvient Thierry Dahl, l'un des 70 membres actuels de l'association SOS Irradiés 31, dont il est l'un des fondateurs. Le bilan dressé par l'association diffère de celui du ministère et du CHU. Parmi les personnes ayant répondu à un questionnaire de l'association, la moitié souffrent de surdité, de paralysies faciales ou de vertiges. Plus des trois quarts présentent troubles de l'équilibre et maux de tête. « Plusieurs personnes présentent une kératite depuis le traitement, ajoute Thierry Dahl. D'autres souffrent de troubles de la vision et de la marche. Parmi les surirradiés, il y a trois hydrocéphalies, dont deux opérées, et trois pertes de la vue. »

En juin 2007, une expertise sur l'étalonnage des microfaisceaux du CHU est demandée à l'IRSN. « Pour l'accélérateur Novalis ®, une collimation pilotée par un logiciel modifie la forme des faisceaux, précise Patrick Gourmelon. Très fins, ils sont produits par le collimateur multilames. Quand le faisceau ne mesure que 6 mm, il faut que le capteur soit plus petit que la partie homogène du faisceau. Si le capteur est plus grand, il va donner une valeur incorrecte. Or, il était trop grand. » Bien que ce détecteur soit vingt fois trop grand, il revenait à l'équipe d'étalonner le collimateur multilames.

« À l'étalonnage de l'accélérateur, le calibrage a été effectué par le radiophysicien de l'hôpital, précise Jean-Jacques Romatet, directeur du CHU de Toulouse. L'ingénieur de Brainlab était avec lui lors de la mise en route. Nombre de ses réglages ont reçu des validations. N'ayant reçu aucune remarque, ce radiophysicien a considéré que l'étalonnage était satisfaisant. Il avait l'intime conviction que les choses étaient en ordre. » De plus, l'hôpital a envoyé tous les modes de calcul à Brainlab, début 2006, lors de cet étalonnage. « Le 20 avril 2007, l'anomalie détectée par le fabricant concerne les informations initiales transmises lors de la mise en route de la machine », note Jean-Jacques Romatet. Il s'est donc passé un an entre l'envoi des données au fabricant et la détection, par celui-ci, de l'erreur.

Seconde expertise

Des patients comme Odile Guillouet, présidente de SOS irradiés 31 (qui compte environ 70 membres), disent avoir informé de leurs troubles les médecins du service avant que « l'affaire » n'éclate. Ils se plaignent de nombreuses complications. Ils soulignent un lien probable, à leurs yeux, entre le décès de plusieurs patients et ce surdosage. Le 18 janvier 2008, 46 patients de radiochirurgie déposent une plainte contre X auprès du procureur de la République.

Une seconde expertise de l'IRSN est aussi attendue. « Nous reconstituons, patient par patient, les doses reçues et évaluons les éventuelles surexpositions au niveau des structures cérébrales les plus radiosensibles, indique Patrick Gourmelon. Une estimation du risque, pour chacun, de présenter une complication secondaire sera proposée. » Ces résultats devraient être disponibles avant mars 2008.

Les surirradiations d'Épinal et de Toulouse se ressemblent peu. « À Épinal, on constate sur deux décennies une série d'erreurs professionnelles peu acceptables », rappelle Patrick Gourmelon. Elles n'ont jamais été corrigées. « Il a fallu que les patients souffrent de complications très graves et atteignent un grand délabrement physique pour que l'hypothèse d'une cause accidentelle soit envisagée, poursuit-il. Il ne faut pas me faire dire que ce qui s'est passé à Toulouse n'est pas sérieux. Mais des décès ont été causés par le surdosage à Épinal. Certes, il y a des décès à Toulouse. Mais la preuve qu'ils ont cette cause reste à faire. Épinal reste un des accidents de radiothérapie les plus graves qu'il y ait jamais eu au monde. Pas celui de Toulouse. »

Recommandations

Apprendre des erreurs est le b. a. - ba de la prévention des risques. Après le drame d'Épinal, des recommandations ont été faites par le ministère de la Santé (3). La généralisation obligatoire de la dosimétrie in vivo est proposée. Un plateau technique minimum doit être défini en termes de moyens matériels et humains. La présence de deux manipulateurs en permanence pour un appareil est ainsi jugée nécessaire. La surveillance médicale des patients doit être renforcée en cours d'irradiation, en permettant aux oncologues médicaux et aux internistes d'assurer le suivi des patients pendant et après une radiothérapie, ce qui, jusqu'à présent, était réservé aux radiothérapeutes. Enfin, le nombre de radiophysiciens en formation doit augmenter dans les CHU et les centres de lutte contre le cancer.

Après l'accident de Toulouse, l'IRSN a émis des recommandations aux services de radiochirurgie stéréotaxique et de radiothérapie utilisant des microfaisceaux (4). La vérification, lors de la « recette » de l'appareil, doit être « réalisée pour des tailles de champs comparables à celles utilisées lors des applications ». Les logiciels ne doivent pas être livrés vierges de données par les fabricants d'appareils. Il importe également que les services qui utilisent les microfaisceaux « participent à des intercomparaisons nationales ». Et devant les difficultés de mesure des faisceaux de rayons de très petite taille, l'utilisation des collimateurs de 4 mm doit être suspendue, et ceci « tant que des protocoles standardisés d'étalonnage n'auront pas été validés au niveau national, voire international ».

1- Communiqué de presse du ministère de la Santé, 12 octobre 2006.

2- Ces inspections sont menées, pendant l'été, par l'Agence de sûreté nucléaire (ASN), avec l'ARH (agence régionale d'hospitalisation), la Ddass (direction départementale des affaires sanitaires et sociales) et l'appui de l'IRSN, puis, à l'automne, par l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) et l'ASN.

3- Communiqué du ministère de la Santé, 9 mai 2007.

4- « Notes de synthèse sur les surexpositions au centre hospitalier universitaire de Toulouse », IRSN, 18 décembre 2007.

témoignage

« ON M'A RÉPONDU QUE JE NE DEVAIS PAS M'INQUIÉTER »

« Le 24 juillet 2006, j'ai été traité par radiochirurgie pour un neurinome acoustique droit de grade II, explique Thierry Dahl, 40 ans, l'un des surirradiés du CHU de Toulouse-Rangueil. J'ai reçu 23 gray au lieu des 16 prescrits. Tout de suite, j'ai ressenti des brûlures intracrâniennes très violentes, des maux de tête et une forte perte de l'équilibre. Je me demandais ce qui se passait. » Le mois suivant, il reprend son emploi. « J'ai prévenu les médecins de ces effets secondaires au bout de trois mois, vers la fin du mois d'octobre, lors d'une consultation au service de radiochirurgie. Puis j'ai perdu l'audition du côté droit. J'ai de nouveau contacté le service. On m'a répondu que je ne devais pas m'inquiéter, que ces symptômes allaient s'atténuer. En fait, rien ne s'est amélioré. » Thierry Dahl développe dans l'année une hydrocéphalie, qui a nécessité une lourde intervention. « Comme dérivation, on m'a posé une valve sur le crâne, située sous la peau. La sonde va dans le cerveau. Un tuyau en part, passe derrière l'oreille et descend dans le corps jusqu'au péritoine. »