La psy sans visa - L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008

 

ethnopsychiatrie

Dossier

Comment aborder la souffrance psychique des personnes d'origine étrangère ? Les réponses sont multiples, mais riches en enseignements.

Située à la frontière entre l'ethnologie, l'anthropologie, la psychanalyse et la psychiatrie, l'ethnopsychiatrie est aussi appelée « ethnopsychanalyse » ou « psychiatrie transculturelle »... le choix des termes dépend des pratiques et des convictions. Depuis les années 1950, cette discipline propose des dispositifs d'approche et de médiation interculturelle destinés à des populations en souffrance psychique dont les cultures et les pathologies cliniques sont très variées. Et elle suscite encore quelques débats.

Dans une société de plus en plus mouvante, métissée et multiculturelle, prendre en compte l'autre dans sa globalité devient une nécessité. Mais cette conception philanthropique s'applique-t-elle concrètement aux soins ? Pas toujours... La souffrance psychique, notamment celle de patients d'origines culturelles diverses, migrants de première, deuxième ou troisième générations, requiert une prise en charge spécifique dans la manière de recevoir et de concevoir la parole et l'expression du patient.

Meilleure reconnaissance

Dans cet esprit, la pratique de l'ethnopsychiatrie mêle des connaissances médicales, une appréhension des repères (affectifs, culturels, socioreligieux) du patient et, souvent, une approche psychanalytique. Une autre manière, plus humaniste, d'accompagner l'autre. Plus de trente ans après la parution d'Essais d'ethnopsychiatrie générale, de Georges Devereux [lire l'encadré p. 6], cette spécificité thérapeutique a gagné en reconnaissance dans la pratique soignante et dans l'éthique des soins, même si elle n'est encore mise à contribution que dans moins d'une dizaine de services hospitaliers de France, et dans quelques centres spécifiques et associations.

Georges Devereux, ethnologue et psychanalyste [lire ci-dessus], est considéré comme le père de l'ethnopsychiatrie. Mais de quoi s'agit-il ? D'après Le Petit Robert, ce champ scientifique consiste en « l'étude de l'influence des facteurs ethniques sur la genèse et les manifestations des maladies mentales ». L'origine du mot reviendrait au psychiatre haïtien Louis Mars, qui s'intéressait particulièrement aux phénomènes liés au vaudou.

De ses multiples expériences et de sa connaissance de la mythologie grecque, Georges Devereux a tiré une série de règles méthodologiques, ainsi qu'une philosophie générale des sciences de l'homme. « On a surtout besoin d'un système de psychothérapie qui reposerait non pas sur le contenu d'une culture particulière, mais sur une appréhension correcte de la nature de la culture en tant que telle : sur une compréhension du sens des catégories culturelles dont les sociologues et ethnologues de l'école française de Durkheim et de Mauss ont depuis longtemps établi qu'elles étaient identiques aux grandes catégories fondamentales de la pensée humaine », écrit-il.

Bien que l'universalité psychique soit un postulat de base de l'ethnopsychanalyse et que tout le monde ait des tiraillements psychiques de même nature, on ne peut pas les résoudre de la même façon. C'est pourquoi les thérapeutes vont choisir des modalités de résolution différentes, grâce à l'apport de travaux, d'échanges et d'expérimentations dans d'autres cultures. Grâce aussi à des confrontations entre des cliniques des quatre coins du monde, en France mais aussi au Bénin - par exemple avec le professeur Thérèse Agossou -, à l'hôpital de Fann à Dakar, au Sénégal, ou encore à l'hôpital du Point G à Bamako, au Mali...

Instances informelles

« Dans la civilisation africaine, l'investissement corporel est très intense. Les enfants sont longtemps portés par la mère. Le corps-à-corps mère-enfant est donc fort et entretenu. En Afrique, la dépression ne s'exprime pas tant par un dégoût pour la vie ou par de la tristesse que par des plaintes somatiques. On parle ainsi de dépression masquée. » Pour le Dr Valentin Ngoma Malanda, neuropsychiatre et chef de service des urgences psychiatriques de l'hôpital neuropsychiatrique de Kinshasa, en République démocratique du Congo, les symptômes somatiques ayant un caractère symbolique ne s'expriment pas de la même façon que dans les pays occidentaux.

De plus, les malades mentaux se tournent d'abord vers ces instances informelles que sont les « tradipraticiens » [lire l'encadré à droite] et les groupes de prières. En effet, dans la conception africaine, on attribue le plus souvent la pathologie mentale à des causes surnaturelles. Ainsi, on se réfère plus volontiers au guérisseur ou au marabout qui va apporter la guérison par des moyens spirituels, comme le désenvoûtement. L'ethnopsychiatrie prend tout cela en compte. « Le psychiatre [...] a tout intérêt à découvrir auparavant le système de pensée de la communauté sur les divers types de maladie, écrit Roger Bastide, anthropologue et sociologue, dans sa préface au livre de référence de Georges Devereux. [...] Le psychanalyste doit penser que le mécanisme du transfert ne se fait pas à travers son propre système de parenté, à lui, Occidental, mais à travers les relations de parenté propres à la population au sein de laquelle il se trouve. »

Altérité

Au sein du pôle Psychiatrie et santé mentale de l'hôpital Victor-Dupouy à Argenteuil (Val-d'Oise) existent des possibilités de prise en charge liées à l'ethnopsychiatrie. Elle prend la forme d'entretiens cliniques, dispensés par un binôme médecin- infirmier formé à cette spécificité. Sakil Valimahomed, cadre supérieur de santé et coordonnateur du pôle explique : « En psychiatrie, le soin "classique" consisterait à traiter la pathologie à partir des symptômes repérés. La spécificité liée à l'ethnopsychiatrie propose une approche différente : elle s'intéresse aux troubles psychologiques en rapport à leur contexte culturel, mais aussi aux systèmes culturels d'interprétation. L'altérité est un concept philosophique signifiant "le caractère de ce qui est autre". C'est la reconnaissance de la personne au travers des valeurs qui font d'elle un sujet unique. »

Patrick Fermi, ethnologue, psychologue clinicien et président de l'Association Géza-Róheim, intervient, dans le cadre de consultations de groupe, au sein de son association et dans le service psychiatrique du CHS de Cadillac, en Gironde. « Cet espace interculturel, qui comporte entre autres un médiateur-interprète possédant la langue maternelle du consultant, est comparable à l'espace transitionnel de Winnicott (1). C'est un lieu d'étayage dans lequel se créent et s'élaborent les mouvements psychiques, non seulement ceux des consultants, mais aussi les nôtres. »

L'objectif ? Apporter un soutien psychologique aux familles et personnes migrantes ou d'origines culturelles étrangères. Et former, notamment les professionnels du soin, de l'éducatif et du social : « Les infirmières sont en contact direct avec les patients qui ne parlent pas le français. Le dispositif que nous proposons s'inscrit au-delà du métier. Il s'agit avant tout de ne pas faire disparaître la singularité personnelle et culturelle du sujet. »

Interaction constante

Au début du XXIe siècle, selon l'Organisation mondiale de la santé, une admission sur quatre à l'hôpital, dans le monde, a lieu pour un motif en rapport avec la santé mentale. Mais les soins sont loin d'être adaptés partout. Pour le Pr Marie Rose Moro, chef du service de psychopathologie de l'enfant et de l'adolescent et de psychiatrie générale à l'hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), « l'ethnopsychiatrie est une discipline en tant que telle, avec environ vingt-cinq années d'expérience clinique et trente-cinq d'existence depuis les premiers travaux de Georges Devereux. Il a été le premier à soutenir que la maladie mentale s'exprimait et se soignait différemment selon les cultures. Mais ce champ thérapeutique s'inscrit à la frontière d'autres disciplines avec lesquelles il reste en interaction constante. En effet, il y a eu beaucoup d'échanges et de liens, surtout au début, avec des anthropologues et des ethnologues comme Claude Lévi-Strauss ou Andràs Zempléni, de "l'école" de psychopathologie africaine de Fann à Dakar, pour n'en citer que deux. Par la suite, le dialogue avec la linguistique et la philosophie a pris plus d'ampleur. »

Néanmoins, pour un large panel de psychiatres et de praticiens, « il faut consommer de la culture d'origine avec modération ». Et se rapprocher au mieux des conditions cliniques habituelles. Le Dr Richard Rechtman, psychiatre et anthropologue, tranche : « Je ne mélange pas mes deux casquettes. Ma préoccupation première, c'est l'accessibilité aux soins et puis, avant d'interpeller les critères ethniques, ce sont les conditions sociopolitiques, comme la désocialisation par exemple, qui m'intéressent. Notons que la majorité des consultations d'ethnopsychiatrie se situent dans des zones à forte mixité sociale... mais aux conditions de vie très différentes de celles que l'on rencontre dans un quartier comme celui des Champs-Élysées où la population, très hétérogène, est majoritairement riche. Je ne réassigne pas un patient à sa position culturelle. »

Facteurs de précarité

Que ce soit à l'Institut Marcel-Rivière au Mesnil-Saint-Denis (Yvelines), auprès des adolescents, ou au Centre Philippe-Paumelle dans le XIIIe arrondissement de Paris, auprès de patients originaires du Sud-Est asiatique, le Dr Rechtman rappelle que la relation médicale qui s'établit dans un cabinet entre le patient et le soignant « en blouse blanche » n'a rien à voir avec ce qui se passe en dehors. De plus, pour lui, l'engouement qu'a rencontré l'ethnopsychiatrie des années 1960 aux années 1980 coincide avec une période de vagues migratoires spécifiques. « Aujourd'hui, la différence culturelle se fond dans des facteurs de précarité. Les problématiques sont plus sociales que scientifiques », ajoute-t-il.

Abus ethnologiques ?

Dans la même lignée, Maurice Dorès, psychiatre, ethnologue et cinéaste (2), continue : « L'ethnopsychiatrie, de mon point de vue, n'existe pas. D'ailleurs, à la fin de sa carrière, Georges Devereux lui-même refusait ce terme, invoquant des abus et le fait que ce mot était utilisé à tort et à travers. Il lui préférait la dénomination"psychiatrie transculturelle". » Il s'accorde à dire, comme Albert Memmi, écrivain et essayiste franco-tunisien, qu'il n'y a pas une façon occidentale et une façon orientale de couler le béton, mais une bonne et une mauvaise ! « Ce qui importe, c'est de ne pas enfermer l'autre dans un système idéologique : c'est au patient, et lui seul, de savoir où il en est de sa culture. On coexiste, on ne cohabite pas. Il faut distinguer l'aspect psychologique de l'aspect ethnologique. Le fait, pour moi, d'avoir vécu et travaillé en Afrique, et d'en connaître ses problématiques, ne m'empêche pas de rester dans mon rôle thérapeutique, tout comme l'interprète auquel je peux avoir recours reste dans le sien... », observe-t-il.

Au Centre Françoise-Minkowska, à Paris (XVIIe), où il tient une consultation, une équipe médico- psycho-sociale plurilingue reçoit migrants et réfugiés. Le dispositif permet de combattre les préjugés, de faire exprimer la souffrance et de recevoir les patients dans leur langue maternelle. Maurice Dorès parle couramment le wolof. Il insiste : « La sorcellerie, c'est l'affaire du sujet qui en parle. Les génies, les démons, ce n'est pas l'essentiel. Le stress post-traumatique d'une population après une guerre ou des violences, c'est cela qui importe. Il s'agit de malheur avant de parler de dépression. »

Défense de la psychanalyse

À l'hôpital Avicenne, l'approche du Pr Marie Rose Moro, avec ses spécificités, est dans la lignée du mouvement ethnopsychiatrique. Fille de migrants espagnols installés en France, elle travaille en intégrant toutes les préoccupations concernant les populations du Maghreb, d'Afrique noire, du sous-continent indien... « Les nouveaux anthropologues s'intéressent de près aux cultures des migrants. Notre connaissance accrue de ce qui se passe à l'intérieur des familles émigrées crée des liens d'intérêt réciproque entre nous, cliniciens et anthropologues », explique-t-elle.

Elle a choisi d'utiliser le terme « transculturel » dans un souci de parler aux autres, tout en défendant la place de la psychanalyse. Ce sont surtout les francophones, l'Afrique francophone incluse, qui développent le plus la méthode psychanalytique dans le champ de la psychiatrie transculturelle. « Tout ce que nous connaissons de la structuration en psychanalyse reste au coeur de notre théorie, en tant que positionnement et compréhension d'un concept psychique avec les trois instances (le ça, le moi et le surmoi) qui vont dialoguer ensemble », souligne-t-elle.

Médiation

Soignants pluriculturels, dynamique de groupe, ouverture intellectuelle et humaniste... ce qui constitue les dispositifs varie sensiblement. Mais, c'est une écoute particulière, douée d'une grande souplesse, qui se retrouve ici et ailleurs. C'est en 1979, à l'hôpital Avicenne, que la première consultation d'ethnopsychiatrie est créée par Tobie Nathan, professeur de psychologie clinique et pathologique, dans le service du Pr Lebovici. « En 1993, il se dit qu'il ne peut plus se servir de la psychanalyse comme référence pour penser le reste. Certains de ses élèves, comme Marie Rose Moro, ne le suivent pas. Il fonde le Centre Georges- Devereux au sein de l'université de Paris-VIII, avec l'idée que si l'on veut arriver à une théorie générale et universelle, ce sera celle de l'action ou de l'influence thérapeutique, et non pas celle du psychisme », raconte Catherine Gransard, psychologue, maître de conférences et directrice adjointe du Centre Georges-Devereux.

« L'originalité du centre repose sur sa triple fonction : la recherche, le traitement et la formation. Notre méthodologie se rattache essentiellement à l'idée de la médiation. Pour que se rencontrent le mot et le concept. Cela permet de reconstituer l'ensemble d'un parcours thérapeutique et de comprendre en quoi il y a incompatibilité : c'est l'objet de la diplomatie, comme pendant une guerre ou un conflit. »

De son côté, Marie Rose Moro a créé, en 1987, une consultation de psychothérapie transculturelle où elle reçoit des enfants de migrants en souffrance et leurs familles [lire notre supplément Santé mentale de février 2007, n°224]. « Dans notre dispositif, le groupe est garant de ce qui est dit dans le but de soigner et pas autre chose. Le jeune patient peut venir avec ses parents, éventuellement ses frères et soeurs... L'équipe, systématiquement métissée, comprend un traducteur (afin que les familles puissent parler leur langue maternelle), des thérapeutes de diverses origines culturelles qui ont, tous, une formation analytique. La parole nécessite des conditions spécifiques pour émerger. Une vraie parole, avec des ambivalences, des conflits, de la culpabilité, de l'inquiétude. Notre consultation transculturelle fait varier des tas d'éléments du dispositif dans l'optique d'une co-construction avec le patient. Le patient intègre ses rêves, ses pensées, sa parole. Même s'il est allé voir un guérisseur, il sait qu'il peut l'incorporer dans son travail thérapeutique. Quand le patient amène quelque chose, événement ou objet, je lui donne autant d'intérêt que le reste. L'interaction est très productive. »

Clé des songes

Codes, rituels, mots, rêves... autant de clés pour parler de sa souffrance. L'Interprétation des rêves, de Freud, publiée en 1899, est l'acte de naissance de la psychanalyse. Mais cette pratique remonterait à l'époque de la naissance de la religion musulmane. D'ailleurs, dans le monde arabo-musulman, tout homme d'État avait son interprète des rêves et son voyant personnels. Aujourd'hui, dans les sociétés de culture islamique, l'interprétation des rêves constitue toujours un rituel populaire, qui peut être utilisé pour régler sa conduite.

Néanmoins, l'inconscient reste universel, même si les rêves sont marqués par des éléments anthropologiques différents. « Si une femme orientale me raconte son rêve d'une séance de henné, c'est comme si une Occidentale me dit qu'elle s'est vue, en songe, vêtue d'une robe de mariée. Toutes les deux me parlent de sexualité et de leur corps », explique Majid Safouan, psychanalyste marocain. L'introduction de la langue maternelle comme principe de narration aide à une meilleure compréhension du verbe dans la relation soignant-soigné. Le langage est ce qui porte toute la relation au monde. Pour Saïdeh Reza, psychothérapeute d'origine irano-hongroise, « un individu peut s'exprimer autant par le corps que par le langage. Je dis toujours à mes patients : "Je vous écoute autant avec mes oreilles qu'avec mes yeux." » D'où, aussi, le recours possible à l'art-thérapie [lire l'encadré à gauche] comme autre approche thérapeutique. La diversité des dispositifs de négociation est essentielle. « Il faut adapter la psychanalyse occidentale au monde arabo-musulman et connaître des référents, une imagerie, une histoire différents, en restant en lien avec le groupe d'appartenance, poursuit-elle. Nous ne pouvons nous voir qu'en regard de notre propre lignée. Après trois années de psychanalyse classique, une Algéro-Tunisienne est venue à mon cabinet parisien. C'est en retrouvant sa langue maternelle, les chants maghrébins et la femme arabe qu'elle était que le travail est devenu plus opérant pour elle. La psychanalyse manie le concept, le verbe. Si un patient n'a pas cette capacité, il peut le ressentir comme un handicap. »

Renouvellement

Très actives, en contact quotidien avec les patients, infirmières et aides-soignantes tendent à se tourner vers des modalités d'approche thérapeutique plus en adéquation avec les « différences » des malades. « On ne soigne pas tout le monde de la même façon et on ne peut pas mettre les mêmes mots sur les maux de chaque individu. Il faut pouvoir entendre l'étiologie culturelle de chacun. Certains soignants ne supportent pas les cris ou les pleurs de patients issus du pourtour méditerranéen. D'autres sont agacés par les rituels des uns ou des autres. Tenez, même certains Bretons peuvent avoir leurs croyances, s'en remettre à un guérisseur ou à un rebouteux. Mais c'est justement en étant acceptée dans sa singularité qu'une personne en souffrance psychique va trouver un apaisement, voire un chemin possible vers la guérison. »

Françoise Babin est infirmière de liaison en psychiatrie adulte à l'hôpital Avicenne de Bobigny. Son leitmotiv ? Favoriser l'alliance thérapeutique, reconnaître l'autre dans sa globalité et travailler en complémentarité avec le reste de l'équipe et le malade. Elle participe au projet de mise en place d'une consultation transculturelle, en petit groupe, autour du lit du patient : au psychiatre se joindront l'infirmière, deux psychologues et un interne, avec selon les cas un interprète ou la famille, ou les deux. « Plus que tout, je vois la nécessité de s'interroger sur sa pratique et sur soi-même, avec la volonté permanente de se renouveler et de s'ouvrir au monde et aux sciences humaines », s'enthousiasme-t-elle. Curiosité personnelle, écoute et formations sont à la portée de tous les soignants. Dans sa pratique quotidienne, Françoise Babin s'ingénie à demander à ses patients : « Dites-moi si je vous fais mal » ou « Comment voulez-vous que je fasse ? ». Au fond, dans un environnement pluri-ethnique et de plus en plus métissé, l'ethnopsychiatrie, plus qu'une approche humaniste de la souffrance, laisserait bien la place à un art thérapeutique de l'hospitalité et du respect.

1- D. W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.

2- À voir : Sept nuits et sept jours, Borom Xam-Xam et Black Israel, de Maurice Dorès, Centre Minkowska.

figure

DEVEREUX, LE FONDATEUR

Théoricien, ethnologue... c'est à lui que l'on doit l'élaboration, dans les années 1950, d'un nouveau domaine scientifique : l'ethnopsychiatrie. Né en 1908, sous le nom de György Dobó, Georges Devereux s'inscrit avec Géza Róheim, ethnologue et psychanalyste d'origine et de culture roumaines comme lui, dans la suite du courant né de la parution de Totem et tabou de Sigmund Freud (1913). Toute sa vie est faite de questionnements sur le thème de l'identité, sur la nature de la personnalité ethnique et sur les liens d'appartenance de l'individu.

Ses recherches portent également sur les problèmes psychologiques et psychiatriques des populations étudiées.

En 1963, Claude Lévi-Strauss, Roger Bastide et Fernand Braudel l'invitent à les rejoindre en France. Il y crée la chaire d'ethnopsychiatrie de la 6e section de L'École pratique des hautes études (EPHE), devenue depuis l'EHESS. Une des contributions les plus importantes apportées par Devereux à l'ethnopsychiatrie est son livre Mohave Ethnopsychiatry and Suicide (1961) : une description minutieuse et originale de la pensée des Mohave (peuple amérindien vivant principalement en Californie et en Arizona) sur la folie et les troubles du comportement. En 1970, paraît Essais d'ethnopsychiatrie générale. Il est mort en 1985, à Paris.

traditions

TABOU, LE MARABOUT ?

En Afrique subsaharienne, les marabouts exercent leurs pouvoirs de guérisseurs auprès de patients en souffrance psychique. À Agadez, au Niger, Mohamed Issoufou reçoit ses clients sur une natte aux couleurs passées. Des dizaines de personnes viennent le consulter chaque mois. Rares ici sont ceux qui, croyants ou non-croyants, n'ont pas recours à un marabout. D'ailleurs, une partie du budget familial leur est réservée. « Recopier sur mon ardoise une sourate qui corresponde à la pathologie ou le problème, prier en égrenant mon chapelet, faire des ablutions, des fumigations, confectionner un gri-gri à l'intérieur duquel je glisse du sel et de l'ail avant de le jeter dans le feu »... pour chaque requête, il y a un « remède ». « Je reçois aussi des malades mentaux. Ils viennent me voir ou me sont amenés après l'échec d'une hospitalisation, d'une cure. Il arrive même que leur médecin traitant me les envoie. »

Difficile de s'opposer à l'influence des marabouts, car ils font partie intégrante de la vie des citoyens [lire l'interview d'Abdou Koudoussou, p. 16]. Alors, comment concilier croyances et médecine ? Psychanalystes et psychiatres n'ont d'autre solution que d'agir en complémentarité avec l'intercession des marabouts. Et il est encore bien difficile au Niger de mettre en place les thérapies et les traitements, et de sensibiliser les patients et leurs familles.

art-thérapie

DE LA DANSE À LA PAROLE

Dans certains cas, les thérapeutes transculturels font appel, via l'art-thérapie, au langage du corps et de la sensorialité.

En mai 2003, Sofia, Algérienne de 24 ans, arrive en France après le tremblement de terre de Boumerdès, à l'est d'Alger. Restée cinq jours dans les décombres et retrouvée inconsciente, elle a perdu sa mère dans la catastrophe. « Malgré sa main droite atrophiée et sa jambe droite raide, elle a réussi à exprimer, à travers la danse, son désir absolu de retrouver son corps comme il était avant. L'atelier de création corporelle lui a offert un espace où elle pouvait "danser sa souffrance" et être entendue », explique Houria Allal, art-thérapeute. Cette ancienne éducatrice spécialisée travaille aujourd'hui dans une clinique privée de la banlieue parisienne, spécialisée dans la psychiatrie adulte. Elle a longtemps animé des ateliers de danse auprès de populations haïtiennes, africaines, maghrébines... « L'OEdipe est universel, dit-elle. Quelles que soient les cultures. Ça se voit dans ce que les patients expriment de leur relation à la mère ou au père. La question du corps et des sensations est très présente dans les cultures orientales. La médiation artistique propose une alternative thérapeutique quand la parole fait défaut. »

À lire

> Essais d'ethnopsychiatrie générale, de Georges Devereux, Gallimard, 1970.

> L'Empire du traumatisme, enquête sur la condition de victime, de Richard Rechtman et Didier Fassin, Flammarion, 2007.

> Fragments de culture vietnamienne traditionnelle, de Patrick Fermi, éditions Association franco-vietnamienne, 2006.

> Le Destin des immigrés, d'Emmanuel Todd, Seuil, 1994.

> Aimer ses enfants ici et ailleurs, de Marie Rose Moro, éd. Odile Jacob, 2007.

> Juifs d'un côté, portraits de descendants de mariages entre juifs et chrétiens, Catherine Gransard, Les Empêcheurs de penser en rond, Seuil, 2005.

> Nous ne sommes pas seuls au monde, de Tobie Nathan, Seuil, coll. Points, 2007.

> Ethnopsychiatrie en Bretagne, nouvelles études, de Philippe Carrer, éd. Coop Breizh, 2007.

Articles de la même rubrique d'un même numéro