Les vieux en maison de retraite (Généralités et considérations quant à un état de fait) - L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008

 

Vous

Vécu

Pour des maisons de retraite à taille humaine et au personnel conséquent.

Quand vous serez vieux, quand on décidera que vous ne pouvez plus demeurer chez vous car vous y êtes isolé, confus, car vous y seriez en danger, car on ne trouve personne pour vous accompagner... vous vous retrouverez dans une maison dite de retraite, du jour au lendemain, sans vos meubles ou à peine, sans tous ces petits objets qui faisaient les souvenirs de votre vie.

Vous serez à près de cent dans cette communauté où rien ne vous y a préparé, dans une petite chambre, avec un coin toilette et, si vous avez de la chance, un petit balcon pour des fleurs. Toutes ces personnes vous seront inconnues ; certaines complètement folles devenues, errant dans les couloirs, d'autres alitées constamment, grabataires, recluses définitivement et dont, le matin et le soir, même tout le jour et la nuit, vous entendrez les appels, les pleurs, les cris vous vriller l'âme et vous rendre peureuse.

trop froide, trop chaude...

Vous n'aurez plus le bonheur de préparer vos petits plats. Le matin tôt, parfois vers six heures car le personnel de jour prendra son service à cette heure, l'on entrera sans frapper dans votre chambre, l'on allumera la lumière brusquement, l'on vous dira bonjour puis l'on vous ordonnera de vous lever pour votre toilette, immédiatement, car le petit-déjeuner n'attendra pas. Si c'est difficile ou impossible pour vous de faire seul votre toilette, l'on vous mettra près du lavabo, l'on vous déshabillera nu et fera couler l'eau. Trop froide, trop chaude, vous n'aurez le temps de le dire que déjà l'on vous frottera le corps. Le savon, le shampoing dans les yeux, vous peinerez à respirer. Puis l'on vous séchera, l'on frictionnera aux plis intimes car l'humidité y est redoutable, dira-t-on, l'on vous habillera avec les vêtements présents, ceux de la veille souvent, même les sous-vêtements, voire ceux de la semaine précédente que la lingère n'aura pas eu le temps d'emporter.

Et si, pendant que l'on vous ordonnera de vous rendre au réfectoire ou pendant que l'on vous y accompagnera en vous tirant lentement par la main, les cheveux mouillés, l'on s'aperçoit que vos draps sont humides, un peu humides, l'on décidera de vous mettre des couches qu'on appellera par professionnalisme des changes, comme à un petit enfant, des couches imperméables que, au fil du temps, l'on s'habituera à laisser sur vous constamment.

« naufrage »

Vous mangerez vite - le service n'attendra pas -, quelquefois même vous aurez faim après les repas. Dans ce grand réfectoire, vous verrez ceux qui sont désorientés, les difficultés à manger des uns et des autres, du vomi quelquefois rejeté dans les verres, certains tombés au sol et rassis péniblement, d'autres endormis la tête près de leur assiette. Et toujours ce personnel de salle débordé qui sert, qui s'agace de vos lenteurs, qui réprimande, qui remet en place, qui enlève les plats car il n'a pas le temps d'aider à manger ceux-là qui ne peuvent le faire seuls. Le service sera rapide, vous verrez. Certains, beaucoup, seront comme vous, conscients de toute chose, lucides, ils vous regarderont de cet air malheureux, résigné, qui dit que c'est ainsi, que plus personne ne peut rien pour vous, pour eux, pour tous, que le « naufrage », le fameux naufrage, c'est cela, qu'il ne faut pas se plaindre, qu'ailleurs c'est pire, qu'on s'y habitue...

heures comptées

La journée, si vous êtes capable de marcher seul, l'on vous laissera errer dans ces couloirs peuplés de chambres de part et d'autre, dans des pièces qui inspirent si peu l'occupation physique et intellectuelle. Le personnel sera restreint, occupé ailleurs, débordé par votre nombre et l'intendance. Votre chambre, ce lieu désormais public, sera faite, le lit fait, le sol nettoyé, vos affaires personnelles bousculées et remises ailleurs, quelquefois elles seront égarées. Vos doléances seront prises en compte mais vous n'irez pas contre le règlement. Quand vos proches - s'il vous en reste - vous rendront visite, vous leur direz cela. Ils vous répondront : « Mais non, tu exagères, c'est très bien ici, la meilleure des maisons, nous avons vu la direction, le personnel est dévoué... » En effet, le personnel, dans sa grande majorité, sera dévoué, mais son nombre en regard du vôtre conditionnera l'organisation de son travail, et c'est ainsi qu'il vous assujettira dès le début à ses contraintes de temps et de moyens, à défaut de pouvoir faire de votre rythme le sien et non l'inverse.

Vous vous ennuierez, les heures vous les compterez. Il vous viendra peut-être de pleurer et alors un soignant, une secrétaire, une fille de salle, vous prendra par la main et vous parlera doucement. Mais ce n'est pas sûr car le temps, toujours le temps, fera défaut à tous pour simplement s'asseoir à vos côtés un moment.

anesthésie

Les médecins vous verront. Vous aurez beau leur dire : « Je suis vieux mais ce n'est pas une maladie », ils vous examineront longuement et vous trouveront quand même quelque tare qui justifiera qu'ils vous prescrivent de nombreux médicaments. On vous les fera prendre, ces médicaments. Et quand, à la fin, de désespoir vous crierez et vous débattrez, on vous en prescrira d'autres qui vous calmeront, dira-t-on, car il n'est pas bon pour une personne de votre âge d'être anxieuse et violente. Vous serez comme anesthésié et vous verrez les choses, les autres et le monde comme dans un brouillard épais. Vous serez docile, on vous couchera pour la sieste de treize heures, même si vous n'en avez pas envie.

au lit !

Vers dix-sept heures, même l'été quand le jour est le plus clair et le plus long, il faudra aller dîner. Ensuite, vous devrez être dans votre lit dès dix-huit heures, le personnel de jour ne pourra attendre au-delà. Le personnel de nuit doit vous trouver couché, sinon cela créera des conflits entre le personnel de jour et celui de la nuit, qui l'accusera de lui laisser le travail du jour à faire la nuit. Vos nuits seront longues, mais le docteur vous prescrira un comprimé pour dormir car on lui aura signalé que vous ne dormez pas. Vous serez surmédicamenté, pour votre bien et la quiétude de la maison. La nuit, l'on vous retournera sur votre lit, dès quatre ou cinq heures, pour changer votre couche et ne pas avoir à le laisser faire au personnel de jour, sinon cela créera là aussi un conflit entre les deux équipes. Vous serez vite incontinent, car on ne pourra prendre le temps de vous laisser à votre autonomie et l'encourager. « Nous aimerions bien mais nous n'avons pas le temps » : cette phrase, vous l'entendrez souvent. Vous vous y ferez, vous verrez, les couches sont sophistiquées....

inapte, inutile...

Vous verrez peu ou jamais les bois, les prés, car aucune activité ne le prévoit et, de plus, il manque le bus pour y aller, les accompagnateurs... Les sorties seront rares ou inexistantes. Sans avoir commis aucun crime, ce seront ces murs que vous verrez pour tout horizon. Si un membre de votre famille, si vous avez cette chance, vous emmène un dimanche en permission (on dit cela aussi des prisonniers : des permissions de sortie), alors vous reverrez un peu de ce monde que vous avez quitté.

Inexorablement, la grisaille s'installera dans votre esprit. Vous vous ferez à cet endroit et vous direz : « Après tout, je suis vieille, je suis vieux, c'est mieux ainsi puisque je suis inapte, inutile »... Vous resterez couché souvent. Votre appétit s'en ira. Et puis, on mange si vite en bas... Vous irez lentement vous grabatisant comme on va en silence vers un néant. Avec un peu de chance, vous mourrez rapidement. L'on vous gavera de ces médicaments de plus en plus nombreux et de plus en plus inutiles. Puis l'on vous remettra à votre fauteuil ou votre lit, oublié là dans un couloir ou la chambre face à la télé allumée. Vous verrez ces personnes autour de vous en tenue blanche et, de stupeur, vous questionnerez : suis-je donc à l'hôpital ? L'on répondra : non, c'est un lieu de vie ici. Mais alors pourquoi cette médicalisation à outrance, l'uniforme blanc du personnel, cette planification des actes, cette froide distance, cette professionnalisation ?, demanderez-vous. L'on haussera gentiment les épaules et l'on vous dira que c'est une habitude ancienne, un règlement, que c'est par hygiène pour eux, pour vous, par respect même, que cela rassure...

pavé de bonnes intentions

Quand vous serez vieux, personne ne vous fera de mal volontairement dans cette nouvelle maison. Tous jureront qu'ils ne pensent qu'à votre vieillesse qu'ils n'imaginent pas autrement qu'indépendante et heureuse. Ils seront sincères en cela, croyez-le, ils ne mentiront pas. Depuis la femme de ménage jusqu'au médecin, depuis les infirmières jusqu'aux secrétaires, depuis la direction jusqu'à la surdirection, tous auront à coeur de participer sincèrement, loyalement, humainement et consciencieusement, de ce système moderne mis en place rien que pour vos vieux jours.