Si seuls pour tant de maux... - L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008

 

le CNP de Nouakchott

24 heures avec

En Mauritanie, les troubles mentaux sont couramment associés à Satan, et les marabouts bien plus nombreux que les psychiatres. Pourtant, l'unique centre spécialisé du pays est sollicité en permanence.

«À l'époque où le centre a été créé, il se trouvait à l'écart de la ville, se souvient un habitant de Nouakchott, capitale de la Mauritanie. Depuis, les constructions l'ont rattrapé et il est entouré de maisons, de boutiques, de mosquées. » Implanté dans le quartier populaire de Sebkha, le Centre neuropsychiatrique (CNP) n'est pas visible depuis la route qui mène à la plage. Il faut emprunter une piste en sable, à gauche de la station-service, puis rouler sur 150 mètres. Là, devant son entrée kitsch d'inspiration gréco-romaine, stationnent toujours une petite dizaine de voitures. Des taxis, la plupart du temps. Car le va-et-vient est permanent, sept jours sur sept.

Calme et patience

Il est 9 heures. Des vieillards et quelques mères de famille patientent, assis dans la cour. Dans son petit bureau situé en face de l'entrée principale, Mohamed Salem ould Ahmedou, technicien supérieur en santé mentale, accueille tous les arrivants. Aussi bien les urgences que les patients qui ont un rendez-vous. À lui ensuite de les orienter vers les services de neurologie ou de psychiatrie. « Je suis un peu la vitrine du Centre neuropsychiatrique, explique-t-il en souriant généreusement. Je dois montrer une bonne image en toutes circonstances, même quand il y a foule ou quand certains patients sont énervés. »

Pas besoin de prendre un ticket ou de faire la queue pour pénétrer dans le bureau de Mohamed. Le petit homme est capable de recevoir simultanément cinq ou six personnes. Les gens s'installent sur des chaises et sur un vieux lit en fer à droite du bureau. Quand il n'y a plus de place, ils restent debout. « L'un vient pour un renouvellement d'ordonnance, l'autre pour une urgence psychiatrique et cette femme-là pour un rendez-vous en neurologie, détaille-t-il calmement. S'il s'agit d'une première visite, je dois remplir une nouvelle fiche rose de renseignements. » Mohamed travaille au centre depuis 2000. Jovial et consciencieux, il avoue souffrir parfois un peu de l'agressivité de certains patients. « Je suis bien ici, mais c'est un métier difficile. Si je pouvais trouver une autre place ailleurs, je ne serais pas mécontent. »

Pionnier

C'est en 1975 que le professeur Dia al Houssein, premier psychiatre du pays, ouvre une consultation au sein de l'hôpital national. Véritable pionnier de sa discipline, il sera à l'origine de la création du Centre neuropsychiatrique, en 1994. Aujourd'hui à la retraite, il consulte à mi-temps dans sa clinique privée, si bien que la Mauritanie ne compte à l'heure actuelle que deux psychiatres à temps plein, les docteurs Ahmed Hamady et Ousmane Sall, qui exercent au CNP. S'y ajoute un troisième, le docteur Sissako, qui travaille à cheval entre la région marseillaise et Nouakchott. « Nous manquons de moyens humains, déplore le professeur Dia al Houssein. Les jeunes ne veulent pas exercer en psychiatrie, ils trouvent que ce n'est pas une discipline noble, comme la cardiologie ou la chirurgie. »

Ce n'est donc pas un hasard si le Centre neuropsychiatrique de Nouakchott est l'unique établissement de soins psychiatriques du pays. Il emploie 133 personnes, et dispose d'une capacité d'accueil de 35 lits. Le problème est que dans l'esprit du grand public, la psychiatrie conserve une image négative. « Cela reste encore mal vu de venir consulter au CNP, tout comme d'y travailler, explique Mamadou N'Dongo, assistant social au centre depuis presque dix ans. Les gens se disent que si tu travailles chez les fous, c'est que tu dois être un peu fou toi-même ! »

Peur à surmonter

Parsemé de petits arbustes, le centre dégage pourtant une atmosphère sereine. Les bâtiments de couleur sable sont parfaitement intégrés aux espaces verts et l'ensemble est bien entretenu. Dans le patio du service des consultations externes, Dianaba Dia patiente sur une chaise. Cette enseignante sénégalaise douce et raffinée consulte le docteur Ousmane Sall pour sa fille de 15 ans. L'adolescente souffre apparemment de spasmophilie. « Au début, ça n'a pas été facile de passer le porche du Centre neuropsychiatrique, car le mot "psychiatrique" me faisait peur !, explique-t-elle. Mais j'ai pris sur moi. Finalement, un psychiatre est un docteur comme un autre. Et ce qui compte, c'est que ma fille soit guérie. » L'air un peu renfrogné, la jeune fille sort du cabinet du médecin. Elle porte un sac à dos à la mode et de grandes boucles d'oreilles. « Je trouve ça très bien que le docteur Sall souhaite la voir en tête-à-tête, admet encore Dianaba Dia. Il connaît bien les enfants et il sait qu'il y a tout un tas de sujets qu'ils ne veulent pas aborder en présence de leurs parents. »

Vivre au centre

Il est 11 heures. Direction le service de psychiatrie II, où les malades les plus agités sont hospitalisés. « La durée moyenne des séjours est de deux semaines, confie le docteur Ahmed Hamady, le directeur du CNP. Mais certains patients vivent au centre depuis des mois. » Dans la cour intérieure du service, nous retrouvons Mamadou N'Dongo, l'assistant social. D'un calme olympien, il tente de contenir un patient schizophrène qui souhaite à tout prix nous parler et nous serrer la main. Vêtu d'un boubou bleu déchiré, les yeux masqués par de grandes lunettes de soleil, Djibril chante et danse au milieu du patio. Dans son monde.

Ici, les patients hospitalisés peuvent aller et venir librement dans le centre, à condition qu'ils ne troublent pas la tranquillité des autres et du personnel soignant. Mais à cause des neuroleptiques, la plupart des malades restent allongés sur leur lit. « Ici, quand quelqu'un est hospitalisé, toute la famille débarque et s'installe dans sa chambre, explique Mamadou N'Dongo. Nous avons un service de cantine, mais les gens peuvent aussi amener leur repas de chez eux s'ils le souhaitent. C'est très libre. »

Rechute

Dans son petit bureau, Diop Abdoullahi, le surveillant en chef du service, examine les fiches de renseignements des patients hospitalisés. « Dans la chambre au fond, là-bas, nous avons depuis un mois un jeune schizophrène de 30 ans. Nous le connaissons bien, c'est la troisième fois qu'il est hospitalisé. Mais il rechute toujours car une fois sorti, il cesse de prendre ses médicaments. »

Psychose

Trois chambres plus loin, une femme nous fait signe de rentrer. Elle s'appelle Mariam. Sa fille Rougiyata, âgée de 16 ans, divague sur son lit. Dans l'angle opposé, couché à même la moleskine, un minuscule bébé pousse de petits gémissements. C'est l'enfant de la soeur de Rougiyata, venue lui rendre visite. « Cela fait plus de deux semaines qu'elle refuse de manger », explique Mariam, en caressant la main de l'adolescente. Je ne sais pas ce qu'elle a, voici son ordonnance. » La mère de Rougiyata nous tend un vieux papier chiffonné. L'écriture est difficilement lisible, mais l'on parvient à déchiffrer le mot "Valium", en troisième ligne. Selon le surveillant du service, Rougiyata souffre d'une psychose. « Elle va sûrement rester ici deux semaines encore. Son état s'améliore peu à peu. Au début, elle ne parlait pas, elle urinait sur elle. Maintenant, elle nous dit quand elle veut aller aux toilettes, c'est déjà un progrès. »

Concurrence mystique

13 heures. Dehors, près de la grille d'entrée du service de psychiatrie II, un petit homme barbu en boubou blanc nous fait signe. Il s'appelle Mohamed Moustafa et vient de Kiffa, dans l'est de la Mauritanie. Il consulte les psychiatres du CNP depuis 1991 et se montre très virulent à l'égard de la médecine traditionnelle. « J'ai été suivi pendant trois ans à Kiffa par un marabout, confie-t-il amer. Mais le marabout ne soigne pas ! Au contraire, il nous rend encore plus malade et vole les économies des gens ! » À côté de lui, adossée au mur, une infirmière intervient : « Le grand problème, c'est que nous sommes en compétition avec les traitements à dominante mystique. Aujourd'hui, les troubles psychiatriques ne sont pas encore identifiés par les populations comme relevant du champ médical. Les gens pensent que c'est lié à Satan ! »

Pour le personnel soignant du CNP, le facteur religieux ne facilite pas la prise en charge des troubles comportementaux. « En Mauritanie, chaque événement, chaque accident, chaque maladie, peut être interprété comme un signe d'Allah », remarque un employé. Hospitalisé au centre pour la deuxième fois, un jeune homme de 15 ans pousse de petits râles, allongé sur son lit. « Il a perdu sa maman récemment, explique son père, soucieux. Ce n'est pas facile pour un jeune de son âge, mais il faut savoir accepter la mort. Cela fait partie de la volonté de Dieu ! »

Dans une petite pièce sombre aux fenêtres obstruées par d'épais rideaux, le docteur Sall poursuit ses consultations. Aujourd'hui, il doit rencontrer 29 patients. « Trois ou quatre seulement seront vus dans les règles de l'art de la psychiatrie, déplore-t-il. Pour les autres, on renouvelle les ordonnances et voilà. On ne peut pas faire plus car on manque de temps et de moyens. » En face de lui, deux femmes élégantes en habits traditionnels africains. Elles viennent du Guidimakha, une région du Sud relativement enclavée. L'une d'elles porte sur ses genoux une petite fille de quelques mois. « Cette jeune femme a souffert d'une psychose post-accouchement, explique le spécialiste, en rédigeant une nouvelle ordonnance. Aujourd'hui, je contrôle son état de santé après l'arrêt des médicaments. » Très amène, le docteur Sall s'adresse à la jeune mère en langue pular. Ses capacités linguistiques lui permettent de gagner plus facilement la confiance de ses patients. « Je parle le français, le hassaniya, le pular et le wolof, énumère-t-il. Il n'y a que pour le soninké que je rencontre des problèmes. Là, je suis obligé de faire appel à un traducteur. »

Journées à rallonge

Il est 16 h 45. L'appel du muezzin, venu de la mosquée voisine, marque pour certains la fin de la journée de travail. La pharmacienne Salimata Barry ferme sa petite boutique, située au coeur du centre. La chimiste Aminata Ly range ses tubes d'analyses sanguines dans les frigos du labo. Le surveillant Diop Abdoullahi, lui, s'apprête à passer la nuit dans son service. « Nous manquons d'infirmières, car trois d'entre elles sont en congé de maternité. Il faut bien que quelqu'un reste pour vérifier que tout va bien. » La journée, faute de mieux, doit alors s'étirer. Elle peut facilement dépasser les vingt-quatre heures.