Une mort sans nom - L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 236 du 01/03/2008

 

Exclusion

Éthique

Le Collectif des morts dans la rue, qui s'est donné pour mission d'honorer la mémoire des personnes sans domicile fixe, réfléchit sur la dimension éthique de sa démarche.

« Rachid était paroissien de l'église Saint-Médard [à Paris] depuis une douzaine d'années. Durant les grands froids, elle était sa maison de jour. Nous le savions très malade, mais nous ignorions ce qu'il souhaitait s'il venait à partir, explique Edouard Leprovost, d'ATD-Quart Monde. Un jour, je lui ai demandé ce qu'il désirerait le moment venu. Il m'a confié qu'il aimerait des funérailles à Saint-Médard - "Pas plus de 300 personnes avec mes copains", avait-il plaisanté. Lorsqu'il est mort, quelques mois plus tard, cela a été un moment très fort pour la paroisse. »

« la rue tue »

Ce témoignage rappelle que vivre dans la rue, c'est parfois y mourir - et pas seulement l'hiver. « La rue tue. Et bien qu'il n'y ait pas de statistiques fiables et accessibles, les nôtres montrent qu'en moyenne, l'espérance de vie des personnes vivant à la rue oscille entre 45 et 50 ans, soit 25 à 30 ans de moins que la population générale. En interpellant la société, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants », déclarait Christophe Louis, président du Collectif des morts dans la rue (1) lors d'une conférence tenue en janvier dernier à la faculté de médecine de Paris.

obsèques individuelles

Créé en 2002, le collectif, qui rassemble une quarantaine d'associations, organise des obsèques individuelles au cimetière de Thiais pour les personnes décédées des suites de leur vie à la rue. Depuis 2004, à la demande de la Mairie de Paris, celles qui sont mortes dans l'isolement sont également inhumées ainsi. Deux fois par an, le collectif célèbre leur mémoire via des célébrations collectives intercultuelles ou laïques et publie des faire-part où sont inscrits les noms de chaque personne décédée.

conditions indignes

Depuis quelques mois, en partenariat avec l'Espace éthique de l'AP-HP, un groupe de bénévoles et de travailleurs sociaux a engagé une réflexion sur les pratiques du collectif. « Expériences à la fois singulières et collectives, qui ouvrent sur des pistes où se croisent, d'une part la réflexion d'ordre politique sur les conditions de vie qui conduisent à ces morts, les conditions de la mort elle-même, la manière dont la société traite ces défunts. Et d'autre part, une réflexion éthique, sociétale et personnelle qui nous renvoie à la manière dont notre société et nous-mêmes envisageons la mort, celles des autres comme la nôtre », notent-ils. Au passage, le collectif dénonce notamment les conditions d'accueil et de départ réservées aux défunts par l'Institut médico-légal de Paris, qu'il juge indignes.

quelle société ?

En novembre dernier, le collectif a reçu le prix Pierre- Simon « Éthique et société », qui distingue une initiative contribuant à la sensibilisation du public aux enjeux de l'engagement éthique. « Dans quelle société sommes-nous pour que ces morts prématurées, abandonnées, et toujours plus au moins solitaires soient possibles et tolérées ? », interroge le collectif. La réponse semble nous appartenir à tous.

1- http://www.mortsdelarue.org.

À lire : À la rue !, par le Collectif des Morts de la rue, éditions Buchet-Chastel, 20 euros.

TÉMOIN Thomas Chihaoui

« Ils vivent durement la disparition »

« Lorsque je pars en maraude, je n'ai pas une idée précise de ce à quoi je peux être confronté. Les situations sont très diverses, parfois extrêmes, explique Thomas Chihaoui, infirmier de la maraude de nuit du Samu social de Paris. D'une manière générale, la mort est un sujet que les personnes en grande exclusion n'abordent pas, puisqu'elles ne se projettent pas dans l'avenir. Leurs difficultés sociales ou psychologiques les engluent dans le présent, voire dans l'instant. Elles vivent pour survivre et organisent le temps autour de besoins primaires : se laver, se nourrir, s'abriter, accéder à des soins. Toutefois, certaines évoquent parfois de manière assez crue leur peur ou leur envie de mourir, mais cette expression traduit, le plus souvent, une souffrance psychique. Pour ceux qui ont perdu un copain, ils vivent durement la disparition de l'autre et parlent de cette absence, parfois soudaine, comme d'une amputation. Dans ces moments-là, ils dévoilent une douleur profonde qui les renvoie, peut-être, à d'autres ruptures. »