Corps à corps - L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008

 

relation de soins

Dossier

Grain de peau, odeur, regard... entre les infirmières et les personnes soignées, le corps des uns et des autres est engagé en permanence. Un réalité trop souvent masquée par la routine ou la technicité des soins.

Corps meurtri, corps malade, corps vieilli, corps souffrant, abîmé, négligé, usé, oublié ou trop présent, laid ou beau... Face aux soignants, des corps autant que des personnes. Des peaux, des visages, des regards, des plaies, des cicatrices, des maux visibles ou invisibles, une enveloppe, des odeurs, des bruits. Impossible d'en faire abstraction, de le cacher derrière un concept ou une pathologie : le corps est là. Est-ce la quasi-évidence de cette présence qui fait qu'elle se passe, bien souvent, de mots ? La « personne », tant défendue, a-t-elle finalement fait disparaître le corps du patient ? Ou bien le corps va-t-il tellement de soi dans la relation soignant-soigné qu'il n'y a plus rien à en dire ? Le relatif silence qui entoure cette question pourrait le laisser croire. Alors qu'en insistant, la place du corps dans le soin reste chez les soignants une source de questionnements profonds, souvent intimes, rarement partagés.

Pour Simone Cohen-Léon, psychiatre et psychanalyste proche de l'Association de recherche, d'étude et de formation pour la fonction soignante (Areffs), « le rapport au corps est premier dans la relation de soins. Dès la rencontre s'opère une espèce de choc du corps à corps, très rapide et intuitif ». Côté soignant, ce choc peut susciter l'empathie ou provoquer un réflexe de protection, de recul ou le refoulement des émotions, même si le désir de soigner est toujours là. Selon Monique Meyer, psychologue, psychanalyste et relaxatrice membre de l'Areffs, les réactions - mais aussi la sensibilité - des soignants face au corps des patients varient en fonction de leur âge, de leur expérience et de leurs conditions d'exercice. « Il arrive que de solides défenses s'installent. Elles sont nécessaires, estime-t-elle. Car pour faire ce métier, il faut "se blinder" afin de pouvoir supporter la souffrance de l'autre, la vision du corps abîmé, les odeurs... »

Refus de voir

La nouvelle génération d'infirmières semble s'exprimer davantage que les précédentes sur ce sujet. Mais Catherine Mercadier, sociologue et cadre supérieur de santé chargée de la direction de l'Ifsi de Montauban (Tarn-et-Garonne), a constaté que les infirmières se posent (ou se reposent) la question du corps lorsque la technique est maîtrisée. Mais pour Simone Cohen-Léon, qui anime des ateliers de relaxation psychanalytique [lire l'encadré p. 32], « les soignants ne savent parfois plus regarder, comme s'il y avait un refus inconscient de prendre en compte le corps ». Le manque de temps agit comme un facteur ou une défense, selon les cas, mais le choc est toujours là, ne serait-ce que dans le contraste entre le corps du patient, dépendant d'une façon ou d'une autre, et celui du soignant.

Odeurs gênantes

Alors que « les émotions sont liées aux perceptions sensorielles », comme le souligne Catherine Mercadier, le corps des patients sollicite pratiquement tous les sens de ceux qui interviennent auprès d'eux : le toucher, la vision, l'odorat et l'ouïe. Selon Catherine Mercadier, l'odorat est « le sens le plus prégnant dans le travail infirmier et celui dont on ne peut pas se protéger ». Les soignants le confirment, comme Catherine Soulat, Iade à Bordeaux : « J'ai souvent été très gênée par les odeurs, au point, parfois, de m'évanouir ».

Plus que l'apparence, parfois éprouvante, de certains patients, les odeurs présentes dans les chambres peuvent être à l'origine d'une forme de dégoût et provoquer nausées ou haut-le-coeur. Certains prétextent la chaleur ou un asthme fictif pour ouvrir la fenêtre. Les autres essaient de surmonter, d'oublier, d'apprivoiser la gêne ou s'habituent. Prendre sur soi, pour beaucoup de soignants, c'est le minimum exigé d'une infirmière, un devoir moral, déontologique, même si cela n'empêche pas d'être affecté. « Il existe une norme d'expression, estime Catherine Mercadier, une infirmière sait ce qu'elle peut s'autoriser à exprimer et ce qu'elle ne peut pas, face aux patients ou à ses collègues ».

À l'opposé de l'odorat, « on peut facilement ne pas entendre, souligne l'infirmière sociologue. Des soignants ne vont par exemple pas entendre des bruits qui, pourtant, alertent des non-soignants, comme des pleurs d'enfants, des appels de personnes âgées... comme s'ils formaient un bruit de fond. Et en même temps, un bruit anormal va tout de suite les alerter ». Une oreille sélective, en quelque sorte, qui est peut-être indispensable dans un lieu de plaintes comme l'hôpital, pour faire rapidement la part des choses...

Il n'en est pas de même avec le regard. « En général, remarque Mireille Paulet, infirmière libérale et psychanalyste, on peut se voir en l'autre comme dans un miroir. Mais face à un corps meurtri, le miroir se brise. » Le soignant donne à voir de lui un corps intègre où l'autre peut se projeter, mais l'inverse n'est pas vrai. La vision d'un corps abîmé « ne m'a jamais gênée, parce que je vois d'abord les yeux, affirme Brigitte Hérisson, infirmière dans l'équipe mobile de soins palliatifs de l'hôpital Émile-Roux (Limeil-Brévannes, Val-de-Marne). Et ce qui se passe dans les yeux est extraordinaire. Même si on ne peut pas parler, si le regard passe, beaucoup de choses peuvent se dire. »

Devancer les mots

Mireille Paulet se rappelle un patient au visage dévasté par une balle : « Il fallait aspirer le mucus dans la vacuité béante d'une bouche désormais sans langue et sans parole possible. La communication s'appuyait sur le regard qui, seul, guidait le geste de ce soin délicat et disait la reconnaissance d'avoir été compris. Le regard initie la communication et devance les mots. » C'est aussi le regard qui donne à l'autre le sentiment d'exister. D'ailleurs, « les patients sont très attentifs à ce que peut ressentir l'infirmière face à eux, ou en tout cas à ce qu'elle peut laisser paraître, et qui fait qu'ils vont se sentir traités avec respect ou, sinon, comme un objet », a pu constater Catherine Mercadier. Didier Morisot (1), infirmier en centre médico-psychologique à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire), s'interdit de s'arrêter sur sa gêne face au défaut d'hygiène de certains patients à domicile : « Cela exige une réaction intellectuelle pour dépasser ce qui relève du réflexe. »

Regarder le patient, c'est aussi percevoir tout ce qu'il « dit » avec son corps. La pâleur d'un visage, sa maigreur, la tension des membres, l'abattement, un regard fuyant ou en demande, en disent long sur l'état d'esprit du patient ou sa souffrance, surtout lorsque la parole est impossible. Catherine Soulat a beaucoup travaillé auprès de personnes dans le coma ou dans des états modifiés de conscience, dont le corps avait parfois des réactions inexplicables : « Il me semblait qu'il existait un langage auquel on n'avait pas accès. »

Peur du risque

Poser la main sur le bras du patient, le redresser dans son lit, l'aider à s'habiller... ou le soigner : les occasions de contact tactile sont nombreuses. Didier Morisot (qui a également exercé en médecine et aux urgences) distingue deux types de « toucher » : celui qui est justifié techniquement, légitime sur le plan de la compétence professionnelle, et celui qui relève du réconfort, de l'empathie, « qui est plus de l'ordre du ressenti que de l'action. À ce moment-là, ajoute-t-il, on donne de nous-même et on peut se trouver en difficulté si on n'est pas au clair soi-même avec son propre corps. »

Justifié, voire imposé par les soins, le contact corporel peut poser problème. Mireille Paulet se rappelle les premiers temps de l'épidémie de sida : « Les gens mouraient très jeunes, se dégradant physiquement très rapidement et dans des conditions éprouvantes. » Pour elle, c'est un moment ou le corps à corps soignant-soigné nécessitait particulièrement d'être élaboré du côté du soignant. Outre le sentiment d'impuissance à pouvoir soulager, certains actes de soins étaient eux-mêmes douloureux. Soigner et panser sans pouvoir réparer ce qui se donnait à voir, comme de graves atteintes à l'image du corps, était difficile à soutenir dans un climat alourdi par une peur à la fois rationnelle et irraisonnable de la contamination...

« Un travail sur soi était incontournable », dit-elle. Catherine Soulat a partagé cette réflexion sur le paradoxe qu'il faut parfois « faire du mal pour faire du bien ». À condition de ne pas dépasser la limite. Comme piquer deux, trois, quatre ou cinq fois de suite au lieu de passer la main à une collègue, ou mettre à distance le patient par le port systématique et injustifié de gants. Le sida et la peur du risque infectieux sont passés par là. « Je suis de l'école clinique, témoigne Catherine Soulat. Lors de ma formation d'Iade, dans les années 1980, nous n'avions pas tout le matériel actuel, nous devions toucher les gens pour vérifier s'ils étaient chauds, froids, colorés... Aujourd'hui, on est complètement tenus à distance. »

Des gants, « j'en mets, c'est obligatoire, mais je les enlève de plus en plus souvent, poursuit-elle. Je suis souvent dans des situations aiguës, de réveil, d'anesthésie ou pré-mortem, et quand les mots ne suffisent plus, je passe par le toucher pour induire autre chose, de l'ordre du contenant. En cancérologie, nous avons des interventions très lourdes, les gens sont très stressés : pas question de les mettre à distance ! ». Elle envisage le toucher comme un moyen « de contenir, d'apaiser, de restaurer quelque chose de l'image du corps », par le massage, par exemple, ou comme moyen de susciter la parole.

Au contact de la main d'une patiente, « si elle n'a pas de mouvement de rétractation, je peux m'autoriser à lui proposer un massage du visage ou du dos, confie Brigitte Hérisson. Certaines personnes ont une peau toute fine, très fragile, comme du papier à cigarette... Il faut en prendre soin pour qu'elle continue à les protéger. » Selon Mireille Paulet, le massage peut être un moyen d'aider le patient à « refaire alliance avec un corps souffrant dans lequel il ne se reconnaît plus », dans une relation d'empathie, d'humanité. En revanche, pas question d'être à la fois dans la proximité physique et l'intimité psychique : c'est une situation à risque de dérapage.

Ne pas « dénuder pour rien »

Dans le toucher comme dans le regard, le rapport au corps se pose aussi face à la nudité des patients. « La nudité, banalisée, voire niée, est-elle ce qui permet au soignant de "désacraliser" ce corps et, par là même, de le tenir à distance ? », interroge Mireille Paulet. Elle ouvre en effet un accès à une intimité qui, en dehors d'une demande et d'une réponse de soins, relèverait d'un interdit. Pose de sonde, toilette, pansements... les soins amènent forcément infirmières et aides-soignantes à voir ou toucher des parties intimes du corps. Pas question donc de « dénuder pour rien », estiment de plus en plus de soignants. Dans sa pratique auprès des personnes âgées, Brigitte Hérisson veille ainsi à ne découvrir qu'une partie du corps pendant la toilette, à la recouvrir juste après et à proposer aux patients de faire une partie de leur toilette seuls. Pour Catherine Mercadier, la toilette généralement enseignée, très protocolisée, présente une « fonction protectrice » face à l'intimité. Quitte à prendre le patient « avec des pincettes ».

En accédant, par la nécessité du soin, à cette intimité, « on transgresse en quelque sorte un interdit, remarque Mireille Paulet. C'est important que tout soit clair pour le soignant dans sa tête. » Afin de pouvoir réagir dans une situation embarrassante ou une intimité forcée, par exemple, ou passer le relais à un collègue du même sexe que le patient pour prodiguer des soins intimes. Embarras mais aussi désir peuvent surgir, face à une belle patiente ou un patient séduisant. Le film de Pedro Almodovar, Parle avec elle, évoque cette transgression de l'interdit. À l'opposé, les infirmières vivent mal l'insistance suspecte de certains ou certaines à ce qu'un(e) soignant(e) en particulier effectue leurs soins intimes. Elles supportent mal également les mains baladeuses de quelques patients, preuve que le fantasme de l'infirmière nue sous sa blouse est encore vivace... Catherine Mercadier a trouvé dans les écrits de Georges Bataille une forme d'explication : dans ces situations, selon elle, c'est Éros qui vient s'opposer à la mort, dans une formidable pulsion de vie ! Un bon signe, en somme...

Trouble, dégoût, désir, réflexe maternel, identification, écho d'expériences personnelles, dérapages, violence, somatisation... Le contact avec l'autre peut susciter bien des émotions et réactions susceptibles d'entraver la réalisation des soins, si elles ne sont pas identifiées et canalisées. « À un certain moment, je me suis rendu compte que je n'arrivais plus à piquer ou à intuber », se rappelle Catherine Soulat. Pourtant, « avec le temps, estime Mireille Paulet, s'instaure une sorte d'espace transitionnel, un "entre-deux" où se déroule la relation et dont le soin est le support ». Didier Morisot considère de son côté que « pour que la relation soit saine entre le soignant et le soigné, il faut identifier ce qui peut la parasiter ». Dans les deux cas, un travail sur soi semble nécessaire lorsque les réponses aux questions des soignants ne s'imposent pas d'elles-mêmes. « Ce travail peut se faire soit en individuel soit en collectif, précise Monique Meyer. La conduite de ces groupes requiert des animateurs formés, car rien n'est pire que des interprétations prématurées, voire sauvages. »

Douceur retrouvée

Plusieurs pistes sont ouvertes aux soignants qui veulent réfléchir à leur réactions et leur ressenti face au corps des patients. « Il existe aussi dans les institutions des groupes de parole qui permettent d'exprimer des difficultés avec les patients. Mais solliciter un intervenant extérieur formé ne suffit pas toujours. Le soignant peut préférer un lieu extérieur, s'exprimer devant quelqu'un qu'il ne retrouvera pas au travail le lendemain. »

Les groupes Balint sont des espaces de parole et de réflexion très répandus et très prisés des professionnels de santé. L'Areffs, créée sous l'impulsion du psychiatre Michel Sapir, offre de son côté une approche différente à travers les séances de relaxation psychanalytique. Catherine Soulat, qui a suivi un DU de relaxation axé sur le rapport au corps, a observé un changement dans sa pratique. « Je me suis rendu compte de l'agressivité que je pouvais avoir parfois et j'ai acquis de nouveau le respect, la douceur, confie-t-elle. Je ne pique plus de la même façon : je le fais extrêmement doucement, je mets de la pommade antalgique, je fais attention à l'autre... et à moi ! À un moment de notre parcours, on met les gens à distance parce que ce qu'ils nous renvoient nous est insupportable. Alors, il faut aller chercher des réponses. » En soi ou avec d'autres.

Blindage ?

La façon dont on aborde le corps de l'autre résonne en effet avec la façon dont notre corps a été et est pris en compte, par les autres et par nous-mêmes, dans l'enfance mais pas seulement, souligne Didier Morisot. « Quel corps veut-on réparer et que veut-on réparer en nous en choisissant cette profession ?, interroge-t-il. Si on veut être dans le tête-à-tête, on devient psychologue, si on veut être dans le corps à corps, on devient kiné et si on veut un peu des deux, on devient infirmier ! »

D'autres démarches ont vu le jour, telles l'« humanitude », une philosophie et des techniques de soins élaborées par Yves Gineste et Rosette Marescotti à partir des travaux du journaliste suisse Freddy Klapferstein et du généticien Albert Jacquard [lire l'encadré p. 31]. Elle consiste à développer une nouvelle approche du patient - au départ les personnes âgées -, afin d'être dans une relation vraie, satisfaisante pour le patient comme pour le soignant, et de permettre aux soins d'être respectueux. Madeleine, infirmière dans un établissement privé pour personnes âgées de l'Essonne, a suivi cette formation qui marque un tournant dans sa pratique professionnelle. Elle repose pourtant sur des éléments simples : « Je frappe à la porte, je dis bonjour et je dis ce que je vais faire. Et puis, j'ai appris à avoir un toucher doux - j'évite de me servir de mon pouce parce que ça fait mal, je m'aide des draps pour asseoir la personne, la tourner. J'ai aussi appris à savoir quand et où je peux toucher. J'évite le visage, par exemple, je touche plutôt la main ou l'avant-bras. Lors de la toilette, je ne commence pas systématiquement par le visage » et à chaque patient, elle propose toujours la même chose (finir la toilette au lavabo, se laver soi-même), afin qu'il ne soit pas désorienté. Une condition cependant : que toute l'équipe travaille de concert.

En matière de soins techniques, aussi, les choses ont changé : depuis que Madeleine lui parle pendant les soins, qu'elle respecte sa volonté (« son corps lui appartient »), la patiente qui hurlait pendant son pansement arrive « à sourire, à plaisanter ». Une vraie victoire ! Idem quand un patient se remet debout parce qu'on l'a aidé, qu'on y a prêté attention... « C'est aussi une satisfaction pour nous, confie Madeleine, car on passe un meilleur moment avec les patients. » Ainsi, dans son établissement, absentéisme et turnover ont considérablement chuté depuis que les formations à l'humanitude ont été mises en place.

Encore peu valorisé

Certains pourraient être tentés de choisir l'exercice libéral pour vivre un rapport plus paisible au corps du patient mais, pour Mireille Paulet, cette relation se vit au contraire encore plus intensément à domicile, où il n'y a pas de faux-fuyant possible. Dans cette confrontation directe, le soignant ne peut se dérober : impossible de se retrancher derrière l'équipe ou l'institution. « Au domicile, c'est au soignant de poser les limites du cadre de sa fonction propre pour que celle-ci puisse s'exercer, souligne-t-elle. Car le risque d'estompement des frontières y est plus marqué qu'à l'hôpital. » Au détriment du soin.

Pour elle, d'ailleurs, si quelque chose de positif peut s'établir dans la relation, à l'hôpital ou ailleurs, alors tous les éléments gênants qui peuvent exister, même s'ils ne disparaissent pas, ne sont plus un obstacle au soin, à une démarche soignante bienveillante. Pour Catherine Soulat, trouver cet équilibre fragile, y consacrer du temps, « c'est ce qui donne son sens au soin, même si cela ne fait pas partie de la grille de compétences » et que ce n'est pas valorisé au titre de la T2A ou de l'évaluation des pratiques. « Tant pis, dit-elle. C'est reconnu par mes pairs et par certains médecins. Le jour où je ne pourrai plus travailler ainsi, j'arrêterai. »

1- À lire dans ce numéro : «Trop polype pour être honnête », p. 48.

À retenir

> Même s'ils parlent assez peu de leur rapport au corps des patients, les soignants le perçoivent avec leur sensibilité, leur vécu.

> Écouter, regarder, sentir ces corps peut induire une gène et entraver le travail soignant.

> Si certains se « blindent », d'autres souhaitent retrouver une pratique plus respectueuse des corps des personnes.

> Plusieurs approches peuvent aider à dépasser ces difficultés.

soins de corps

SOUFFRIR ET ÊTRE BELLE

Tailler une moustache ou raser un homme, maquiller une femme, coiffer, couper les cheveux, masser le dos ou les mains... Prendre en compte le corps des patients, c'est aussi reconnaître leur désir de bien-être, le même que celui des soignants envers eux-mêmes. Pour Brigitte Hérisson, infirmière d'une équipe mobile de soins palliatifs dans un hôpital gériatrique, « un soin de corps est un travail de professionnel, mais aussi un hymne à l'humanité ». C'est aussi, souvent, un moment d'échange tranquille entre soignant et soigné, un moment à part.

Certes, des professionnels de la socioesthétique exercent dans certains établissements. Formés par un centre de formation spécialisé basé au CHU de Tours, ils défendent ardemment leur mission, entre l'esthétique et le soin. Mais ils sont peu nombreux, et les débouchés proposés par les établissements sont encore plus rares, même si certains établissements en recrutent pour libérer du temps soignant sans puiser dans leur enveloppe infirmière.

En savoir plus

> Le Travail émotionnel des soignants à l'hôpital : le corps au coeur de l'interaction soignant-soigné, Catherine Mercadier, éditions Seli Arslan, décembre 2006.

> Entre mots et toucher, le corps en transfert : relaxation psychanalytique, méthode Sapir, Monique Meyer, Monique Londiche, Michel Dreyfus, Jean-José Baranes, éditions La Pensée sauvage, janvier 2006.

> Rencontre avec Michel Sapir : le corps en relation, Simone Cohen-Léon, Érès, 2003.

> Le Toucher dans la relation soignant-soigné, France Bonneton, Anne Lambert, Med-Line éditions, 2006.

> http://www.areffs.net (site Web de l'Areffs, avec des informations sur la relaxation psychanalytique).

> http://www.igm-formation.net (le site des formations à l'humanitude ).

« humanitude »

UN ART DE LA DOUCEUR

L'élaboration du concept d'« humanitude » par Yves Gineste et Rosette Marescotti, dans les années 1980, est partie d'un constat : les patients âgés grabataires non communicants ne recevaient, en 24 heures et en moyenne, que 120 secondes de parole soignante et moins de dix regards... Cette philosophie de soins repose sur quatre éléments : le regard, la parole, le toucher et la verticalité. L'un des objectifs est de faire disparaître la régression psychomotrice qui touche les personnes âgées hospitalisées. Sont imaginés une « cartographie sensorielle » du corps et un « toucher tendresse », très doux et essentiel, par exemple, pour les personnes démentes. Le but est de respecter le plus possible l'intimité et les réticences des patients, en particulier pendant la toilette. Pas question de commencer par la tête, comme le prévoient les protocoles, note Yves Gineste, mais plutôt par une zone plus neutre, comme les mollets. Au niveau de la vision, il s'agit de se présenter dans le champ visuel de la personne, de la regarder horizontalement et de lui parler pendant les soins. Au final, constate Gineste, « les patients se détendent, ne hurlent plus, ils sourient, se remettent à parler ou, peu à peu, à marcher ».

témoignage

« ÉCLAIRER LES DIFFICULTÉS »

La relaxation psychanalytique proposée aux professionnels du soin par l'Association de recherche, d'étude et de formation pour la fonction soignante (Areffs), axée sur le rapport au corps (le sien et celui de l'autre), a été formalisée par Michel Sapir, dans la lignée de Freud, Winnicott, Dolto, Ferenczi ou Balint. En séances de groupe ou en thérapies individuelles, la relaxation comporte des inductions verbales et tactiles destinées à permettre au soignant de se mettre à l'écoute de ses sensations, de les verbaliser et de les relier à son histoire.

Monique Meyer, psychanalyste et relaxatrice, souligne l'importance du toucher, par exemple son impact dans le contact peau à peau... « D'ailleurs, remarque-t-elle, il peut y avoir parfois des réticences à se laisser aller, à se laisser toucher. La situation de relaxation permet parfois de faire remonter des souvenirs enfouis, heureux ou malheureux... Et ce sont tous ces éléments qui vont, peut-être, permettre d'éclairer des difficultés rencontrées dans la relation de soin. » Voire aider peu à peu les soignants à se réapproprier l'échange corporel qui a lieu lors du soin, et ses limites.

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