En Europe, mais en détresse - L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008

 

roumanie

Reportage

La Roumanie a beau avoir rejoint l'Union européenne l'an passé, des milliers de personnes y meurent chaque année dans la rue. À Bucarest, le Samu social apporte une aide d'urgence à une multitude d'oubliés.

Bucarest, 13 heures. Il fait moins cinq degrés. L'équipe du Samu Social s'apprête à effectuer la maraude de jour. Nicoleta, l'infirmière, boucle sa valise (pansements d'urgence, quelques médicaments, un vieil appareil pour prendre la tension). Narcis, le chauffeur, grand gaillard d'1 m 90, prépare la soupe chaude destinée aux gens qui dorment dans les rues. Quelques barres chocolatées accompagneront ce modeste repas. Ileana, l'assistante sociale, est déjà dans le petit bus sur lequel est inscrit en grosses lettres « Samu social din România ».

Créé en 2004, sous la forme d'une association, le Samu social de Bucarest est la seule organisation roumaine à offrir une aide d'urgence aux adultes sans abri. Suite à la transition socio-économique de ces dernières années, bien des gens sont devenus vulnérables au point de perdre leur domicile et de vivre dans la rue. Les estimations officielles font état de 15 000 personnes sans abri en Roumanie, dont 5 000 à Bucarest. Près de 3 000 personnes meurent chaque année dans la rue.

L'équipe du Samu social est composée d'une vingtaine de personnes. Ouvert depuis un an, le cabinet médico-psycho-social accueille chaque matin, du lundi au vendredi, les personnes sans abri. Elles peuvent consulter gratuitement un médecin, rencontrer une assistante sociale ou un psychologue. Des médicaments leur sont donnés par une pharmacienne après visite du médecin. Elles peuvent aussi recevoir des vêtements collectés auprès des associations, ainsi qu'une aide matérielle ponctuelle.

Enfants en haillons

Quatre équipes mobiles se complètent : l'une est psychiatrique, les trois autres sont socio-médicales (deux de nuit et une de jour). Ileana détermine le trajet pour aujourd'hui : la gare du Nord, où se réfugient beaucoup de SDF, les rues du centre de Bucarest où se terrent nombre de personnes âgées chassées de chez elles faute de pouvoir payer leur loyer, puis le quartier de Colentina, lieu de tous les trafics.

14 heures. Nous partons en direction de la gare du Nord, où nous arrivons après d'interminables embouteillages. Dès la descente du bus, des enfants en haillons arrivent en courant. Ils entourent Narcis en quémandant du chocolat et de la soupe. Nous entrons dans le hall : des familles entières avec des bébés dorment à même le sol. Un groupe de jeunes hommes avinés se disputent une vieille bouteille. L'infirmière s'approche d'un homme blessé à la tête. Elle lui propose un soin, qu'il refuse.

Pas de structure d'accueil

Une mère avec son bébé demande à Ileana un lieu pour dormir. L'assistante sociale discute un long moment avec elle : il n'y a aucune structure à Bucarest pour accueillir les SDF. Narcis lui tend un gobelet de soupe et lui donne plusieurs barres chocolatées pour ses enfants. Une femme enceinte allongée sur un banc demande un médicament contre la migraine. L'infirmière lui donne deux petits cachets, qu'elle avale rapidement. Nous quittons la gare, accompagnés d'une nuée d'enfants de tous âges qui s'accrochent aux bras de Narcis en le suppliant de leur donner de l'argent.

Alors que nous filons vers le centre de Bucarest, Ileana aperçoit dans une carcasse de voiture une vieille femme couchée sur la banquette. Toute l'équipe sort du bus. Nicoleta s'approche et s'enquiert de ses besoins. Aucune réponse. L'infirmière entre dans la voiture, au sol jonché de bouteilles vides et de détritus. La dame se réveille en sursaut. Nicoleta la rassure, lui tend un verre de soupe. L'infirmière lui soigne la jambe. Afin de prévenir une hypothermie, elle l'enveloppe dans une couverture de survie.

Abandonnés par l'État

« Des cas de ce genre, il y en a des centaines à Bucarest, soupire Ileana. On ne peut rien faire car aucun hôpital n'accepte de les accueillir. Beaucoup meurent de froid. En outre, la police les renvoie à l'extérieur de la ville car, Europe oblige, le centre de la ville doit rester propre... » Nous repartons vers le quartier de Colentina. Le chauffeur nous recommande la plus grande prudence, car ce secteur est l'un des plus « chauds » de Bucarest. Prostitution, violences, trafics en tous genres, tel est le lot des habitants. Nous nous arrêtons auprès d'un SDF handicapé qui vit dans une chaise roulante. Il connaît bien le Samu social. « La Masâ ! » (« À table ! »), dit-il en souriant. Narcis discute avec lui tandis que l'infirmière refait son pansement. Nicoleta lui donne un grand bol de soupe et un morceau de pain, aussitôt mangé. « Nous avons beaucoup d'habitués, souligne Nicoleta. Ils nous attendent patiemment car nous sommes les seules personnes avec lesquelles ils peuvent discuter, manger et se faire soigner. »

Bâtiment insalubre

17 heures : c'est l'heure de la pause pour l'équipe. Ileana en profite pour faire le point. Elle consigne sur un gros cahier la liste des personnes rencontrées par l'équipe. Narcis refait de la soupe et Nicoleta énumère les médicaments qui lui restent. Ce soir, ce sera pizza et café pour toute l'équipe...

18 heures : il règne un froid glacial. Nous repartons vers la périphérie de Bucarest. Notre chauffeur stoppe le bus devant un petit parc. Toute l'équipe descend. Une lampe à la main, nous inspectons les lieux. Un petit groupe de personnes squattent un vieux bâtiment insalubre. Dès notre arrivée, ils accourent en nous demandant à manger. Narcis leur donne de la soupe, du pain et un reste de café. Une femme d'une quarantaine d'années vit au milieu des cartons depuis trois ans. Chassée de chez elle par son propriétaire, elle s'est réfugiée dans un hangar. Visiblement exténuée et en pleurs, elle tremble de tout son corps. L'infirmière prend sa tension et tente de la consoler. Elle lui donne des antalgiques et quelques médicaments contre la fièvre. La femme repart avec trois vieilles couvertures et deux morceaux de pain.

Grande fatigue

19 heures : retour au Samu social. Le poids de la journée se lit sur les visages de toute l'équipe. Personne ne parle. Fatigue ou sentiment d'impuissance devant tant de misère ? L'équipe de nuit va prendre le relais jusqu'à 6 heures du matin. Narcis nettoie le bus en silence, l'infirmière et l'assistante sociale font le point avec l'équipe suivante. Le café chauffe à nouveau. Ainsi va la vie au Samu social de Bucarest.