La faim et les moyens - L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 237 du 01/04/2008

 

Gwenaëlle Garnier

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Rencontre avec

À 29 ans, Gwenaëlle Garnier coordonne un centre nutritionnel thérapeutique en Somalie, où la guerre et la famine n'ont pas cessé de frapper.

La première fois qu'elle est partie pour la Somalie, en juin dernier, il ne lui restait que quatre centimètres de cheveux. Et en janvier, après le déferlement de violence qu'a connu le Kenya voisin à la suite de l'élection présidentielle, la jeune infirmière est rentrée une dizaine de jours en France, contre son gré, les cheveux encore plus courts.

En Somalie, où Gwenaëlle Garnier exerce au sein de l'association Action contre la faim, la jeune infirmière ne s'encombre pas d'une masse capillaire : plus pratique pour nouer le chèche. Car à Wajid, ville du Sud-Ouest du pays située dans une zone rurale, les journées commencent inévitablement par un habile jeu de mains pour nouer le foulard traditionnel, de façon à ce qu'il couvre entièrement la tête.

Là-bas, Gwenaëlle, 29 ans, est ce que l'on appelle en bon français un nutrition manager. Elle s'occupe d'un « centre nutritionnel thérapeutique » pour les enfants qui souffrent de malnutrition : trente-cinq personnes à faire travailler ensemble, beaucoup de responsabilités, et un bond par rapport à sa vie « d'avant ».

pas très rassurée

Avant, c'était Limoges, jusqu'à l'été 2007. Cinq ans de vie d'infirmière hospitalière, et un quotidien rythmé par les gardes. Avec un père médecin et une mère infirmière, « j'avais toutes les chances d'être influencée dans mon choix, remarque-t-elle. Mais le désir d'aider les autres était très fort, alors je crois que cela s'est aussi fait un peu tout seul ». Cette même envie a déterminé sa décision de faire de l'humanitaire. Lorsqu'elle se sent prête à partir à l'autre bout du monde, Gwenaëlle se rend à Paris, démarche des ONG et, en attendant le sésame, revêt la blouse en intérim.

Après quelques mois, Action contre la faim (ACF) lui donne sa chance. Ce sera la Somalie. Cette destination n'est pas une évidence : avec tout ce qui se dit sur ce pays en troubles (1), elle n'est pas très rassurée. Mais « ils ne nous envoient pas au casse-pipe !», assure-t-elle. Au fil des discussions avec les responsables de la mission, Gwenaëlle forge sa décision.

pas de risques inutiles

Elle s'envole d'abord pour le Kenya, à Nairobi, son camp de sous-base, où elle se replie pour se reposer régulièrement. Puis, arrivée en Somalie, elle s'installe à Wajid, à un peu moins de 300 kilomètres de Mogadiscio. Là-bas, dans la capitale, seuls des Somaliens travaillent pour ACF : c'est une question de sécurité. Avant d'entrer en fonction, Gwenaëlle a appris les rudiments permettant d'éviter les prises de risques inutiles. Les sorties sont toujours accompagnées d'un garde armé. Et lorsqu'elle se rend dans l'un des six sites de traitement nutritionnel à domicile, dans un rayon de 45 kilomètres autour de Wajid, Gwenaëlle circule toujours à deux voitures. Histoire de parer à toute éventualité : un faux checkpoint, un tireur isolé...

Pour autant, au quotidien, elle ne ressent pas le danger. Même lorsqu'elle a été rapatriée en janvier dernier à cause des troubles au Kenya : « Je n'ai pas assisté à tout ce que l'on entend à la radio ou ce que l'on voit à la télé » : des bâtiments en feu, des cadavres, deux ethnies en guerre, des tirs incessants.

Les journées de Gwenaëlle filent, rythmées par les arrivées de familles au centre, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Depuis peu, il accueille aussi les adultes qui souffrent de problèmes de nutrition. Le centre est là pour les urgences : pour les enfants trop affaiblis, qui ne peuvent pas recevoir de soins à domicile, car ils ne sont qu'hebdomadaires.

aide mutuelle

À Wajid et dans les villages alentour, Gwenaëlle et son équipe tiennent à ce que les habitants participent aux soins. « Il y a des gens qui viennent spontanément, ils voient que leur enfant n'est pas bien, alors ils nous l'amènent. » Pour inciter les locaux à consulter, poser une question, les « visites à domicile » ne se font pas réellement à domicile. L'équipe d'ACF construit un site au centre du village, sous forme de maisons de paille que les habitants l'aident à bâtir, pour consolider les habitations qui serviront de site de traitement.

dénutrition sévère

L'équipe de Gwenaëlle s'occupe essentiellement des enfants, entre zéro et cinq ans. Action contre la faim prend en charge les cas de dénutrition les plus sévères : les « modérés » sont orientés vers d'autres organisations. Gwenaëlle doit tous les jours déterminer quel enfant nécessite des soins prodigués par ACF, et quel autre doit être placé entre les mains de médecins, dans les cas les plus extrêmes, quand seuls des actes chirurgicaux peuvent le sauver. Tel cet enfant de trois ans, très amaigri, avec un ventre que l'on aurait cru gonflé à l'hélium. En le voyant arriver, Gwenaëlle a tout de suite su que la malnutrition seule n'était pas responsable de son état. L'enfant avait une tumeur, et a été emmené vers une base de Médecins sans frontières.

Pour la jeune femme, la prise de décisions est constante. L'enfant présente-t-il des oedèmes bilatéraux aux pieds ? Son tour de bras mesure-t-il plus ou moins de 110 millimètres ? Cela va permettre de déterminer si l'enfant est en proie à une dénutrition sévère ou non. Autant de responsabilités qui pèsent sur les épaules de Gwenaëlle. Au centre de Wajid, son équipe assure un suivi quotidien : « On se donne trois mois pour voir l'enfant guérir. Au bout de ce délai, certains ne sont pas répondants. »

Un enfant « répondant », c'est un enfant qui recommence à avoir de l'appétit, qui parvient à ingurgiter de la nourriture. « Répondant », c'est le terme qui détermine si ACF peut encore le sauver ou s'il est déjà trop tard. Une réalité difficile à admettre. « Le premier décès a été dur. J'avais une vision européenne de la mort. En France, ce moment est très douloureux. La vie s'arrête. En Somalie, la vie d'un enfant se termine, c'est comme ça, on ne s'arrête pas là-dessus. »

Pourtant, être là dans les limites de la vie, Gwenaëlle l'a aussi vécu en France : pour son premier poste, après son diplôme en 2002, elle avait choisi le CHRU Dupuytren à Limoges, dans le service de réanimation polyvalente. Un poste mêlant le contact humain et la maîtrise des gestes techniques : « Je ne me voyais pas assise derrière un bureau à gérer de la paperasse. »

marabouts

En Somalie, Gwenaëlle repousse ses limites constamment, essaye d'adapter sa vision des choses. Ses coéquipiers l'y aident : tous sont du pays. Pour autant, faire face à son impuissance est un défi permanent. « En tant qu'infirmière, il faut parfois savoir dire "J'arrête les soins" », dit-elle. Parfois, les situations sont moins dramatiques que la confrontation avec la mort. Ce sont simplement les différences culturelles, délicates et difficiles à accepter en tant que soignant. En Somalie, il n'y a pas de système de santé. Les soignants sont les marabouts, surtout en milieu rural. « Parfois, j'ai des enfants qui arrivent au centre avec des brûlures à l'abdomen. Ce sont les marabouts qui les brûlent pour soigner la rate. »

« pas là pour m'imposer »

L'infirmière française se garde bien de juger ceux qu'elle soigne : « Je ne suis pas allée en Somalie pour m'imposer, mais pour aider. » En choisissant une mission au sein d'une ONG, Gwenaëlle savait qu'elle mettrait inévitablement à l'épreuve ses conceptions « d'Européenne ». L'expérience l'a confirmée dans son engagement. Après la fin de sa mission, début juin, elle compte bien reposer ses bagages ailleurs, mais pas en France. En Asie, de préférence. Sinon, ce sera l'Afrique, comme des retrouvailles.

1- En guerre civile depuis 1991, la Somalie est actuellement en proie aux affrontements entre le gouvernement et les militants islamistes, chassés du pouvoir après l'intervention de l'Éthiopie fin décembre 2006.

moments clés

- 1978 : naissance à Paris (XIVe).

- 2002 : diplômée de l'Ifsi de la Croix-Rouge française de Limoges.

- Juin 2007 : départ pour la Somalie, en mission pour Action contre la faim.

- Janvier 2008 : second départ pour la Somalie après un rapatriement pour cause de troubles dans la région.