Au rythme du travail - L'Infirmière Magazine n° 238 du 01/05/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 238 du 01/05/2008

 

exercice professionnel

Dossier

Discrète, l'infirmière de santé au travail ? Même si sa profession est méconnue, elle peut jouer un rôle sanitaire et social de premier plan dans l'entreprise.

«C'est comme si j'étais tout seul en brousse ! » Jean-Marc Philippe a beau connaître « une quinzaine » d'infirmiers de santé au travail qui exercent, comme lui, en Franche-Comté, la sensation d'être isolé n'en est pas moins forte : « On est coupés des collègues de l'hôpital, des cliniques, des libéraux... Dans l'entreprise, les salariés ne connaissent pas notre métier : il est arrivé qu'on me demande si j'avais vraiment un diplôme d'infirmier ! »

Et s'il n'y avait que les salariés... Au sein même de la profession infirmière, le métier reste dans l'ombre. En novembre 2007, devant un parterre d'infirmières de santé au travail réunies par le Groupement des infirmières du travail (GIT)(1), leur association nationale, Marie-Ange Coudray, infirmière et conseillère pédagogique au ministère de la Santé, avouait sans surprendre personne « ne pas bien connaître [leur] métier ».

Du « patient » au « salarié »

À plus d'un titre, ce métier tranche avec les autres modes d'exercice. Dans les mots, d'abord. Il n'est pas question de « patient », mais de « salarié ». Dans les missions, ensuite : selon la loi du 11 octobre 1946 (article L. 241-2 du Code du travail), le rôle de la médecine du travail est « exclusivement préventif ». Il s'agit d'« éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, notamment en surveillant les conditions d'hygiène du travail, les risques de contagion et l'état de santé des travailleurs ». Dans la diversité de l'exercice, enfin : d'une entreprise à l'autre, on ne retrouve ni le même salaire, ni la même marge de manoeuvre, ni le même statut...

Cadre ou pas ?

À la SNCF, ainsi, certaines infirmières ont le statut de cheminot ! Dans le secteur public, la plupart sont titulaires et recrutées sur concours. Certaines entreprises publiques sous-traitent l'activité : Éric Delmas, ancien infirmier à la Poste, se souvient qu'il n'y avait « que deux ou trois infirmières salariées et fonctionnaires dans deux bureaux ». Dans le secteur privé enfin, le statut est à géométrie variable. Selon le rapport de forces établi avec l'employeur, certains sont cadres, d'autres non. Quels avantages ? D'abord, les cadres ne sont pas soumis à la pointeuse. Mais surtout, ils bénéficient d'un accès plus direct à l'information. France Bouchet, ex-infirmière du travail dans le tertiaire, aujourd'hui à la retraite, a obtenu le statut de cadre en le négociant. Dès lors, elle a pu participer à différents groupes de travail réservés aux cadres. « Cela m'a aidée à faire passer des messages concernant les conditions de travail », se souvient-elle.

Le statut cadre permet aussi de toucher un meilleur salaire. Le Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise (Cisme) a établi des grilles indicatives pour 2008, appelées à être revues à la hausse en 2009. Pour les employés non cadres, ces grilles font état d'une fourchette oscillant entre 1 856 euros (coefficient 225) et 2 021 euros bruts (coefficient 245). Pour les cadres, en revanche, le salaire plancher atteint 2 091,28 euros. À noter que certaines entreprises sont tentées de n'employer d'infirmière qu'à temps partiel. La loi les oblige pourtant à embaucher un temps complet dès qu'elles comportent plus de 200 salariés dans l'industrie (500 dans le secteur tertiaire).

Le grand écart des salaires

Pour les salaires, la marge de négociation est plus ou moins importante. À la SNCF, Isabelle Guyot n'a rien négocié lors de son embauche : elle a dû se plier aux grilles (environ 1 600 euros hors primes à l'embauche, jusqu'à 2 700 euros lors du départ à la retraite). Jean-Marc Philippe, lui, a mis en avant son expérience d'infirmier militaire pour obtenir un salaire de 2 800 euros bruts, là où certains de ses collègues (souvent des femmes) touchent jusqu'à 1 000 euros de moins. « Tout dépend de la façon dont on se vend, relève-t-il. J'ai refusé ce qu'on me proposait au départ, c'est-à-dire de passer par une boîte d'intérim pour me faire embaucher. » Outre son treizième mois, Jean-Marc Philippe touche un intéressement et une participation aux bénéfices de l'entreprise.

Les missions dévolues à l'infirmière de santé au travail, elles aussi, sont hétéroclites. Son rôle est abordé dans la circulaire Oheix, qui date de 1975. Selon le texte, l'infirmière en entreprise assure la « surveillance médicale des travailleurs » (notamment en préparant l'entretien médical), assiste le médecin dans son action au sein de l'entreprise et gère « les soins d'urgence et le service de garde ». Dans les faits, son champ d'activité peut être beaucoup plus large. Ainsi, avec l'accord de son employeur, elle peut parfois accomplir des soins prescrits par un médecin de ville (injections, pansements...) pour rendre service au salarié. « Mais c'est très variable, relève une infirmière. Dans certaines entreprises, l'infirmière n'a pas le droit de quitter l'infirmerie. Les textes sont flous, on est à la merci de l'employeur et du médecin. »

L'infirmière et les TMS

L'infirmière accomplit souvent des tâches administratives : dossiers médicaux, dossiers de soins infirmiers, registre des accidents du travail, gestion de la pharmacie... Dans certaines entreprises, elle participe également au CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), au projet d'établissement et à la commission restaurant.

Mais l'intérêt de la mission réside surtout dans les actions de prévention des maladies directement liées au travail. Les troubles les plus connus sont les « TMS », pour « troubles musculo-squelettiques » qui affectent les nerfs, les muscles, et les tendons, notamment chez les salariés de plus de 45 ans (lire aussi l'article p. 17). En cause, notamment, les gestes répétitifs des employés à des postes de production, mais aussi le travail sur ordinateur. Pour dépister ces TMS, l'infirmière peut soumettre des questionnaires aux employés, pour demander, par exemple : « La douleur vous semble-t-elle liée à votre travail ? », ou « Avez-vous des solutions à proposer ? »

« En matière de prévention, il faut s'intéresser au geste douloureux, mais aussi aux facteurs organisationnels », note le Dr Pierre Guinel, selon lequel, en la matière, le médecin du travail est en première ligne. « Encore faut-il qu'il y ait un médecin employé à temps plein sur le site, souligne Stéphanie Abgrall-Huet, infirmière dans une entreprise de chaussures. Sur les TMS, l'infirmière est souvent référente, à condition qu'elle se saisisse du sujet. C'est le médecin qui conseille l'employeur sur les actions à mener, mais c'est souvent l'infirmière qui reçoit les salariés individuellement. J'ai aussi fait un rapport sur le déchargement des camions qui amènent les chaussures, où j'ai suggéré, notamment, que les colis arrivent directement sur des palettes. Lorsqu'il s'agit de changer l'organisation, la décision finale revient à l'employeur. »

La prévention du risque d'exposition dépend largement de l'activité de l'entreprise. Depuis le scandale de l'amiante, la médecine du travail est particulièrement vigilante sur la question. D'autant que les professionnels de la santé au travail savent qu'ils peuvent être traduits devant les tribunaux en cas de manquement : en octobre 2007, un ancien médecin du travail de l'usine Ferodo-Valeo, dans le Calvados, a été mis en examen pour non-assistance à personne en danger et homicide et blessures involontaires, pour ne pas avoir informé les salariés des risques qu'ils encouraient.

Autre domaine d'activité de la médecine du travail : les risques psychosociaux. L'infirmière de santé au travail doit évaluer le risque, à base de questionnaires et d'indicateurs, pour éviter les situations de stress, de harcèlement moral, de burn-out... Là aussi, les actions à mener dépendent largement de l'activité de l'entreprise. Plusieurs établissements bancaires ont ainsi proposé à leurs infirmières d'assurer un soutien post-traumatique, pour venir en aide aux employés ayant assisté à un braquage.

Parmi les risques d'exposition, ceux liés au bruit sont de plus en plus souvent pris en compte par les services de santé au travail. Dans les centres d'appel, notamment, où les téléconseillers ont tendance à augmenter le volume de leur casque et à hausser la voix, ce qui active le cercle vicieux de la « spirale du bruit ». Les risques : à court terme, l'exposition à des chocs auditifs ; à long terme, une diminution sensible de l'audition.

Sur la ligne blanche

Autre sujet sensible : les stupéfiants. Le travail de prévention s'y révèle beaucoup plus délicat. Le sujet est encore tabou (les soignants eux-mêmes en parlent peu), les études épidémiologiques sont rares ou très localisées, les salariés craignant les conséquences de leurs révélations sur leur avenir professionnel (lire l'encadré p. 30). Pourtant, les dangers sont réels : polyconsommation très répandue, démocratisation de la cocaïne... L'addiction concerne tous les salariés, indépendamment du secteur professionnel, du statut ou de l'intégration au monde du travail. Les infirmières sont confrontées à deux phénomènes : la prise de stupéfiants juste avant le travail, apparentée au « dopage », et les retentissements sur le travail d'une consommation extraprofessionnelle. Dans les deux cas, la mission s'avère complexe, car aux éléments liés aux produits (degré de dépendance, modalités de consommation, etc.) s'ajoutent les facteurs individuels (vulnérabilité, résistance, etc.) et environnementaux (familiaux, sociaux...). Certains indicateurs permettent de suspecter une conduite addictive : un test à l'éblouissement supérieur à trente secondes (selon l'âge), une EFR perturbée... Il s'agit alors de susciter chez la personne en difficulté une prise de conscience, de « semer le doute chez le consommateur heureux », indique Isabelle Rouilleaux, infirmière à Melun et titulaire d'un DIU en tabacologie et toxicomanie. Mais pour montrer l'incidence de la consommation sans paraître intrusif ou « télécommandé » par la direction, il faut avoir eu le temps d'établir une relation de confiance et pouvoir se reposer sur un binôme médecin-infirmière efficace.

« Êtes-vous syndiqué ? »

Ce phénomène illustre, parmi d'autres, l'ambiguïté de la situation de l'infirmière : une double hiérarchie s'impose à elle, avec d'une part le médecin et, d'autre part, les dirigeants de l'entreprise. Détentrice d'informations sur la santé du salarié, l'infirmière peut, dans certaines entreprises, faire l'objet de pressions de la part des ressources humaines pour les dévoiler. « Contrairement à l'hôpital, où tous les soignants partagent le secret médical, en entreprise, nous sommes, avec les médecins du travail, les seules à détenir les informations médicales concernant les salariés. Il faut donc agir avec fermeté vis-à-vis des directeurs un peu trop curieux », insiste France Bouchet. Elle affirme ne jamais avoir, de son côté, rencontré de difficultés de cet ordre avec les ressources humaines. « Une bonne relation avec les DRH reste utile, nous en avons besoin pour aider les salariés les plus fragiles, en reclassement ou en longue maladie », ajoute-t-elle. « Il faut se forger une carapace, savoir dire non, ne pas se laisser manipuler, renchérit une autre infirmière. C'est d'autant plus difficile qu'on est souvent seules, et que le médecin n'appuie pas toujours l'infirmière. »

Marie-Christine Cabrera Limame, infirmière membre du Syndicat national des professionnels de santé au travail, est plus critique : « Nous subissons des pressions sur le secret professionnel. Cela peut être subtil, par exemple au cours de la pause-café : "Tiens, telle employée est prolongée : est-elle très déprimée ?" Dernièrement, c'est le directeur d'usine qui a ouvert les placards de l'infirmerie, dont celui contenant les dossiers médicaux ! Régulièrement, des collègues sont confrontées au problème de l'alcool, les directions et les RH voulant nous faire jouer un rôle de contrôle avec alcootest. Et on a refusé à des collègues des sujets de mémoire de Diust ou de licence, parce qu'elles auraient abordé des sujets jugés trop sensibles, comme les cancers professionnels ou le stress. »

De fait, le recrutement des professionnels de la santé au travail n'est pas laissé au hasard par les DRH. Ron l'Infirmier, blogueur et auteur d'un recueil de nouvelles, l'a constaté à ses dépens en postulant dans un groupe de presse : « Êtes-vous syndiqué ? Quelle est votre opinion sur les syndicalistes ? », lui a-t-on demandé lors d'un entretien d'embauche, à l'issue duquel sa candidature n'a pas été retenue.

L'ambiguïté du rôle de l'infirmière - soumise hiérarchiquement au directeur et déontologiquement au secret professionnel - s'exprime aussi parfois avec les syndicalistes. Ceux-ci peuvent se méfier d'elle, d'autres tenter d'obtenir des informations de sa part, toujours sur l'état de santé des salariés.

Neutralité hiérarchique

Dans le cadre d'un plan social, la situation est encore plus ambiguë. Elle-même menacée de licenciement, l'infirmière doit s'efforcer de répondre à la souffrance du salarié. Pas facile quand on est peu préparée, mal formée et souvent peu aidée par les dirigeants. « L'employeur ne souhaitait pas que je mette en place un soutien psychologique, confie sous couvert d'anonymat une infirmière dans un film présenté par le GIT lors de ses journées d'études. C'était avouer qu'il avait provoqué une souffrance. » L'infirmière ne peut pas davantage compter sur les « antennes emploi », soucieuses de faire du chiffre et assez indifférentes au sort des prétendus « irreclassables ». « Certains salariés viennent même voir le service de santé au travail aussitôt après avoir été reçus par l'antenne emploi », confie Nicole Jolimoy, infirmière de santé au travail à Toulouse. Dans l'entreprise, l'infirmière dispose de deux atouts précieux : elle est soumise au secret professionnel et bénéficie d'une neutralité hiérarchique. Mais pour véritablement gagner la confiance des salariés, elle doit s'impliquer sur le terrain, apparaître à leurs yeux comme un recours au quotidien, effectuer un vrai travail de fourmi.

Pluridisciplinarité

Dans les ateliers, sur les chaînes, lors d'opérations de sensibilisation, l'infirmière noue des contacts, via des discussions anodines, avant d'aborder les vrais problèmes. Elle repère les personnes en détresse, guette les signes révélateurs de troubles physiques (digestifs, cardio-vasculaires) et psychiques (repli sur soi, agressivité, etc.). Mais, comme le souligne Nicole Jolimoy, « personne ne peut travailler seul dans un tel climat ». Plus encore que d'ordinaire, la soignante doit s'impliquer dans un travail pluridisciplinaire avec le médecin ou l'assistante sociale, et requérir si possible les services d'un psychologue pour animer des groupes de parole avec les salariés.

L'humiliation du plan social, Monique Laborde l'a également vécue. Infirmière dans l'usine Danone d'Évry, elle apprend par la presse, en 2001, que le site va fermer. « Quand il y a un plan social, on voit bien que l'infirmière est une salariée comme une autre, puisqu'elle se fait licencier aussi ! » Pour elle, l'infirmière de santé au travail a trop souvent tendance à rester en retrait. « Elle doit signaler les postes à risques, témoigner de ce qu'elle voit, dans les médias si nécessaire ! Elle n'est pas une garde-chiourme, elle ne doit pas s'occuper de gérer l'absentéisme... Je crois que l'infirmière ne se fait manipuler que si elle le veut bien. »

Monique Laborde conseille même aux infirmières de se faire élire dans les CHSCT, pour que leur voix y soit entendue. En 2005, un an après son licenciement, elle raconte dans Dehors, les P'tits Lus (Flammarion) les conséquences humaines du plan social décidé par les dirigeants de Danone malgré les bénéfices réalisés par l'entreprise. Pendant le conflit, elle a réconforté et écouté les salariés, tout en gérant son propre stress causé par la perspective de perdre son emploi.

La délégation en question

Si les rapports avec les dirigeants de l'entreprise peuvent être délicats, ceux entretenus avec le médecin du travail sont, en général, privilégiés. Face à la pénurie de médecins du travail, la piste de la délégation de compétences est envisagée et plusieurs expérimentations ont été mises en place. Où et combien ? Officiellement, le ministère du Travail en reconnaît trois : à Lille, à Bordeaux et à Épinal. Mais dans les faits, beaucoup de services interentreprises, confrontés à la pénurie de médecins du travail, embauchent des infirmières, et la délégation de compétences s'effectue parfois de manière « sauvage », hors de tout cadre légal. En février 2008, le Conseil national de l'ordre des médecins a mis en garde contre ces délégations « de fait » : « Des tâches qui pourraient être accomplies par [les] infirmières ne sont pas encore définies, certaines les limitant à quelques actes, d'autres proposant de véritables consultations médicosociales. [...] Aucune délégation ne saurait avoir lieu en dehors [d'une] modification des textes. »

Dans le Nord-Pas-de-Calais, par exemple, plusieurs services de santé au travail ont mis en place leurs propres protocoles de délégation de tâches. Paul Frimat, professeur de médecine du travail à Lille, répertorie tous les protocoles instaurés dans la zone Nord-Pas-de-Calais-Picardie : « Nous voulons homogénéiser les pratiques et les valider scientifiquement. Cela pourrait ensuite servir de base à un protocole national ». À Lille, la seule expérimentation qui existe « officiellement » a permis de mettre en place une consultation infirmière, dans un service interentreprises. À terme, des services de ce type pourraient recruter des infirmières capables de faire des « deuxièmes visites médicales » pour les salariés adultes de moins de 50 ans. « Cela permettrait sûrement de pallier le manque de médecins du travail, relève une infirmière. Mais ce n'est pas une solution. Pour une infirmière, travailler en service interentreprises, loin des salariés, n'est pas très intéressant. »

Variations sur la formation

Les infirmières sont-elles prêtes à assumer de nouvelles tâches ? Dans la formation initiale, la sensibilisation à la santé au travail est faible : 80 heures sont consacrées à la santé publique, au sens large. Certains formateurs abordent la santé au travail, d'autres non. La formation la plus connue est le diplôme interuniversitaire de santé au travail (Diust)(2), mis en place en 1994 (dix semaines en alternance sur 14 mois). Frédérique Bégot, infirmière à l'Institut Pasteur, a exercé en entreprise avant de le passer : « Je pense qu'il vaut mieux travailler un peu en entreprise avant. La législation n'oblige pas l'employeur à recruter une infirmière titulaire du Diust, et de toute façon, la plupart des DRH ne connaissent pas ce diplôme. » Elle a ensuite obtenu la licence « santé-travail », par le biais de la validation des acquis de l'expérience (VAE), qui consacre un module à la consultation infirmière. « C'est grâce à ça que j'ai pu mettre en place une consultation infirmière à l'Institut Pasteur. C'est un entretien de vingt à vingt-cinq minutes, où l'on explique aux salariés quelles sont les tâches à accomplir, et les risques qu'elles impliquent. »

À la SNCF, les consultations infirmières mises en place correspondent aux spécialités de l'infirmière : tabacologie, alimentation, diabète... « Mais ces consultations n'ont aucun impact sur le déroulement de carrière de l'infirmière », reproche l'Unsa Cheminots. Quant au Diust, constatent des syndicalistes, il est rarement valorisé par la direction. « Le discours tenu par l'entreprise, c'est que le Diust ne sert pas. »

Et le LMD dans tout ça ? Si, comme s'y est engagée Roselyne Bachelot, les études paramédicales sont reconnues à bac + 3 dès la rentrée 2009, quel intérêt auront les infirmières à passer la licence santé- travail ? « Des modules de master ont été mis en place à Lille », relève Véronique Bacle, responsable pédagogique de la licence santé-travail.

Forte de 27 États membres, la Fohneu (Fédération des infirmières de santé au travail dans l'Union européenne) finalise actuellement un projet de master conçu dans le cadre du projet Leonardo(3). Les premiers étudiants seront accueillis à l'université de Sheffield en septembre 2008. À condition de parler anglais, de bénéficier d'une expérience d'au moins douze mois dans la santé au travail, d'avoir obtenu une licence ou de prouver son aptitude à suivre des études post-bac + 3. « La conformité aux directives européennes exige que les missions de santé au travail soient assurées par des professionnels qualifiés, note Julie Staun, présidente de la Fohneu. La fédération contribue à cette volonté d'harmoniser les pratiques. » Le master sera centré sur l'analyse, le management et la recherche. Il offrira la possibilité de cours théoriques, d'ateliers et d'un tutorat sur Internet afin de faciliter l'apprentissage des candidats issus de tous les pays membres.

Reste à savoir si les entreprises chercheront vraiment à recruter des infirmières « mastérisées »... « Les masters peuvent être utiles pour des postes d'encadrement et d'expertise », avance le Pr Frimat. Autre piste envisagée : faire de la santé au travail une spécialité reconnue, comme pour les Iade, les Ibode et les infirmières puéricultrices.

Adieu l'aptitude ?

Alors que les formations se multiplient, l'avenir de la profession est incertain. En février, le Conseil économique et social préconisait, dans un rapport, une réforme de grande ampleur (lire l'encadré p. 29). Il y a urgence : « Les trois quarts des médecins du travail ont plus de 50 ans, il y a de grandes disparités territoriales, des difficultés qualitatives, des problèmes de gouvernance et de financement », relève Christian Dellacherie, le rapporteur. Si l'avis ne fait qu'effleurer la question des infirmières, la réforme qui s'annonce bouleversera forcément leur rôle, au moins dans les services interentreprises. « Il faudrait sortir de ce système basé sur l'aptitude, propose Paul Frimat. L'accent doit être mis sur la prévention. On pourrait conserver la visite d'aptitude à l'embauche, mais la remplacer ensuite par un suivi de santé, avec un entretien annuel assuré soit par le médecin, soit par l'infirmière. » Embauchée dans un service interentreprises, l'infirmière sera moins « seule en brousse ». Mais gagnera-t-elle vraiment au change ? Dans un monde du travail régi par la loi de la jungle, c'est en se trouvant au sein même de l'entreprise que l'infirmière peut jouer un rôle social de premier plan.

1- Groupement des infirmières du travail. Internet : http://www.git-france.org. Mél : contact@git-france.org.

2- Contact : Mme Bigaignon-Cantineau (03 88 11 54 44).

3- Pour plus de renseignements : http://hohneu.uni-mb.si.

À retenir

> Selon leur employeur, les infirmières de santé au travail ont des statuts, des missions et des salaires très variables.

> Entre la direction, les salariés et les syndicats, leur position est souvent ambiguë. Elle l'est encore plus en cas de plan social.

> Seul le diplôme d'État est requis pour exercer, mais des formations comme le Diust sont utiles en entreprise.

> Face à la pénurie de médecins, les services interentreprises commencent à mettre en place des délégations de tâches, au profit des infirmières.

rôle infirmier

UN MÉTIER À PART

- Éloigné de l'univers infirmier français - centré sur l'hôpital et le curatif - et doté d'un ministère de tutelle « original » (le ministère du Travail) ainsi que d'un cadre législatif particulier, le métier d'infirmière de santé au travail demeure à part... au point d'être parfois ouvertement méprisé. Ses missions n'en sont pas moins riches et variées :

- Identifier et évaluer les risques professionnels et prévenir l'impact sur la santé (mise en place du recueil de données sur les risques et les dysfonctionnements ; analyse des accidents de travail et des maladies professionnelles).

- Favoriser la santé et le bien-être dans l'entreprise (adaptation de l'outil de production, influence sur les relations humaines au travail).

- Mener des actions en santé publique (mobilisation en cas de pandémies et de plans d'urgence, lutte contre les conduites addictives).

- Contribuer à l'application de la législation (améliorer la conformité de l'entreprise, assumer un rôle de conseiller).

débat

RÉFORMER, MAIS COMMENT ?

Inspection générale des affaires sociales (Igas), Conseil économique et social... les rapports successifs avertissent de l'urgence à réformer la médecine du travail, pensée pour la France de l'après-guerre et jamais révisée en profondeur. Ainsi, le Conseil économique et social, dans un avis présenté en février 2008, émet des doutes sur l'efficacité du système : « Alors qu'elle devait devenir une médecine de prévention, la médecine du travail est restée trop centrée sur une logique d'obligation réglementaire se référant à des individus et non à des populations de salariés, avec des pratiques essentiellement structurées autour des visites médicales d'aptitude. »

En bref, une logique de guichet se serait imposée, sans que la médecine du travail ne se soit donné les moyens de prévenir la dégradation de la santé des salariés affectés à des postes pénibles. Le Conseil propose de déconnecter le financement de la médecine du travail du nombre de visites effectuées par le médecin. Le rapport de l'Igas (octobre 2007), lui, propose même de supprimer la déclaration d'aptitude systématique, en la remplaçant par une attestation de visite médico-professionnelle de prévention en santé au travail, voire de revenir sur la visite d'aptitude à l'embauche.

Ces propositions ne vont pas assez loin pour le Syndicat national des professionnels de santé au travail, désireux de voir notamment les médecins et infirmières du travail bénéficier d'un statut protégé.

initiative

UNE CELLULE DE LUTTE CONTRE LES ADDICTIONS

En 1995, un homme ivre se noie dans sa voiture. Il était employé du port autonome de Dunkerque. La consommation de boissons alcoolisées sur le site est fréquente et d'autres salariés présentent des comportements à risque. Pour éviter qu'un tel drame se reproduise et lutter contre les méfaits de l'alcool, une cellule interne de 15 personnes est créée. Destinée à aider les salariés en difficulté et mener des actions de prévention sur les effets de l'alcool, Escapad réunit des salariés cooptés et volontaires dans différents secteurs de l'établissement, des malades alcooliques abstinents, une infirmière de santé au travail, un médecin et une conseillère sociale. Trois sous-groupes sont constitués : prévention, communication et aide. Depuis 2001, Escapad intervient plus largement sur toutes les conduites addictives (les membres du groupe ont suivi une formation sur les produits psychoactifs).

Finalement, même si la drogue véhicule beaucoup de tabous, la cellule, désormais moins étiquetée « anti-alcool », a bénéficié de cet élargissement, remarque Isabelle Duhoo, assistante sociale sur le port autonome. La réalisation des bulletins Escapad, envoyés au domicile de l'ensemble des salariés, favorise aussi les échanges avec les adolescents. Journées thématiques, forums et conférences permettent la confrontation avec des malades (qui interviennent pour la Ligue contre le cancer), ou avec des gendarmes expliquant les conséquences des conduites addictives. D'autre part, dans un contexte social difficile, l'entourage familial et professionnel est soutenu, et le rôle des malades abstinents est favorisé. Si les progrès sont palpables, l'initiative se heurte à la difficulté de nouer un « pacte » avec le consommateur, et à la peur d'être déclaré inapte. Dès lors, le médecin qui délivre l'aptitude ne doit pas être celui qui suit le salarié.

Bibliographie

> Dehors les P'tits Lus, chronique d'une usine sacrifiée, Monique Laborde et Anne Gintzburger, Flammarion, 2005.

> « Le téléphone pleure », in La Chambre d'Albert Camus et autres nouvelles, Ron l'Infirmier, éd. Privé, 2006.

> La Santé au travail, 1880-2006, Stéphane Buzzi, Paul-André Rosental et Jean-Claude Devinck, La Découverte, 2006.

> Le Guide de l'infirmière de santé au travail, Quick Médical Service, 2005.

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