L'hôpital de la dernière chance - L'Infirmière Magazine n° 238 du 01/05/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 238 du 01/05/2008

 

jordanie

Reportage

À Amman, à quelques centaines de kilomètres de l'Irak voisin, une équipe chirurgicale de Médecins sans frontières aide des civils victimes de la guerre à combattre le handicap.

Rien qu'en 2007, la guerre en Irak aura tué près de 23 000 personnes parmi la population civile (1). Quant aux blessés, ils se comptent par centaines de milliers. À quelques heures du conflit, en Jordanie, l'ONG Médecins sans frontières (MSF) a créé en août 2006 un programme de chirurgie reconstructrice pour soigner les blessés. Au fil des opérations, l'équipe médicale aide les patients à retrouver, autant que possible, une vie normale.

Confrontée à une violence omniprésente, MSF France a dû quitter l'Irak en 2003. Elle a trouvé refuge de l'autre côté de la frontière, sur les hauteurs d'Amman, au premier étage de l'hôpital du Croissant- Rouge jordanien. Depuis le lancement du programme, 360 patients venus d'Irak ont bénéficié d'une prise en charge chirurgicale. Maxillo-faciale dans la plupart des cas, mais aussi orthopédique ou plastique.

Dans les couloirs jaune pâle du service, les fauteuils roulants croisent les béquilles, et les discussions vont bon train. Dans les chambres, les uns se réveillent d'une anesthésie, les autres se reposent, passent le temps ou guettent les informations. Ali (2), 22 ans, n'a pas la chance de pouvoir sortir dans le jardin qui jouxte l'hôpital. Gravement brûlé dans l'explosion d'un bus, il n'a pas le droit de s'exposer au soleil. Il écoute de la musique sur son téléphone portable. Au fil des mois, il retrouve le sourire. Récemment, il s'est mis à danser, raconte Mera, l'assistante du chef de mission.

Douleur muette

Les patients évoquent une sécurité et une sérénité retrouvées. Conscients de leur « chance » relative, ils ne disent rien de la douleur. Cependant, ils ressentent très durement la séparation d'avec leurs proches. Djamila garde son téléphone près de son lit, pour être certaine de ne pas rater l'appel de ses enfants restés au pays.

Victimes de voitures piégées, d'explosions dans la rue ou d'attaques directes, les patients accueillis par MSF paient le prix de l'injustice. Ali, après l'attentat, a d'abord été laissé pour mort sur un lit d'hôpital. Au bout de six mois et de six opérations, son médecin l'a renvoyé chez lui, remettant sa survie « entre les mains de Dieu », raconte-t-il. Le programme MSF est pour beaucoup la solution de la dernière chance : les hôpitaux publics irakiens sont vidés de leur personnel qualifié, dénués de matériel et de médicaments, et démunis face au nombre des blessés. Les hôpitaux privés sont réservés aux plus aisés, la corruption règne en maître et seuls les soins de première urgence sont prodigués. Beaucoup de victimes sont renvoyées chez elles sans être soignées.

Réseau de l'ombre

En Irak, Médecins sans frontières peut compter sur un réseau de médecins locaux qui identifient les patients susceptibles d'être soignés à Amman et s'occupent des démarches administratives liées au transfert. Un travail de l'ombre : la discrétion est de mise pour ne pas risquer d'être arrêté, enlevé, voire assassiné. Passeport en poche, les patients arrivent à Amman aux frais de l'organisation humanitaire, qui finance le séjour à l'hôpital et leur assure une indemnité journalière. Pour les mineurs, l'ONG prend en charge l'accompagnement par un parent, dont la présence est indispensable pour autoriser les soins.

Réconfort

L'équipe médicale du programme comprend un peu moins d'une centaine de personnes, Irakiens, Jordaniens ou humanitaires étrangers. Fin 2007, un psychologue a rejoint la dizaine de médecins et chirurgiens de l'équipe pour soigner les traumatismes. Le programme ne fait « ni de l'urgence ni de l'esthétique », explique le docteur Nasr Abdallah, l'un des chirurgiens du service. Il s'agit de reconstruire muscles, tendons ou os, et de traiter les brûlures dans le seul but de permettre aux patients de sortir du handicap, ou de le compenser. Chacun subira en moyenne deux opérations pour retrouver l'usage d'une main ou pouvoir remarcher.

Le chirurgien commence sa journée par la visite des patients. Il faut changer les pansements, prévenir les complications. L'essentiel est de leur rendre « la vie plus facile, de leur montrer qu'ils sont pris en charge et qu'ils n'ont plus à s'en faire », résume-t-il. Le médecin quitte une des chambres avec quelques mots réconfortants, et en faisant mine de taper sur l'épaule en écharpe d'un patient, qui finit par éclater de rire. Puis c'est le bloc opératoire. Le Dr Nasr se prépare pour près de dix heures d'opération ce jour-là. Une chirurgie lourde qu'il avait l'habitude de réaliser en équipe en Irak. « Seul, c'est plus difficile et plus long », déplore-t-il.

Goutte d'eau

Au deuxième étage, c'est bientôt le départ pour Mariam. Elle essaie pour la première fois les prothèses qui lui permettront de remarcher. Toute l'équipe s'est réunie dans une petite salle, émue d'assister à ses premiers pas. La fillette de douze ans sait qu'elle va pouvoir rentrer, revoir ses amies, reprendre l'école. Elle a découvert sa vocation et veut devenir médecin.

Le contrat est le suivant : après les soins, les patients repartent en Irak. Certains d'entre eux, essentiellement les plus jeunes, reviendront dans quelques semaines ou plusieurs mois pour être opérés de nouveau. À la joie du retour se mêle parfois l'appréhension. Hashem avoue s'inquiéter pour sa famille et réfléchir à une solution pour fuir le conflit. Il voudrait juste « vivre en paix ».

À quand le retour ?

Cent cinquante personnes attendent désormais de pouvoir partir pour Amman. Le programme est « une goutte d'eau au vu du nombre de blessés, mais c'est ce que MSF peut faire avec les moyens dont elle dispose », note Valérie Barbize, responsable de la communication de la mission. Forte de son réseau en Irak, l'ONG continue d'aider à distance le personnel de santé et les patients. Elle organise, entre autres, des formations, un suivi psychologique et un apport de matériel et de médicaments aux hôpitaux. Quant à un retour de ses propres équipes en Irak, ce sera dès que possible. Le docteur Nasr, pourtant, s'attend à ne pas revoir son pays avant « trente ans, peut-être plus ». Car, selon lui, « le pire est encore à venir ».

1- Selon l'ONG britannique Iraq Body Count. Aucun chiffre officiel n'est encore disponible pour les blessés.

2- Les prénoms ont été modifiés.