« C'est leur corps qui parle » - L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008

 

Adolescents défavorisés

Questions à

Unique en son genre, la consultation créée par le Dr Dinah Vernant accueille des jeunes en crise sociale ou familiale. Dans son livre « L'Âge violent », elle dépeint une population dont la santé est trop souvent abordée sous un angle uniquement psychologique.

Dans quel but avez-vous mis en place cet Espace santé jeune ?

En créant un service de consultations gratuites pour personnes en grande précarité, je me suis rendu compte d'un besoin criant d'accès aux soins chez les moins de 25 ans. Jusqu'à l'âge de six ans, les jeunes bénéficient de la protection maternelle et infantile (PMI). À l'école primaire, le suivi tient encore un peu la route. Mais au collège, le système de prévention disparaît. L'hôpital pédiatrique s'arrête à quinze ans... on n'imagine pas un ado se présenter au service des enfants. Quant aux services pour adultes, ils ne sont pas organisés pour lui : l'ado ne passera pas des heures à attendre d'être reçu !

La circulaire de Simone Veil de 1993 sur l'accès aux soins des personnes démunies a complètement oublié les ados, considérant qu'ils bénéficiaient forcément d'une couverture sociale grâce à leurs parents. Toute une jeunesse n'a donc pas accès à la santé publique, et cela ne se voit pas car ils ne demandent rien. Ils sont oubliés... En France, à la différence des pays anglo-saxons, il n'existe pas de médecine de l'adolescence. Et quand on parle de santé des ados, on confond avec la santé mentale. Après m'être familiarisée avec cette nébuleuse qui s'occupe d'adolescents en difficulté, j'ai donc demandé à l'Assistance publique qu'on me confie une consultation qui soit un vrai « relais santé ».

Quelles conséquences ont les lacunes du suivi chez ces jeunes ?

Comme ils ne sont plus vaccinés et suivis normalement, on passe à côté de certaines pathologies. Ces jeunes n'ont pas d'éducation à la nutrition, à la santé. Ils mangent mal, consomment beaucoup de graisses et de sucre, manquent de fer et de vitamine D. Ils ont du mal à se concentrer, ne dorment pas et trouvent une automédication dans le cannabis.

Tout cela aura, à terme, des conséquences de santé publique chez les plus défavorisés. Selon les estimations, 900 000 jeunes seraient concernés.

D'autre part, alors que leur corps se transforme, ils sont dans des familles où la sexualité est taboue. Ils sont pourtant sollicités par un afflux d'images qui répondent de façon totalement inadaptée à leurs questionnements, et les bouleversent. Cela entraîne des troubles du comportement qui peuvent être résolus facilement si on sait répondre à leurs questions. C'est pourquoi nous pratiquons beaucoup de sexologie dans nos consultations. Le thème, c'est le corps d'abord : « Parle à mon corps, ma tête est malade. » Pour les problèmes plus spécifiquement psychiatriques, des psychiatres et des psychologues sont aussi rattachés au service.

Vous témoignez dans votre livre, « L'Âge violent » (1), d'échecs du système socio-éducatif...

Il y a des dysfonctionnements qui tiennent en partie au structurel, et beaucoup à la culture socio-éducative, au tout-psychosocial. Quand les ados « pètent les plombs », on les envoie systématiquement chez un psy. L'adulte s'interroge sur ce qu'il y a dans la tête du jeune, alors que chez l'adolescent, c'est le corps qui parle. Il est très difficile de faire comprendre aux travailleurs sociaux que les troubles du comportement sont une réponse à un questionnement de l'adolescent vécu dans son corps. Les infirmières scolaires ont des listes impressionnantes de noms d'enfants que les professeurs leur adressent, leur donnant comme consigne de prendre rendez-vous au centre médico-psychologique.

Je tiens à souligner que tous les jeunes qui passent chez nous, même ceux qui ont commis des délits, ont été des victimes au départ. J'ai rencontré récemment un gamin de 17 ans qui vit dans une chambre avec sa soeur et son père séropositif, dont il partage le lit. Le gamin pose des tas de questions. Il a été étiqueté « jeune à troubles du comportement ». On a résolu ses problèmes en le rassurant. Nous travaillons beaucoup avec des juges qui ont compris les enjeux de la santé chez les adolescents et qui nous les envoient pour faire un bilan systématique.

Vous concluez votre livre par dix propositions. Qu'en attendez-vous ?

Je voudrais que l'on comprenne qu'on fait fausse route en matière de santé des adolescents. C'est pour cela qu'il fallait un livre didactique, passant par le grand public, afin que l'expérience de ce service découle sur des propositions qui soient reprises par le gouvernement. Le chantier prioritaire, c'est un bilan de santé individuel à l'entrée du collège avec rappel des vaccins. Des consultations comme la nôtre devraient exister dans chaque grand hôpital, en s'inspirant du fonctionnement des centres de PMI.

1- Dinah Vernant, L'Âge violent : le corps en errance, Seuil, 2007.

Dinah Vernant Médecin praticien de l'AP-HP

De 1986 à 1995, elle a sillonné les terrains de guerre avec Médecins du monde, avant de diriger la division médicale de la cellule d'urgence du Quai d'Orsay auprès de Bernard Kouchner. Depuis 1995, elle a repris ses fonctions de médecin à l'Hôtel-Dieu de Paris, où elle a créé en 2000 un service de consultation pour adolescents en rupture.