La psychiatrie marche à l'ombre - L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008

 

le SMPR de Strasbourg-Elsau

24 heures avec

Situé au coeur de la maison d'arrêt de Strasbourg-Elsau, le service médico-psychologique régional (SMPR) écoute et traite les souffrances des détenus.

À droite, l'autoroute. À gauche, les tours d'une cité pas toujours tranquille. Entre les deux, une forteresse, un concentré de grilles, de murs, de fils barbelés et d'âmes brisées. Il est 7 heures du matin, bienvenue à la maison d'arrêt de Strasbourg-Elsau. Patrice, 28 ans, infirmier, salue déjà les surveillants. Il travaille depuis deux ans au Service médico-psychologique régional (SMPR)(1). Il vient tôt, ce matin, parce qu'il est en charge de la distribution des médicaments. Il partagera cette tâche avec deux autres infirmières, l'une du SMPR, comme lui, et l'autre de l'UCSA, l'Unité de consultations et de soins ambulatoires.

Ces deux structures sont implantées au centre de la prison. Schématiquement, l'UCSA soigne le corps quand le SMPR soigne la tête. Mais le second est plus développé, car, ici, c'est la tête qui est la plus vulnérable... « La prison est pathogène ! », constate le Dr Françoise Huck, qui dirige le SMPR. Cette psychiatre estime qu'« environ 60 % des détenus sont dépressifs, à peu près 30 % ont des problèmes d'addiction aux drogues ou à l'alcool, et entre 13 et 15 % sont psychotiques ». Ces problèmes précèdent souvent l'arrivée en prison ; mais, tout aussi souvent, la détention les accentue ou les provoque. « Elle élargit les failles », remarque Patrice. « Toi comme moi, si on était ici, je pense qu'on péterait un plomb... »

Il est 7h15. L'infirmier effectue sa tournée dans le bâtiment B. La prison est une succession de grilles actionnées de façon automatique par des surveillants que l'on voit installés au carrefour des coursives ou qui nous voient, par le biais de caméras, depuis un poste central. Il faut attendre qu'ils vous repèrent pour passer. Patrice fait une première halte au kiosque B4. Une mallette grise l'attend. Elle a été préparée la veille par les hôpitaux universitaires et contient des dizaines de petites boîtes, avec les noms des détenus. Il vérifie que leur contenu (essentiellement des antidépresseurs et des neuroleptiques) est conforme aux prescriptions, puis sillonne les coursives avec un surveillant.

Surpopulation

L'homme en bleu ouvre les cellules à sa demande : de 9 m2 chacune, elles sont conçues pour une personne, mais occupées par deux. On s'entasse à six dans les plus grandes. Dimensionnée pour 470 détenus, la maison d'arrêt en « accueille » actuellement quelque 730. « Quand on en avait 650, on pensait qu'à 700, ce serait la fin du monde », se souvient le Dr Huck.

La plupart des patients sont « responsabilisés » : Patrice se contente de lancer un bonjour et de déposer la boîte sur l'évier. Pour les autres, ceux pour lesquels il y a un risque (de ne pas prendre les cachets, de les stocker ou de les trafiquer), il attend que le patient avale le traitement devant lui. Un jeune homme râle en se levant : « Tous les matins, vous allez me réveiller ? » Ce schéma se reproduit pour le B1, le B5, le B2, le B3... L'ambiance est calme. Il n'y a que dans le quartier disciplinaire, « la prison de la prison », où c'est un peu agité : des détenus dialoguent en gueulant d'une cellule à l'autre.

Au total, Patrice se fait ouvrir une bonne centaine de cellules. La plupart des détenus répondent à peine à son bonjour. Quand des paroles s'échangent, c'est pendant une dizaine de secondes tout au plus. Un détenu demande de la pommade car il s'est blessé en jouant au football. Un autre, dans le quartier réservé aux affaires de moeurs, réclame l'isolement : « C'est mon droit, je ne veux pas montrer ce que je fais à l'autre, je ne veux pas me taper avec lui, c'est tout... » Patrice prend note, tout en rappelant que le mieux est de rédiger un courrier. En fin de parcours, il délivre des antidouleurs - « prescrits si besoin » - aux locataires d'une cellule de six : « Avant d'arriver chez le dentiste, il y a une file d'attente ! Et je comprends qu'ils aient mal à la tête, ici... »

Patrice arrive juste à temps pour la réunion de 9 heures. Une dizaine de personnes sont réunies autour du Dr Huck et d'Ingrid Ullmann, cadre de santé. Sont invités tous les membres du service qui travaillent ce jour-là, ainsi que ceux du centre de soins aux toxicomanes de la maison d'arrêt. L'équipe du SMPR se compose de quatre psychiatres, d'un interne en psychiatrie, de deux psychologues, de trois secrétaires, d'une assistante sociale, d'un éducateur spécialisé et d'une dizaine d'infirmières et infirmiers.

Du temps pour du sens

On fait le point sur les activités de la veille, les cas signalés, le programme de la journée. « Tout le monde est informé de ce qui se passe », souligne Ingrid. « Souvent, ces réunions n'existent plus, faute de temps. Ici, on n'a sans doute pas plus de temps qu'ailleurs, mais on l'utilise différemment. On discute avant de valider. Ça donne du sens à ce qu'on fait. » Dehors, quelques hommes marchent au pied de murs coiffés de fils barbelés. C'est l'heure de la promenade dans la cour du SMPR. Le service compte trois niveaux. En bas, onze cellules (dix individuelles et une double), où sont hébergées les personnes nécessitant les soins les plus attentifs, et qui peuvent venir de toutes les prisons alsaciennes. En haut, l'étage réservé aux activités thérapeutiques. Et au milieu, l'étage de la direction et des consultations, où a lieu la réunion.

À 10 heures, on repart « en détention » pour les visites d'entrée. Le SMPR rencontre chaque nouveau détenu une semaine après son arrivée. Aujourd'hui, il n'y a « que » six entretiens au programme. Et l'un des nouveaux a refusé l'entretien. « C'est son droit », précise Nicole, infirmière. « C'est un récidiviste, il nous connaît déjà... » Nicole fera trois visites, une collègue fera les deux autres. La rencontre a lieu dans une « salle de jour », près des cellules : c'est une pièce nue, avec un bureau mais parfois aucune chaise. S'y succèdent les trois détenus. Nicole leur présente le SMPR (« Nous dépendons du ministère de la Santé, pas de la Justice, on ne peut donc pas intervenir dans votre affaire ») et leur pose les questions de base : santé, situation familiale, raison de leur détention, etc. « Vous dormez bien ? » « Comme un bébé, franchement ! », répond le premier. Nicole tente de déceler ce qui se cache derrière les « tout va bien ». Quand elle parle de psychiatrie, il y a un blocage immédiat : « Pourquoi ? Je ne suis pas malade ! », s'étonne le troisième. Lequel lâche, évoquant son affaire : « Je ne suis pas impulsif... mais si on m'emmerde, ça change tout ! »

«Pas si dangereux»

« C'était tranquille », commente Nicole en regagnant le SMPR ; elle a noté « R. A. S. » sur les trois dossiers. Des hommes en rouge balaient les couloirs. Ce sont des places très prisées : en se faisant hommes de ménage, ces détenus gagnent à la fois des sous et des jours de liberté.

11 heures. Des prisonniers se rendent au SMPR pour avaler leur ration de méthadone. Une trentaine sont concernés par ce traitement de substitution. Mais lors de sa tournée matinale, Patrice a également distribué de nombreux cachets de Subutex (un traitement de substitution aux opiacés). « La situation est de plus en plus tendue, il y a de moins en moins de marge de manoeuvre », remarque Ingrid. Pourtant, avec les détenus, ça se passe plutôt bien : « C'est moins dangereux pour nous que pour les surveillants : le blanc passe mieux que le bleu ! » « Ça devient explosif mais je ne pense pas que les gens de mon service aient peur », renchérit le Dr Huck. Finalement, on est plus en sécurité en prison que dans bien d'autres endroits...

Confiance retrouvée

Midi, l'heure du déjeuner. Le personnel sort au restaurant ou au mess de la maison d'arrêt, ou se débrouille dans la petite cuisine du premier. Trois quarts d'heure de pause sont inclus dans les trois horaires des membres du service : de 7 heures à 15 heures, de 8 h 30 à 17 heures, et de 11 h à 18 h 45.

En salle d'activités, un atelier thérapeutique commence à 13 h 30. La pièce fait 250 m2, ce qui est immense à l'échelle d'une prison. La première fois, certains détenus y font des allers-retours, comme au cours d'une promenade... C'est un bric-à-brac de sculptures, de toiles, de peintures sur soie (la figure du Christ côtoie celle de Dora l'exploratrice). Sur une armoire, cette phrase : « Heureux les fêlés, car ils laissent passer la lumière. » L'artiste strasbourgeoise Véronique Boyer vient là chaque semaine depuis douze ans. Certes, il y a l'extraordinaire pesanteur de la prison, qui contrarie chacun de vos pas, oblige à « écrire trois lettres pour faire passer un tube de peinture », mais malgré tout, reconnaît la plasticienne, « par rapport à d'autres, on est gâtés... » Et les résultats sont là : « Des détenus partent d'ici avec un projet de reprise d'études. »

Véronique met de la musique, prête un livre de René Char. Des détenus sculptent des planches de bois, mais le plus important, c'est l'échange. « J'assiste à cet atelier depuis presque deux ans », assure avec une pointe de fierté un homme de 44 ans. « Au début, j'étais très mal, et ça m'a beaucoup aidé. J'ai repris confiance. Ici, je peux me confier. Entre détenus, on ne parle pas de nos problèmes. Là, je compense... J'ai de l'amitié pour elles. »

Soins sans blouse

Elles, ce sont Véronique, mais aussi Nathalie et Rachel, infirmières du SMPR. Des infirmières sans blouse, qui cachent bien leur jeu. « Parfois, on nous appelle "profs" !, s'amuse Rachel. Ils oublient que c'est un soin. » Ces activités (expression picturale, musique, yoga, cuisine, tchoukball, etc.) peuvent être des plaisirs mais elles ne sont pas choisies : elles sont prescrites par le SMPR.

16 heures. Les psychiatres, les psychologues et l'assistante sociale reçoivent des détenus. Chaque année, plus de 6 000 entretiens ont lieu au SMPR. Au même moment, des membres du personnel partagent thé et café dans la cuisine. L'occasion, encore, de parler boulot. « Les barreaux, ce n'est pas le plus important, assure Ingrid. L'important, c'est ce qu'on arrive à créer entre ces murs. »

Détenu ou patient ?

Le SMPR, renchérit le Dr Huck, est « un îlot de résistance », où l'on préfère encore la qualité aux chiffres. « Parfois », confie Rachel, « c'est à peine si on nous reproche de trop bichonner les détenus... » « On a affaire à un détenu ou à un patient ? », interroge Olivier, éducateur spécialisé. « On est toujours confrontés à cette question ». « Ce boulot, c'est une formidable école », plaide Nicole. « On est infirmier pour aider. Et s'il y a un milieu où les gens ont vraiment besoin d'aide, c'est en prison ! »

Nouvelle distribution de médicaments, à 17 heures. Tout doit être terminé pour 18 h 45 : alors, le service se vide. Dans la maison d'arrêt, il n'y a plus que de la détention, pure et dure. Jusqu'au retour, aux portes des cellules, de Patrice ou de l'une de ses collègues, le lendemain matin.

1- Le SMPR dépend de l'Établissement public de santé Alsace-Nord (EPSAN).