Prêts pour la coopération ? - L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008

 

professionnels de santé

Enquête

La répartition des tâches entre les médecins et les autres soignants pourrait prochainement connaître une profonde mutation. Certaines équipes qui ont mené des expériences, comme à Lille, sont déjà prêtes.

Partout en France, parce que la ressource médicale se fait rare dans certains domaines, parce qu'une confiance particulière a pu se tisser entre différents professionnels de santé ou parce qu'un besoin nouveau devait être satisfait, des coopérations se sont mises en place ici ou là, de manière plus ou moins formelle, entre médecins et infirmières, manipulateurs radio ou d'autres professionnels. Depuis les travaux du Pr Yvon Berland, président de l'Observatoire national des professions de santé (ONDPS), sur leur démographie, la piste de la coopération entre professionnels (autrefois appelée « transfert de compétences » ou « délégation de tâches ») fait l'objet d'expérimentations et d'études qui ont abouti, en avril dernier, à la présentation par la Haute Autorité de santé (HAS) d'une recommandation globale.

Nombre d'établissements n'ont pas attendu cela pour se lancer sur la piste de la coopération. C'est le cas dans l'unité des explorations fonctionnelles digestives (EFD) du centre hospitalier régional universitaire de Lille. Cette activité, coûteuse, plutôt mal rémunérée et assez rarement réalisée en ville, représente 1 000 examens par an environ au CHRU.

EFD déléguées

La démarche de l'unité est bien rodée : une infirmière réalise, depuis une quinzaine d'années, pratiquement toutes les explorations, ensuite interprétées par le médecin. Cette démarche a été retenue en 2006 dans le groupe des expérimentations suivies par l'ONDPS et la HAS. Infirmière dans le service des maladies digestives, Monique Chartier s'est vu proposer par le praticien de pratiquer certaines explorations à sa place. À charge pour lui de les interpréter et d'engager la prise en charge. « Les premières fois, raconte-t-elle, je faisais les explorations sous sa tutelle et petit à petit, je les ai faites seule. » Ce transfert informel d'actes techniques, basé sur une formation « sur le tas », a pu continuer avec l'arrivée d'un nouveau médecin.

Manométries oesophagiennes et ano-rectales, pH-métries à 24 heures, biofeedback, breath test... Monique Chartier réalise aujourd'hui l'essentiel des explorations du service selon des protocoles désormais éprouvés. Le gastro-entérologue valide l'indication de l'examen, vérifie sa qualité et en réalise l'interprétation en tenant compte du contexte clinique. De son côté, l'infirmière prépare le matériel, installe le patient, réalise l'examen et transmet le tracé au médecin. « Je note tout ce qui peut parasiter le tracé, souligne l'infirmière : si le patient a toussé, s'il a eu mal, si la sonde a bougé, ainsi que le contexte psychologique du patient. »

La dimension relationnelle inhérente, un peu paradoxalement, à la réalisation de cet acte technique lui a beaucoup plu comparé « aux endoscopies au bloc, où il n'y a pas d'échange avec les patients », observe-t-elle. « Les patients, en général, sont contents d'avoir un accueil personnalisé et le temps de s'installer, ajoute Maïté Vinnac, le cadre de l'unité. On prend aussi le temps de les écouter », ce qu'un médecin ne peut généralement pas se permettre, faute de temps. Et si la communication avec des pairs lui manque un peu, Monique Chartier n'en apprécie pas moins l'autonomie dont elle jouit et la confiance qui entoure sa collaboration avec le médecin, le Dr Quinton.

Gain de temps médical

Si la réalisation de ces actes dépasse ses compétences officielles, cela ne lui pose pas de problème : la manipulation n'est pas différente de la pose d'une sonde gastrique ou rectale, souligne l'infirmière. Et sur le plan de la sécurité, « le médecin est toujours là » dans le service, ajoute-t-elle. La question de la responsabilité a été bien sûr étudiée, souligne Éric Beaucourt, cadre supérieur du pôle.

Pour lui, en tout cas, si ces examens n'étaient pas réalisés par une infirmière, le service ne pourrait pas faire face à la demande, les délais de rendez-vous (trois semaines environ) seraient rallongés, et l'activité (le nombre de consultations a augmenté de 80 % entre 2001 et 2007) pourrait même être menacée. « Si Monique Chartier était absente longtemps, on serait en difficulté », remarque Maïté Vinnac, cadre de santé dans le service.

D'où le projet, développé par le service en 2004, de former d'autres infirmières à la réalisation de ces explorations. « Nous voulions faire reconnaître et valider la compétence acquise par Monique Chartier, dont tous les actes sont décrits en détail, mais aussi faire en sorte que le service devienne un pôle de référence sur son activité et un lieu de formation régional en EFD », note Éric Beaucourt.

Le plan de formation et l'évaluation étaient finalisés, et Monique Chartier devait être formatrice. Tout était prêt pour que la démarche lilloise s'intègre aux expérimentations suivies par l'ONDPS et la HAS. Mais elle n'a été retenue que pour la seconde vague d'expérimentations, de justesse, en 2006. Et avant de se pencher sur l'objectif de cette expérimentation (la validation ou l'invalidation de la réalisation par une infirmière d'EFD sans interprétation, et son impact sur l'activité et la productivité, à sécurité, qualité de soins et effectif médical constants), le représentant de la HAS a demandé que les compétences acquises par l'infirmière soient évaluées d'abord.

Validation

Une phase de cette évaluation a commencé au printemps 2007 sous la forme d'une vérification de soixante tracés issus d'examens réalisés en 2006 par Monique Chartier : pour chacun, une équipe rouennaise et l'équipe lilloise présentaient des résultats qui étaient ensuite comparés. Une validation des tracés dont la synthèse doit être rendue très prochainement.

Par ailleurs, les résultats d'un questionnaire distribué aux patients, dépouillés par la HAS, font apparaître une satisfaction quasi unanime sur l'information qui leur a été délivrée, sur le fait que ce soit une infirmière qui réalise l'examen, sur les explications données, le travail de l'infirmière, le rôle du médecin et la forme de leur collaboration, souligne Éric Beaucourt. Certains auraient préféré, semble-t-il, une présence médicale. Mais un praticien était présent dans le service, les patients avaient forcément consulté un médecin avant de subir l'examen, et c'est aussi un médecin qui posait, ensuite, un diagnostic... « Parallèlement, poursuit le cadre supérieur de santé, un sociologue du Centre national d'expertise hospitalière (CNEH), mandaté par la HAS, est venu réaliser une évaluation de l'expérimentation. » Il a souligné la qualité de la relation au patient, le temps disponible pour l'entrée dans un dialogue singulier, le temps d'écoute et la qualité du travail d'équipe, résume Éric Beaucourt.

La coopération « expérimentée » à Lille est en effet citée dans le rapport rendu par le CNEH sur la question en février 2008 (1), parmi un groupe d'autres démarches portant sur la délégation d'un acte technique à visée diagnostique (2). Il relève que dans les expérimentations de ce groupe, le partage des rôles est formalisé précisément, de même que le périmètre des responsabilités. Les relations entre les acteurs sont plutôt faciles, la formation se fait par compagnonnage, une organisation efficace soutient la dynamique opérationnelle...

Les auteurs du rapport observent également « un fort niveau de concordance entre les examens réalisés par les paramédicaux et ceux réalisés par les médecins ». Néanmoins, si la réalisation des EFD par des infirmières devait être validée en termes d'évolution du métier, « l'équilibre risque d'être difficile à maintenir entre polyvalence (et vision globale du patient) et spécialisation (et vision partielle), car l'exercice nécessite un niveau d'expertise qui doit s'entretenir ». Une vision d'équipe forte doit donc le soutenir.

Besoin d'un poste dédié

D'autre part, « la logique d'optimisation qui sous-tend cette délégation est clairement celle du temps médical », indique le rapport. Et en effet, dans les documents qui précisent la répartition des tâches pour chaque EFD, le temps épargné pour le médecin, clairement indiqué, varie entre trente et cinquante minutes par exploration... Au total, le gain de temps médical total dans l'équipe lilloise est évalué à 568 heures par an, note le CNEH, ce « qui requiert effectivement un poste d'IDE dédié. En l'absence de ce poste, dont le financement est toujours soumis à des incertitudes, l'unité serait contrainte de réduire ses capacités d'accueil ».

Le CNEH relève que la confiance entre les médecins et les personnels paramédicaux, qui légitime ce type de délégation, « ne peut être que contextuelle et interpersonnelle », ce qui exclut d'ouvrir sans conditions ces actes à tous les paramédicaux qui y seraient formés. « La généralisation, précisent les auteurs, doit admettre l'idée que l'implantation de la délégation des actes techniques doit rester à la main des médecins. »

Notion de mission

La recommandation émise en avril dernier par la HAS(3) sur la coopération entre les professionnels de santé est issue des observations tirées, entre autres, de l'ensemble des expérimentations suivies conjointement avec l'ONDPS. « Nous avons défini les freins qui empêchent de développer une nouvelle répartition des tâches entre professionnels de santé : la formation, le cadre juridique et le cadre économique, note Claude Maffioli, qui coordonne ces travaux avec le Pr Yvon Berland. Il faut avancer sur les trois sujets en même temps. Sinon, on restera comme aujourd'hui avec quelques expérimentations locales très ponctuelles. »

Sur le plan de la formation, la HAS propose d'appliquer le LMD (licence-master-doctorat) à la formation des professionnels, y compris les infirmières, en tenant compte des champs prioritaires de coopération, mais aussi de nouveaux référentiels de métiers et de compétences à construire.

« Cadre à rénover »

Les auteurs de la recommandation estiment qu'il faut « dépasser l'approche nécessairement restrictive d'une liste d'actes » délimitant les professions à partir d'une norme exclusivement médicale, pour passer à une définition des métiers par missions. En outre, ils préconisent de modifier les conditions de financement des actes et de rémunération des professionnels, en ville comme à l'hôpital, pour tenir compte des coopérations et les encourager. « Tout le cadre est à rénover, résume Claude Maffioli. Comme cela sera difficile et compliqué, plus tôt on pourra démarrer, mieux ce sera. On annonce une loi de santé publique à l'automne prochain, donc si les politiques veulent changer les choses, ils auront un outil pour le faire. »

1- L'Évaluation qualitative des expérimentations de coopération entre professionnels de santé, en ligne sur le site de la HAS (http://www.has-sante.fr).

2- Pour les infirmières, les expérimentions des autres groupes étudiés portent sur la délégation de pratiques thérapeutiques (en dialyse, en chimiothérapie) ou sur la prise en charge de patients suivis en hépatologie, en urologie ou en neuro-oncologie.

3- Lire notre numéro de mai, p. 16.

vrai/faux

LES LEÇONS DE L'EXPÉRIENCE

> Les coopérations menées aujourd'hui reposent largement sur la confiance interpersonnelle.

VRAI- L'analyse des témoignages des professionnels sur les coopérations (décembre 2007), notamment, souligne le caractère indispensable de cette confiance réciproque dans la réussite des coopérations.

> Les coopérations sont rentables pour l'établissement.

VRAI ET FAUX- « L'enseignement des expérimentations en cours ne permet pas de conclure sur la réalisation d'un gain objectif et significatif de productivité », indique le rapport Enjeux économiques des nouvelles formes de coopération (décembre 2007). Mais les recettes de l'établissement peuvent augmenter si le temps médical libéré est alloué à de nouvelles activités. Le coût unitaire de la prestation peut diminuer si elle est réalisée par un professionnel non médical, mais une augmentation de l'activité ou de la qualité des prestations est plus probable, précise le rapport.

> Désormais, les expérimentations menées sont devenues légales.

FAUX- Les équipes doivent faire la demande de la poursuite de leurs expérimentations auprès du ministère de la Santé.