Sans « care », pas de « cure » ! - L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 239 du 01/06/2008

 

Pensée

Éthique

Plaçant la dépendance et la vulnérabilité au coeur de la vie sociale, la philosophe Sandra Laugier attire l'attention sur le souci des autres dans le soin... et bien au-delà.

Prendre soin d'autrui, cela peut designer une façon d'agir, ou la raison de son travail... mais on peut y voir davantage : une notion éthique et politique, et un élément moteur de la vie en société. À l'initiative de l'Institut de formation des cadres de santé de Sainte-Anne à Paris, la philosophe Sandra Laugier (1) est intervenue devant un parterre d'infirmières et de cadres de santé, pour s'exprimer sur l'« éthique du care » (2), un courant de pensée dans lequels puisent également des psychologues, des sociologues, des économistes...

traduction, trahison ?

L'universitaire a rappelé que, dans notre vocabulaire, aucun équivalent n'existait pour définir le mot care dans toute son acception anglaise. « Si on le traduit par le soin (qui est une dimension importante du care), c'est insatisfaisant dans la mesure où le care relève à la fois de l'attention, d'une disposition, d'une attitude et d'une activité concrète. Je pense qu' "avoir le souci des autres" serait dans l'esprit la traduction la plus proche », souligne-t-elle.

origines féministes

Mise au jour, dans les années 1980, par les travaux de la psychologue américaine Carol Gilligan, l'attitude care qui, selon elle, doit irradier toutes les actions et activités humaines, s'est notamment développée en France dans le milieu paramédical et particulièrement dans le monde infirmier. Aux États-Unis, le concept a longtemps été porté par le seul mouvement féministe, qui souhaitait promouvoir l'éthique du care et critiquer une forme dominante de philosophie morale et politique, plutôt masculine, centrée sur l'égalité, l'impartialité et l'autonomie. « D'un point de vue philosophique, l'éthique du care est très novatrice puisqu'elle attire notre attention sur le particulier contre le général », souligne Sandra Laugier.

condition commune

Reconnaître le care, c'est reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont des traits de la condition de tous. Or, si l'on a une éthique fondée sur l'impartialité et un principe de justice aveugle, on oublie la préexistence de cette condition originelle. « C'est pour cela qu'il y a une éthique et une politique du care. La vulnérabilité est vue comme le point d'ancrage de la pensée morale et politique, et non pas comme une sorte d'accident ou de moment où cela ne va pas mais où tout finit par s'arranger », fait observer Sandra Laugier.

À l'hôpital, le care peut être visible ou invisible... et parfois absent. « En fait, le care tient de ce quelque chose dont on s'aperçoit quand il n'y en a pas. Mais quand il y en a, tout le monde trouve ça normal ! », note-t-elle.

perception soutenue

« Le rôle de la philosophie n'est pas de découvrir ce qui est caché mais de rendre visible ce qui est précisément visible. C'est-à-dire de faire apparaître ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu'à cause de cela, nous ne le percevons pas », remarquait Michel Foucault (3). L'émergence de la « care attitude » semble confirmer ces propos.

1- Professeur à l'université de Picardie Jules-Verne, où elle dirige l'école doctorale de sciences humaines et sociales, Sandra Laugier a codirigé l'ouvrage Le Souci des autres, éthique et politique du care, éd. EHESS, 2006.

2- Le 13 mai 2008, dans le cadre d'un cycle de conférences.

3- Dits et écrits, tome 1.

TÉMOIN

Véronique Allain : « Ce n'est pas seulement un concept »

« Je ne pense pas qu'il faille opérer une séparation entre le "cure" [soin] et le "care" [prendre soin]. À mon sens, ils se nourrissent l'un l'autre et le "care" porte le "cure" », estime Véronique Allain, cadre de santé au service de réanimation chirurgicale du CHU du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). « Il vaut mieux créer une synergie entre ces deux "pratiques". Je trouve parfois dommage aujourd'hui, alors que l'on souhaite faire émerger l'éthique du "care", qu'on l'appauvrisse en voulant le faire exister seul. Cette démarche risque d'aboutir à ce que le "care" reste un concept et qu'il peine à prendre toute sa place dans la pratique soignante. Pour ma part, le "care" est une dimension ancrée dans mon expérience professionnelle et mon exercice quotidien. En tant qu'infirmière, on a la conscience de l'autre, y compris dans sa vulnérabilité, jusqu'à l'ultime. L'acceptation de cet état du patient permet aussi de mieux appréhender sa propre vulnérabilité, ses limites professionnelles et personnelles. »