Des accros dans la blouse ? - L'Infirmière Magazine n° 240 du 01/07/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 240 du 01/07/2008

 

psychotropes

Enquête

Horaires à rallonge, stress, manque de lien dans l'équipe, mal-être... Profession à risque, les infirmières sont nombreuses à prendre des psychotropes. Face à l'addiction, comment mieux comprendre, mieux prévenir, mieux agir ?

«Nous avons un métier où les comprimés sont à disposition. Ils sont dans l'armoire du service, pas dans "l'armoire à stups", dont les interdits sont plus stricts, remarque Nathalie Depoire, infirmière à l'hôpital de Belfort-Montbéliard et membre du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Le métier peut favoriser l'épuisement professionnel, et parfois des troubles anxieux ou dépressifs. Une collègue qui voit que l'on va mal peut vous dire d'en prendre ! »

En France, une infirmière sur cinq prend chaque mois des somnifères ou des calmants, comme les benzodiazépines. Et en comptant les antidépresseurs, on se rapproche même de trois infirmières sur dix.... c'est en tout cas ce qu'indique l'étude Presst-Next, qui a sondé, de 2004 à 2006, les conditions de travail des soignants dans dix pays européens (1).

Pourquoi recourir à de tels produits ou à des drogues ? « Les "effets attractifs" des substances psychotropes sont de trois types », explique le Dr Alain Morel, secrétaire général de la Fédération française d'addictologie et directeur médical du centre Le Trait d'union (Boulogne-Billancourt). Ils sont la source des motivations à consommer. « Le premier type d'expériences recherchées est la quête de sensations psychocorporelles plaisantes, intenses ou inhabituelles. » On parle de « produits à potentiel hédonique ».

Troubles cognitifs

« La deuxième motivation concerne la socialisation, poursuit-il. Elle est présente dans tout usage en groupe d'un produit. » L'alcool et le cannabis, par exemple, peuvent répondre à ces deux buts. « Un troisième type d'effets recherchés vise le soulagement des tensions et des souffrances internes. Celles-ci peuvent être associées aux émotions suscitées par la relation à autrui ou par ses propres pensées. Elles peuvent aussi être produites par le stress au travail. Ce soulagement est davantage trouvé dans des médicaments destinés à cet effet, comme les benzodiazépines et les hypnotiques. Il peut l'être dans des médicaments détournés, comme des morphiniques, dans l'alcool ou d'autres drogues. »

Les effets potentiels des médicaments psychotropes sont rappelés par les fabricants sur les notices. « Ils entraînent des troubles de la concentration, de la vigilance et de la mémoire, décrit le Dr Sarah Coscas, médecin référent de la mission Fides de prévention des addictions pour les personnels de l'AP-HP (lire l'encadré p. 35) Des situations à risque peuvent survenir chez leurs consommateurs. Si les comprimés ne sont pas délivrés à la bonne personne, avec le bon dosage, les troubles cognitifs provoqués, notamment les oublis, peuvent être dramatiques. »

Le « profil » de la consommatrice ne dépend pas de ses horaires ou de son échelon hiérarchique. S'ils varient, les proportions ne bougent pas, indique l'étude Presst-Next. Une infirmière sur dix (10 %) prend des calmants et somnifères une ou deux fois par mois. Une sur dix en prend souvent (4 % trois à cinq fois par mois, 3 % deux à quatre fois par semaine, 3 % au moins cinq fois par semaine).

Ce recours est un peu plus élevé dans certains services. Les moins nombreuses à y prendre souvent ces médicaments sont les infirmières des blocs opératoires (elles ne sont que 5,5 %) et des services de chirurgie (8 %), où les patients dorment. En revanche, ce pourcentage passe à 12 % en oncologie, où des patients, souvent jeunes, luttent contre la maladie, et sont nombreux à décéder. Et il atteint 15 % dans les services de long séjour et de gériatrie, réputés difficiles.

Haute tension

« Stress et santé des soignants dépendent beaucoup de l'individualisme ambiant... du manque de communication, de rencontres et de paroles », insistent Olivier et Marie, infirmiers de secteur psychiatrique et webmestres du site Serpsy (2). « Le rythme de travail est devenu si dense que nous avons moins de temps pour des transmissions orales, déplore Nathalie Depoire. Elles sont morcelées par des interruptions : demande médicale, entrées de patients dans le service... La transmission est rognée. Quand l'infirmière rentre chez elle et croit pouvoir "décompresser", elle réalise souvent qu'une information sur un malade n'a pas pu être transmise à un collègue. »

Un faible effectif peut détériorer la qualité de ce travail d'équipe. « Cela empêche de prendre des jours pour se donner du répit. Aujourd'hui, les infirmières en repos de semaine, en RTT ou en congés annuels sont souvent "rappelées"... ce qui favorise l'épuisement professionnel. Au quotidien, toute parole d'un membre de l'équipe aura plus de chance d'être mal perçue. On parvient à un degré de tension que nous ne connaissions pas auparavant. Si l'équipe est solidaire, ses membres tiennent. Si elle ne peut plus l'être, leur communication devient vite épouvantable. Une infirmière peut prendre des médicaments pour "évacuer" les tensions que cela génère en elle. »

Du don de soi à l'usure

Ces témoignages sont confirmés par le croisement du score Presst de qualité du travail d'équipe avec la fréquence de la prise de psychotropes chez 3 447 infirmières. Les réponses à huit questions constituent ce score (3). Le pourcentage d'infirmières prenant souvent ces comprimés est de 7 % si le score de qualité du travail d'équipe est élevé. Il atteint 15 % des infirmières si ce score est faible.

La prevention gagne à prendre en compte les spécificités du soin. « Les infirmières, comme les autres professionnels de santé, constituent une population à risque », rappelle Rachel Bocher, psychiatre et présidente de l'Intersyndicat national des praticiens hospitaliers (INPH). L'infirmière peut être enthousiaste, mais vulnérable. « On ne devient pas soignant par hasard. Bien des gens envisagent ces métiers difficiles, mais n'osent pas persister. » Des motifs conscients et inconscients conduisent d'autres à vouloir « donner de soi », « être aidant ». « Ce n'est pas sans lien avec l'histoire, les blessures et souffrances de la personne, remarque-t-elle. Ce qui pousse à être un bon soignant participe aussi d'un phénomène de compensation et de rééquilibrage. Les facteurs de motivation et de vulnérabilité ne diffèrent pas tant. C'est pourquoi le don de soi est un facteur d'usure. »

Cette érosion cadre mal avec l'actuel culte de la performance. « On demande aux soignants de se sentir bien en permanence, note le Dr Bocher. Un bien-être physique et psychologique constant leur est réclamé. Le réel n'est pas ainsi. Pour ne pas montrer qu'ils connaissent des difficultés, ils prennent ces médicaments. »

Une piste de prévention réside au coeur de la pratique, dont l'enrichissement peut contribuer à l'équilibre personnel. « Au-delà du travail quotidien, les soignants doivent pouvoir se rencontrer hors de l'institution, à l'occasion de formations, de groupes de paroles, de rencontres professionnelles ou scientifiques, plaide Rachel Bocher. Ce sont souvent des personnes très motivées que l'on peut "relancer" ainsi quand elles rencontrent des difficultés. » Autre facteur de soutien, les loisirs : « Elles devraient avoir le temps de se livrer à des activités culturelles et sportives. Ce sont des facteurs d'équilibre. »

« La première aide que l'on peut apporter, par la médecine du travail, c'est un dépistage précoce d'une souffrance professionnelle, estime le Pr Antoine Flahault, directeur de l'École des hautes études en santé publique (EHESP), à Rennes. C'est l'incitation à recevoir une prise en charge adaptée. » Antoine Flahault insiste alors sur la nécessité d'un changement de poste pour écarter l'infirmière de « l'exposition aux facteurs qui ont favorisé l'apparition du trouble ».

Secret médical

Pour jouer son rôle, le médecin du travail a besoin de préserver une relation de confiance. « Son obligation de respect du secret professionnel reste absolue, y compris vis-à-vis d'une direction d'hôpital », rappelle Claude Gozlan, médecin du travail à l'hôpital Jean-Verdier (AP-HP). « Si mon directeur me demandait de mesurer l'alcoolémie d'un agent, je n'aurais pas à m'y soumettre, précise-t-il. Quand bien même j'évaluerais l'alcoolémie, quel que soit le résultat, je serais dans l'impossibilité déontologique de lui donner ces résultats. » Nul besoin d'ailleurs d'un médecin pour retirer un agent d'un poste de travail s'il n'est plus en état de remplir sa mission. « N'importe quel supérieur hiérarchique, rappelle-t-il, doit le faire en cas de risque. »

À titre privé, une personne présentant une difficulté liée à sa consommation de médicaments psychotropes peut en parler au médecin (généraliste ou spécialiste) qui les lui prescrit. Elle peut en consulter un si elle n'a pas de médecin traitant.

Pour une intervention précoce, il s'agit de rencontrer la bonne personne au bon moment. « Le produit peut devenir une habitude, précise Alain Morel. On franchit de nouveaux paliers sous l'effet d'événements de vie, pour revenir à un équilibre avant de connaître de nouveaux emballements. »

Auto-évaluation

Cela peut déboucher sur la dépendance. « Il faut intervenir le plus tôt possible pour aider la personne à auto-évaluer sa consommation et les risques qu'elle prend, pour qu'elle puisse se donner les moyens de contrôler ces risques, en fonction de ses choix. Plus une addiction évolue, plus il devient difficile de changer. Dès l'adolescence et tout au long de la vie, des occasions de réfléchir et de faire des choix devraient être proposées. » Mais cette forme de « prévention secondaire », l'intervention précoce, reste peu développée en France.

Quand le dérapage est très prononcé, la personne relève d'une aide spécialisée. « C'est le cas si elle perd le contrôle de sa consommation, laquelle devient envahissante et asservissante, observe Alain Morel. Elle relève aussi d'une unité d'addictologie, quand sa consommation occasionne des complications somatiques ou psychiatriques. » C'est le cas pour des troubles somatiques comme une cirrhose ou une neuropathie périphérique. Il en va de même pour une dépression ou des troubles anxiodépressifs, qu'ils soient la cause ou la conséquence d'une addiction. « Une personne qui conserve la possibilité de modifier son comportement ne relève pas forcément d'équipes spécialisées, ajoute-t-il, mais de conseils et d'accompagnement. C'est en revanche le cas de celle qui se sent débordée ou impuissante devant sa propre consommation. »

1- Sur Internet : http://www.presst-next.fr.

2- http://www.serpsy.org.

3- Ce score est fondé sur huit questions et thèmes : satisfaction de l'utilisation des compétences, du soutien psychologique, de la qualité des soins et des perspectives professionnelles ; fréquence des informations tardives, des ordres contradictoires, des tâches ne correspondant pas à la qualification ; possibilités de discuter des questions professionnelles.

initiative

LA PRÉVENTION À L'AP-HP

En novembre 2006, l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a mis en place une mission, baptisée Fides, pour prévenir et prendre en charge les addictions au sein du personnel. En ligne de mire : l'alcool, les produits illicites comme le cannabis et la cocaïne, et l'usage hors prescription des médicaments. Dans les hôpitaux dépendant de l'AP-HP, son action est relayée par des groupes locaux « Prévention et prise en charge des addictions », qu'elle contribue à mettre en place.

Depuis sa création, ses tâches ont été les suivantes :

- lancer une politique institutionnelle de prévention, de gestion des risques et d'accompagnement des employés en difficulté avec un produit ;

- élaborer un plan de formation pour les professionnels concernés (médecins du travail, assistants sociaux, chargés de ressources humaines, psychologues du travail, « médecins de contrôle »...) et pour les groupes locaux ;

- co-élaborer une plaquette sur les consultations d'addictologie à l'AP-HP ;

- rédiger une charte et des recommandations pour les hôpitaux ;

- réfléchir, avec la collégiale d'addictologie de l'AP-HP, à une meilleure prise en charge des employés en difficulté.

Les groupes locaux sont chargés, eux :

- de réunir un comité de pilotage local (direction des ressources humaines, médecin du travail, addictologues, assistants sociaux du personnel, représentants des personnels au CHSCT...) ;

- d'initier une démarche locale de prévention ;

- de rédiger les procédures de conduites à tenir face aux situations de crise, et les faire valider par le CHSCT.