Trop tard pour le cuistot ? - L'Infirmière Magazine n° 240 du 01/07/2008 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 240 du 01/07/2008

 

Vous

Vécu

Dimanche 21 juin : depuis un mois, je suis diplômé. Et depuis une semaine, je m'occupe de l'infirmerie du club. Il y a quinze jours, je suis allé proposer mes services à une boîte d'intérim, afin de calmer mon banquier au bord de la crise de nerfs. Le sergent recruteur a vu tout de suite à qui il avait affaire ; en percevant l'Indiana Jones qui sommeille en moi, il a su m'envoyer outre-mer, très loin du CHU qui commençait à provoquer chez moi un début d'overdose...

coup de chaud

Avec mon diplôme tout neuf, je donne donc les premiers soins aux ouvriers d'un chantier, à 2 000 kilomètres de chez moi. Expatriés eux aussi, ils ont fui le chômage encore plus vite que je n'ai fui l'hôpital et se retrouvent, pour leur part, à 2 500 kilomètres de chez eux (beaucoup viennent du Nord-Pas-de-Calais, juste en dessous du cercle polaire arctique...).

Nous sommes d'accord, côté dépaysement je ne suis pas déçu, mais le souffle de l'aventure dépasse quand même les 40° C en journée... Mes compatriotes, habitués aux embruns de la mer du Nord, y laissent d'ailleurs quelques plumes. En deux jours, je suis passé maître dans l'art de soigner les coups de chaleur et les débuts d'insolation.

frigo k. o.

Question temps libre, il faut un peu d'imagination pour occuper nos longues soirées d'été... Certes, nous avons un espace loisirs appréciable ; le Sahara (quinze fois la France) est le plus grand bac à sable de la planète. Mais avant de batifoler dedans, attention : en jouant avec ses petits camarades, on a vite fait de ramener une vipère à cornes dans son seau en plastique... Bref, l'endroit est d'une gaieté folle.

Dans ce contexte, le cuisinier a une responsabilité écrasante ; la gastronomie est en effet une aide précieuse pour soutenir le moral des classes laborieuses. Mais aujourd'hui, cet antidote aux soulèvements populaires a du plomb dans l'aile ; le frigo de la cuisine (tout neuf) vient d'imploser, après deux semaines de bons et loyaux services. Le surmenage, sans doute... Dans une ambiance un peu morose, Bocuse et son marmiton remplissent les plateaux des gars, affamés.

lanceur d'assiette

L'un d'entre eux, sensible de la truffe, renifle les sardines qui ont manifestement pris un coup de chaud ; en coma dépassé, elles finissent leur carrière en se répandant sur des assiettes de carottes râpées. Pris d'un doute, il joue à la ménagère de moins de 50 ans et se renseigne sur la fraîcheur des produits.

« Elles sentent le renard, tes sardines ; elles ont passé la nuit dans ton slip, ou quoi ?

- Écoute, je suis pas responsable du matériel... c'est pas de ma faute si le frigo a grillé... »

Cet argument irrite notre ami. N'ayant pas les coordonnées de 60 millions de consommateurs, il renvoie alors la marchandise afin de manifester son désaccord ; il balance l'assiette à la figure du cuistot. Pour le coup, les sardines atterrissent sur le carrelage, un peu moins chaud que l'air ambiant ; ce contact rafraîchissant semble leur donner une seconde jeunesse... Par contre, ce n'est pas le cas du cuisinier ; malgré l'application de carottes râpées sur son épiderme, il devient tout blanc. Un ange passe.

Le lanceur d'assiette sort en claquant la porte. Bocuse, fort contrarié, délègue au commis le soin de distribuer les sardines restantes et se réfugie dans l'arrière-boutique. On entendrait une mouche voler. En fait, je dis une connerie car les mouches sont tellement nombreuses qu'on les entend en permanence.

Bref, après deux-trois minutes de flottement, la vie reprend son cours. Au moment où j'attaque mon baba au rhum (dans un état de liquéfaction avancé), Ahmed, le marmiton, vient me tirer par la manche. « Viens voir, s'il te plaît ; le chef est pas très en forme... »

coeur fragile

Effectivement, notre ami cuisinier, allongé près de son défunt frigo, grimace bizarrement. Je m'enquiers du problème : « Eh bien, Gérard ; t'es contrarié à ce point-là ? » Le pauvre homme se tient la poitrine, manifestement angoissé. « J'ai mal au coeur... ça me tire dans le bras...»

Brusquement, je prends conscience que l'on peut souffrir d'autre chose que d'insolation ; mes cours de cardio me sautent à la figure.

« Dis-moi, t'as déjà eu des problèmes cardiaques ?

- Un début d'infarctus, il y a cinq ans. »

Bingo. Le premier toubib est à cent kilomètres d'ici... Afin de prévenir d'éventuels troubles respiratoires, j'évacue Gérard dans la salle de jeux, la seule pièce équipée d'un ventilateur. Grâce à cette assistance ventilatoire (l'unique dont je dispose), il ne fait que 34° C. Mais pas de quoi sortir les moufles...

Très vite, je prends la mesure du problème ; notre ami risque d'avoir le même destin que son frigo... Après l'avoir installé du mieux possible, je file téléphoner à l'assistance médicale ; le temps d'avoir la bonne personne, je fais la navette entre la standardiste (charmante) et Gérard (fatigué). Au quatrième voyage, je sens bien qu'il faut faire quelque chose ; discrètement, je passe en revue ma pharmacie : aspirine, paracétamol, Clamoxyl... plus les tubes de pommade. C'est tout !

miss monde arrive !

Je déniche quand même une boîte de Valium qui faisait de la résistance, cachée sous une compresse. Je l'emporte avec l'aspirine. Gérard transpire à grosses gouttes ; les cinq ou six personnes alentour m'interrogent du regard. À la guerre comme à la guerre, je soigne donc cet infarctus en administrant de l'aspirine et du Valium. Puis je retourne au téléphone, et je tombe sur un docteur.

Finalement, j'ai de la chance dans mon malheur. J'apprends qu'une équipe médicale est à seulement 200 kilomètres d'ici ; un compatriote a eu l'idée saugrenue de piquer un roupillon dans le bac à sable et a croisé une vipère qui partait faire ses courses. Le temps que l'hélico arrive, la sieste était devenue définitive.

J'annonce la bonne nouvelle à l'assemblée, ce qui allège un peu l'atmosphère. Pendant que, dans ma tête, je fais brûler un cierge à la mémoire de ce dormeur si inspiré, Gérard pique du nez. J'ai peut-être un peu forcé sur le Valium...

Son état reste cependant stable ; après deux heures d'attente, l'hélicoptère arrive, enfin. La température est descendue à 33° C et j'ai vieilli de dix ans. Comme fait exprès, tout le chantier est au spectacle ; c'est dimanche et les gars sont ravis d'avoir une attraction durant leur jour de repos. Ils en ont pour leur argent, d'ailleurs, car si le médecin est peu ovationné, ce n'est pas le cas de l'infirmière ; ma collègue descend de l'hélico et attire immédiatement la sympathie. Malgré la poussière, elle semble sortir de chez le toiletteur, ce qui met sa plastique particulièrement en valeur. Ses 85-70-90 (made in France) déclenchent une vague de patriotisme dans le public. La nostalgie de la mère patrie est palpable.

souffle de l'aventure

Cela dit, je ne trouve pas très malin d'avoir envoyé Miss Monde dans un endroit aussi chargé en testostérone ; vu l'engouement général, je crains d'autres accidents cardiaques... Pendant que les gars, en transe, roulent des yeux de loup à la Tex Avery, j'accueille les secours en dépliant le tapis rouge. Le toubib tire de suite un électro et le commente, un peu à l'écart. « Effectivement, y'a une couille dans le pâté, vieux ; heureusement qu'on était pas très loin ! »

Afin de travailler à l'aise, ils déballent leurs caisses à outils ; en voyant ma pharmacie de gros naze, je réalise que nous n'avons pas le même fournisseur... Puis les événements se précipitent : perfusions, seringue électrique, oxygène... Une demi-heure plus tard, ils sont déjà prêts à repartir. Gérard s'envole avec Miss Univers et le calme revient brutalement.

Je me sens tout bête. Je range les médicaments donnés par le toubib, pris de pitié à la vue de mon dénuement, et je vais m'aérer. Le souffle de l'aventure, avec ses 38° C, me tombe sur les épaules. Il me semble avoir déjà ressenti la même impression ; j'avais dix ans, j'étais assis au volant de la voiture paternelle, trop vexé de ne pouvoir la conduire. Y'a des jours, comme ça...

poésie farouche

Quelques heures plus tard, il règne toujours un certain flottement au niveau de l'humeur générale. Afin de lutter contre la sinistrose, tout le monde se retrouve au bar après avoir quitté son bleu de travail. Bientôt, la soirée pyjama bat son plein ; le fil conducteur gravite autour des modifications de l'état de conscience induites par l'absorption de houblon. En fait, les gars se déchirent la gueule à la Kronenbourg. Émus par le sort du cuisinier, mais plus encore par l'apparition de la bimbo, ils pillent allégrement le stock de bière disponible...

Je quitte cet endroit qui me rappelle un peu trop les soirées à thème de mon service militaire. Mais dehors, l'ambiance est contrastée... Je reconnais le lanceur d'assiettes en plein dialogue avec un palmier-dattier ; il marque son territoire en évacuant le trop-plein de sa vessie. Un de ses camarades vient torpiller son titre de propriété en vomissant sur ses baskets. Le clair de lune souligne l'intensité de l'action ; la scène, baroque et grandiose, est empreinte d'une poésie farouche. La voie lactée embrase le crépuscule...

Le lendemain, j'ai la gueule de bois et je réfléchis à mon avenir ; finalement, ça doit être cool de bosser dans un hôpital avec des docteurs, des collègues et tout plein de matériel dedans... Allez, c'est décidé ; quand je serai grand, je ferai infirmier !